Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

 

Merci pour l’envoi des notes de lecture de A Oui. Ce que vous dites à propos des mots seuls et perdus serait à rapprocher d’un extrait du Degré Zéro de l’Ecriture de Barthes. « Le mot éclate au-dessus d’une ligne de rapports évidés (…). La densité du mot s’élève hors d’un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme « une fureur et un mystère ». (…) Ces mots-objets sans liaison, parés de toute la violence de leur éclatement, dont la vibration purement mécanique touche étrangement le mot suivant mais s’éteint aussitôt, ces mots poétiques excluent les hommes, (…) ce discours debout est un discours plein de terreur, c’est-à-dire qu’il met l’homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature : le ciel, l’enfance, la folie, la matière… ».

 

Ce que vous dites aussi à propos des effets de résonnance qui résultent de l’ascèse lexicale de mon style me semble exact. Malgré tout, la forme rythmique que j’essaie d’inventer à l’intérieur de A Oui n’est pas musicale, elle serait plutôt sculpturale ou encore calligraphique. Chaque phrase affirme un rythme particulier du silence. Chaque phrase affirme une manière particulière de sculpter le silence, une manière particulière de sculpter un rythme de silence.

 

Pour éviter un malentendu  au sujet de Diderot. Je n’ai aucune affinité avec la philosophie des Lumières. Montesquieu, Voltaire ou Rousseau ne m’intéressent pas. C’est seulement Diderot qui me passionne. Je n’éprouve en effet aucun attrait pour la lumière de la raison. Ce qui me plait chez Diderot, c’est plutôt une forme de clarté aveugle, la clarté aveugle provoquée par le feu de la conversation.

 

 

 

Pour Mc Luhan, l’imprimerie est ce qui a produit la visualisation du langage. Selon Mc Luhan avant l’imprimerie, le langage n’était pas vu, il était seulement lu, le langage était lu sans être vu. A partir de l’imprimerie le langage est à la fois lu et vu. Mc Luhan insiste sans cesse sur la relation entre l’alphabet (l’alphabet imprimé) et le sens de la vue. L’univers de  l’alphabet imprimé privilégie systématiquement le sens de la vue. « L’exemple du monde grec démontre qu’un peuple qui n‘a pas assimilé la technologie de l’alphabet ne s’intéresse pas aux apparences visuelles. » L’univers alphabétique amoindrit ainsi les relations entre les cinq sens, il amoindrit les connivences entre les cinq sens. Pour Mc Luhan, l‘imprimerie change le langage en spectacle et même en panorama, en panorama quasi cinématographique. « La typographie peut être comparé au cinéma. (…) Le lecteur fait défiler les lettres devant ses yeux  à une vitesse qui lui permet de suivre le déroulement de la pensée de l’auteur. »

 

Roland Barthes a écrit dans L’Obvie et l’Obtus deux textes élégants à propos des lettres : L’Esprit de la Lettre et Erté. Il y a dans ces textes de nombreuses remarques intéressantes, celle-ci par exemple : « L’écriture est faite de lettres. Soit. Mais de quoi sont faites les lettres ? » Les lettres seraient formées de gestes, de gestes de sensation. Ou encore les lettres seraient formées de schèmes, de schèmes de sensation, de schémas de sensation, et qui sait de schèmes d’imagination (pour reprendre un concept de La Critique de la Faculté de Juger de Kant). Barthes le dit très bien. Les lettres seraient peut-être les schèmes mêmes de la pensée ou encore les schèmes de la pulsion métaphorique « La lettre tue et l’esprit vivifie, ce serait simple s’il n‘y avait précisément un esprit de la lettre qui vivifie la lettre : ou encore si l’extrême symbole ne se trouvait être la lettre elle-même. » Ainsi selon Barthes, la lettre est symbolique et le symbole littéral.

 

Barthes note encore ceci « Tel est le pouvoir de l’alphabet : retrouver une sorte d’état naturel de la lettre. Car la lettre si elle est seule est innocente : la faute, les fautes commencent lorsqu’on aligne les lettres pour en faire des mots. » Les mots alignent les lettres à travers l’angoisse du on, à travers l’angoisse distraite du on, à travers l’angoisse distraite de l’anonymat.

 

 

«  L’écriture est une pratique effrayante dès que l’alphabet n’a plus peur d’être une image ridicule. » « Il était fier de vivre seul avec sa voix qui agonisait au contact d’une foule de lettres ridicules. »

Il y aurait ainsi un aspect dérisoire de l’alphabet. L’alphabet révèlerait une constellation de dérision, une structure cosmique de la dérision. L’alphabet serait l’image dérisoire du cosmos. Il y a pour vous à la fois une gloire et une dérision de l’alphabet. Pour vous la gloire de l’alphabet est aussi flagrante que sa dérision. L’alphabet sait tout et en même temps, cette omniscience de l’alphabet ne nous apprend rien, elle est équivalente à une bêtise enfantine, à un non-savoir puéril. « Son enfance détournait l’écriture des adultes vers un alphabet omniscient. » Votre écriture révélerait ainsi le détournement enfantin de l’alphabet, la séduction enfantine de l’alphabet. (Malgré votre réticence à propos de cette idée, j’insiste : séduire étymologiquement veut dire détourner de son chemin).

 

« Les mots sont moins drôles que les lettres parce que nous devons respecter l’orthographe. »

Il y aurait une sorte de rire secret qui parcourt votre écriture comme un frisson, un frisson d’absurdité, un rire secret semblable à une ébullition de dessins, à une ébullition de lettres dessinées, l‘ébullition bizarre d’un burlesque invisible.

 

Selon Chesterton, le Christ lui-même était ainsi doté d’une sorte de rire secret. C’est comme si selon Chesterton, l’existence du Christ avec ses douleurs, ses colères et sa charité avait été une manière de sauvegarder intacte la forme prodigieusement paradoxale de son rire. « Je le dis avec respect : il y avait en cette personnalité incomparable un rien de timidité, appelons-la ainsi. Il y a quelque chose qu’il a caché quand il est monté sur la montagne pour prier. Il y a quelque chose qu’il couvrit toujours d’un silence abrupt ou d’un isolement impétueux. Il y avait une chose trop grande pour que Dieu pût nous la montrer quand il marchait sur notre terre, j’ai parfois imaginé que c’était son rire. » Chesterton

 

« Les dieux lui adressaient une prière dès qu’il commença à rire de sa foi. »

De même la tentation absurde de votre écriture serait peut-être d’essayer de rire de la foi avec les lettres afin que les nombres divins vous adressent des prières.

 

« Le rôle du rire consiste à ne pas prendre au sérieux ce qui est susceptible de nous divertir. »

Le jeu du rire est de détruire en même temps  la croyance religieuse et le divertissement (au sens de Pascal). Le jeu du rire est de détruire à la fois la croyance religieuse sans divertissement, le divertissement sans croyance religieuse, la croyance religieuse en tant que divertissement et le divertissement en tant que croyance religieuse. Le jeu du rire est ainsi de révéler le hasard de la tragédie, l’insouciance de la tragédie, le hasard d’insouciance de la tragédie. « L’écriture est une activité sérieuse si elle révèle un alphabet qui joue avec notre enfance. » Quand l’alphabet joue avec notre enfance, l’écriture révèle le geste d’insouciance de la tragédie. Quand le feu d’irresponsabilité de l’alphabet joue avec la main de hasard de notre enfance, l’écriture révèle le geste d’insouciance de la tragédie.

 

« Le feu précède les hommes puisque l’invention du rire devança celle de l’alphabet. »    Ainsi de même c’est comme si l’alphabet de l’électricité révélait la forme d’un rire du feu, la forme d’un rire du feu antérieur à la préhistoire elle-même. « exister consiste à être foudroyé par des lettres et des nombres qui révèlent l’antériorité d’un alphabet électrique sur une écriture préhistorique. » L’alphabet de l’électricité révélerait le rire de feu du vide, le rire de feu du vide antérieur aux hommes, antérieur aux différentes espèces animales et antérieur à la matière même du monde, rire de feu du vide qui précisément provoquerait l’apparition de la matière par ses métamorphoses mêmes.

 

 

« Les lettres courent les unes après les autres afin que l’immobilité s’échappe de notre pensée. »

Il y a pour vous une course des lettres. Le discours de l’homme ne serait qu’une façon de réitérer cette course des lettres. C’est comme si pour vous à la fois, les lettres tournaient autour du monde et le monde tournait autour des lettres. Ou encore comme si chaque lettre révélait une manière de tourner du monde, comme si chaque lettre révélait une tournure particulière du monde. Cette course des lettres serait peut-être aussi comparable à ce que les aborigènes d’Australie appellent les pistes de chant. Cette invention d’une piste de chant par les aborigènes est rigoureusement l’inverse de notre idée occidentale de route. En effet selon les aborigènes pour aller par exemple d’un point à un autre dans le désert, chacun doit inventer son propre chemin, chacun doit inventer sa propre voie qui apparait semblable à la trajectoire de sa voix. Les aborigènes cheminent en chantant, il n’y a pour eux aucune différence entre le chant et le chemin, le chant révèle la forme même du chemin. Et utiliser la piste de chant d’un autre homme reste pour eux tabou. (Ainsi un homme n’a pas le droit d’utiliser la piste de chant d’un autre homme, voyager sur la piste de chant d’un autre homme est pour eux un délit, quelque chose de semblable au geste de voler ou de tuer une âme). C’est pourquoi ces pistes de chant ne peuvent être partagées que grâce à des procédures rituelles extrêmement subtiles. Ainsi chaque lettre dessinerait une piste de chant particulière du monde, une voie de voix particulière du monde. Chaque lettre serait une piste de chant antérieure à l’humanité même, que nous suivons et que nous oublions en même temps quand nous bondissons d’une lettre à une autre, geste de suivre et d’oublier chaque lettre qui ressemble à la fois à un hommage et à une trahison. (Selon un physicien dont j’ai oublié le nom, la piste de chant serait peut-être aussi une excellente métaphore pour évoquer le mouvement quantique des électrons.)

 

« Les lettres sont des traces qui nous suivent lorsqu’elles perdent la piste de la parole. »

Ou encore les lettres apparaissent comme les pistes de chant du vide à l’instant où nous oublions la parole, à l’instant où nous jouons à perdre les traces de la parole, à l’instant où nous jouons à oublier les traces de la parole.

 

« Il faisait vingt-six tours sur lui-même pour se retourner sur son passé d’analphabète. »

Ainsi les lettres seraient aussi les tournures du vide, les tournures du zéro que j’évoquais dans ma première correspondance. Chaque lettre dessinerait la trajectoire d’une tournure du vide, chaque lettre inscrirait la trajectoire d’une tournure du vide, la piste de chant d’une tournure du vide. Chaque lettre dessinerait la voie de voix d’une tournure du vide, la piste de chant d’une tournure du vide en deçà même de la parole.

 

« Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix. »

J’aime beaucoup la simplicité intense de cette phrase. Grande phrase simple, quasi schématique. Phrase de vieux calligraphe sage, phrase semblable aux papiers découpés de Matisse à la fin de son existence. Phrase ultra exacte, phrase de tao ultra exacte. Il y a une prodigieuse décantation de temps à l’intérieur de cette phrase, une prodigieuse densité aérienne de temps, phrase où la densité même du temps danse, phrase où la densité même du temps danse à l’intérieur de la translucidité de l’air.

 

« Il fut délivré par le vide dès que les lettres conquirent une image silencieuse de sa voix. » 

Les lettres révèleraient l’image taciturne de la voix, taciturne c’est-à-dire qui tourne en silence. Les lettres révèleraient les différentes manières de tourner en silence de la voix. Chaque lettre donnerait à sentir les gestes de danse de la voix, les postures de danse de la voix, les manières de danser de la voix, les gestes de danse tourbillonnante et torsadée de la voix. Les lettres dessinent la délivrance du vide, la délivrance du vide à l’intérieur de la voix. Les lettres révèlent les dessins de délivrance du vide à l’intérieur de la voix. Les lettres dansent les dessins de délivrance du vide à l’intérieur de la voix. Les lettres révèlent les différentes manières de disparaitre du corps à l’intérieur de la voix, les différentes manières de disparaitre du corps comme danse de la voix, comme danse d’éclipse de la voix, comme danse de vertige de la voix.


« le squelette du vide » 

Les lettres révèlent le squelette du vide. Les lettres essaiment le squelette du vide. Les lettres essaiment les tournures de squelette du vide. Les lettres essaiment les hypothèses de squelette du vide. Les lettres dessinent les hypothèses de squelette du vide. Les lettres hasardent les hypothèses de squelette du vide. Les lettres dansent les hypothèses de squelette du vide. Les lettres dessinent les hypothèses de squelette du vide comme danse taciturne de la voix. Les lettres dansent les hypothèses de squelette du vide comme dessins taciturnes de la voix.

 

« Sa pensée se rapprochait du vide s’il priait pour remplir la distance entre sa voix et l’écriture. »

C’est comme si pour vous le vide était la mutation d’espace comme la réversibilité de temps entre la voix et l’écriture. Et la seule manière d’inventer un contact entre la voix et l’écriture c’est de saturer le vide, de saturer les tournures du vide. Ces tournures saturées du vide seraient peut-être semblables à celle du vent. Le vent ce serait la clameur du vide, la tournure saturée du vide comme clameur. (Même si cette clameur du vide est aussi pour vous  semblable au murmure du silence « Il entendit le murmure du silence lorsqu’il baissa la voix pour écouter la clameur du vide. »)

 

« Les lettres sont séparées par le vide afin que le silence imprime un mouvement à l’alphabet. »

Ce qui relierait votre vision de l’alphabet à la pensée orientale (au tao par exemple) ce serait peut-être la formule imprimer un mouvement. Pour vous imprimer ce n’est pas fixer les lettres ; c’est à l’inverse le mouvement des lettres qui imprime des images, qui imprime des images du vide entre terre et ciel. Pour vous la lettre n’est pas fixité, la lettre est mouvement. Ce qui est fixe, ce n’est pas la lettre, c’est le mot. Le mot fixe le mouvement des lettres. Le mot fixe le mouvement aléatoire des lettres. Le mot fixe le mouvement atomique et moléculaire des lettres. Il y a peut-être ainsi aussi dans votre écriture un aspect présocratique, disons quelque chose de démocritéen.« Il existe un grand vide dynamique dans lequel il y a un nombre illimité de lignes de force qui s’appellent atomes. » note H. Wismann  à propos de Démocrite. Pour vous, il y a un grand vide dynamique dans lequel les lignes de force des nombres s’appellent lettres.

 

 

« L’alphabet réceptionne vingt-six lettres anonymes en vue de nous accorder sa bienveillance. »

Il y a pour vous une bienveillance de l’alphabet. L’alphabet serait semblable à la bienveillance du hasard, à la forme d’un hasard qui veille sur nous, la forme d’un hasard qui veille au bien, qui veille au grain du bien, qui veille au grain du bien en deçà de la loi et de la transgression de la loi, la forme d’un hasard qui veille au grain illégal du bien, grain illégal du bien qui serait comparable à la poussière de lumière du papier, aux particules de lumière du papier. 

 

Il  y a une puissance du et, une intensité du et à l’intérieur de l’alphabet. L’alphabet serait ce qui affirme chaque lettre comme forme du et, comme posture du et, comme tournure du et. L’alphabet révélerait les circonvolutions du et, les voltes du et, les volutes du et, les courts-circuits du et, les courts-circuits voltaïques du et. Je parle ici du Et tel que le pense Deleuze. « Substituer le Et au Est. (…) Le Et comme extra-être, inter-être (…). Penser avec Et, au lieu de penser Est, de penser pour Est. » (Dialogues). L’alphabet révélerait l’affect du et, l’affect de bienveillance comme de bestialité du et. L’alphabet révèlerait l’affect d’absurdité du et, l’affect de bienveillance absurde, l’affect de bestialité absurde du et, l’affect d’aberration du et, l’affect de bienveillance aberrante, de bestialité aberrante du et. L’alphabet révèlerait l’affect de hasard du et, l’affect de hasard aberrant, l’affect de hasard absurde du et.

 

« Il y a une sobriété, une pauvreté, une ascèse fondamentale du et. » Deleuze.

L’alphabet révèlerait ainsi l’affect de hasard ascétique, l’affect d’ascèse aléatoire du et. L’alphabet indiquerait que le hasard comme le et ont des sentiments et que les sentiments du hasard comme du et s’entrelacent précisément à l’intérieur des lettres, s’entrelacent précisément par les lettres.

 

L’alphabet révèlerait le feu du et, la flambée du et, le flamboiement du et, l’affect flamboyant du et, l’affect de hasard flamboyant du et. « Et …et …et, le bégaiement. » Deleuze. L’alphabet révèlerait le bégaiement du et, le flamboiement de bégaiement du et, l’affect de bégaiement du et, l’affect de bégaiement flamboyant du et, le hasard de bégaiement du et, le hasard de bégaiement flamboyant du et, l’affect de hasard bégayé, flamboyant bégayé du et, la bêtise du et, le hasard de bêtise du et, le flamboiement de bêtise du et, le flamboiement de bêtise bégayée du et, la béance du et, l’affect de béance du et, le hasard de béance du et, le hasard de béance bégayée, flamboyante bégayée du et.

 

« Il apprenait d’autres langages que la parole dans l’espoir de devenir humain. »

Ainsi à la différence de Deleuze vous avez le sentiment qu’il y a un devenir humain. Deleuze pensait en effet que l’homme était justement l’instance qui interdisait le devenir. « On ne devient pas homme, pour autant  que l’homme se présente comme une forme d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière, tandis que femme animal ou molécule ont toujours une composante de fuite qui se dérobe à leur propre formalisation. » (Critique et Clinique). Pour vous, la danse des nombres et des lettres est ce qui provoque un devenir humain. Pour vous, la danse des nombres et des lettres révèle la forme d’un devenir humain en dehors de l’être, le devenir humain comme mouvement du et en dehors de l’être, ou encore le devenir humain comme mouvement effectif du et, mouvement efficient du et, mouvement opportun du et à l’intérieur du feu. (La danse des nombres et des lettres serait peut-être aussi une manière de parvenir au port du feu, au port du feu entre terre et ciel, à la portée musicale du feu entre terre et ciel.)

 

« L’objectif de l’alphabet est d’apparaitre impressionné par l’image d’une émotion magique. »

Ce que vous cherchez à atteindre ce serait l’influence incessante d’une émotion magique, une manière d’imaginer à la fois l’alphabet par la magie de l’électricité comme une manière d’imaginer le devenir humain par le mouvement de danse des nombres et des lettres. Ce que vous désirez ce serait que le mouvement de danse des nombres et des lettres s’imprime sur le corps de l’homme pour transmuter ainsi l’être humain en devenir humain de et, en devenir humain comme mouvement féerique de et. Il y a une grande puissance de féerie dans votre écriture. L’alphabet de l’électricité est une force féerique. L’alphabet de l’électricité est une manière de féeriser le devenir humain de et.

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,


 


Stupéfiant !...je veux dire que je suis paralysé (d'autant plus !), sans voix suite à la lecture de votre mail. Votre capacité à assimiler et à transmettre la pensée des autres est surprenante ainsi que votre façon de retranscrire vos impressions de lecture (Barthes, Mc Luhan…).


Il serait peut-être préférable de ne plus parler de mon Alphabet. Celui-ci est aussi le vôtre lorsque vous le lisez et, à ce moment-là, c’est vous qui le créez, il ne m’appartient plus. Votre ton est, plus que précédemment peut-être, tout à fait juste. J'ai pensé au "regardeur" de Duchamp, qui, en fin de compte, est le véritable créateur de l'œuvre. Le Ready Made me fait d'abord penser à une pratique mystique (solitaire) du renversement qui est inhérente à diverses traditions spirituelles (le tao, certaines écoles bouddhistes ou le christianisme avec Saint Jean de la Croix et peut-être Baselitz en peinture). J'essayerai de vous reparlez de cela (ce que vous nommez si bien la réversibilité) car c'est un sujet qui m'intéresse particulièrement. Votre analyse n'est pas du tout tirée par les cheveux... Cheveux qui sont sous une tête qui, à mon avis, nous joue souvent de mauvais tour (intellectualisme, en particulier).    


Ce que vous écrivez, à propos de Mc Luhan et du sens de la vue (à rapprocher de la phénoménologie, peut-être) m'a beaucoup intéressé. La peinture ou la parole devrait être l'aboutissement de mon processus de création, celui d’un écrivain devenu analphabète. Je suis content de savoir que vous aimez la peinture. Les écrits de certains peintres (Kandinsky, Delacroix et surtout Dubuffet) ont déterminé mon entrée dans l’alphabet. J'apprécie les derniers travaux de Matisse parce qu'il avait alors un rapport très particulier avec ses mains, ce qui est aussi mon cas. Est-ce que les peintres et les analphabètes sont plus proches de l’universel que les écrivains ? La lettre étouffe-t-elle l’esprit ? Je me plais (complais ?) à croire que les lettres sont des images, des traces qui pourraient nous permettre de refléter la forme et les couleurs de nos paroles. Le rapport de Ponge avec la peinture, la nature et « le monde muet des choses » m’impressionne d’autant que ce poète semble penser et écrire comme un peintre.


En ce qui concerne notre échange j'ai parfois la sensation que l'immédiateté relève de la bizarrerie (d'une étrange intuition) et réciproquement. J’ai le sentiment que nos lettres et l’alphabet s’envolent lorsque notre correspondance prend pied dans la perception d’un instant. Par exemple : dès que j’ai écrit imprimer un mouvement, j'ai pensé que vous évoqueriez un jour ces mots. Ponge parle aussi d'une sympathie inhérente aux liens entre artistes ; et je dois vous avouer qu'au travers de nos échanges je ressens une relation de la sorte. La correspondance est-elle affaire de morale ? Je sais seulement que la morale est une méthode de travail (l’unique stratégie ?) indispensable aux écrivains. Je suis la conclusion de tout ce j’ai pensé, éprouvé, dit et…écrit. C’est pour cela que la morale (être en accord avec soi-même) est incontournable ; l'aboutissement de toutes choses ?


 


Mondrian est un peintre qui me fascine. Tout l’art abstrait se consolide au contact de sa rigueur. Parvenir à une telle perfection dans la mise en forme d’une obsession est proprement surhumain. Les lettres ne réussiront jamais à atteindre cette transcendance. C’est à son œuvre que je voudrais me référer lorsque j’emploi le mot « spiritualité ». Les peintres ont peut-être un rapport moins violent, plus lumineux et humain à la création parce qu’ils travaillent avec leurs mains.


 


Bien à vous,

 


Philippe (Jaffeux)

 


 


 


 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,


 


L’alphabet dépasse les ordinateurs grâce à la vitesse de l’électricité. Une énergie se déplace entre mes mots parce que le vide est à l’origine de mes phrases. Les mots peuvent devenir des objets s’ils sont enchantés. Chaque mot transporte une magie, une contradiction qui lui permet de trouver sa place en fonction d’un contexte ; c’est la raison d’être de mes courants. Les mots me servent d’abord à vivre indépendamment de mes semblables ; ils m’aident à me retrouver seul face à une énergie, un mystère, des morts. Ce lien avec une énergie est peut-être comparable à celui que vous avez évoqué (Barthes) avec les images les plus inhumaines de la Nature : le ciel, l’enfance, la folie, la matière.


Le silence a un rythme parce qu’il peut être écouté comme de la musique. Le silence peut être saisi aussi comme un certain aboutissement ou éclaircissement du temps. En ce sens, les peintres sont les seuls à savoir arrêter le temps.


Quoi qu’il en soit, je « vois » ce que vous voulez dire. A ce propos, cette expression -voir ce que quelqu’un veut dire-  convient très bien à mon écriture (et peut-être aussi à la vôtre), cette expression pourrait très bien illustrer Alphabet. A mon avis, c’est notre rapport au temps qui est différent (heureusement). Votre écriture me semble s’inscrire dans une véritable durée picturale ; celle d’une lecture plastique, voire contemplative. Mes textes, hormis le parti pris des contraintes et du visuel, sont la résultante d’un état, d’une longue mise en condition liée à la musique essentiellement. La musique me permet d’abandonner ce monde, de m’oublier (ainsi que mon corps), de transformer le travail en plaisir ; rien de très original là-dedans mais la musique devient une aide à la concentration, le support invisible de mes créations. La musique que j’écoute (Stravinsky ou Little Richard) est essentiellement liée à une sorte de frénésie envoûtante, hystérique peut-être. Le plus souvent une rythmique fondée sur un élan spirituel ; il y a  un lien évident entre l’état de mes nerfs endormis et mon attirance pour ce qui pourrait les réveiller.


Dans A Oui, ce qu’il y a d’un peu étrange (qui peut paraître ennuyeux) ce sont les répétitions de mots ou de tons mais, en fait, c’est peut-être ce qui me semble le plus important ; une voie de passage vers un au-delà de l’écriture (ma bête noire), vers le mystère de l’alphabet.


Je ne sais pas si la pensée de Mc Luhan peut être réactualisée en regard de la révolution numérique. Ses analyses étaient peut-être prémonitoires : aujourd’hui, les lettres numérisées deviennent, de fait, des images lisibles. L’air de notre temps est, pour le meilleur et pour le pire, aspiré par les images. Mes textes sont des symptômes de cette évolution et peut-être que vos intentions sculpturales ou calligraphiques relèvent aussi de ce nouvel état du monde. Les lettres seraient-elles, de nos jours, captivées par le silence des images ? Les images de la poésie électronique prennent le relais de la poésie visuelle. La typographie peut d’autant plusêtre comparée au cinéma. J’ai suivi les cours de Gérard Blanchard (« Scriptovisuel ») qui ont certainement influencé mon travail.


L’islam a l’avantage d’avoir su révéler la divinité des lettres. Le Coran attribue un caractère sacré à l’alphabet arabe. L’art calligraphique prend tout son sens grâce à l’islam qui, comme le judaïsme, s’oppose à la représentation figurée, vecteur d’idolâtrie. En ce qui concerne l’esprit de mes lettres, je les situerais plus du côté du Coran que de la parole des Evangiles. Le divin c’est aussi la fin de ce que vous appelez l’angoisse distraite de l’anonymat liée au on. L’innocence de l’alphabet s’amplifie à proportion de son essor vers une dimension universelle. Les mots et les lettres redeviennent alors eux-mêmes : pures formes qui préexistent à la parole et au sens ; mes yeux prennent alors de l’ascendant sur ma voix.


 


J’apprécie particulièrement la manière avec laquelle vous donnez à voir le squelette de votre pensée, son cheminement et son approfondissement lié à une accumulation de phrases de plus en plus dense. C’est une méthode, basée sur la répétition et la variation, qui finit, le plus souvent, par une association de deux mots riches de sens, de deux mots clefs. Par exemple, dans votre dernier mail : Chaque phrase affirme un rythme particulier du silence. Chaque phrase affirme une manière particulière de sculpter le silence, une manière particulière de sculpter un rythme de silence. J’ai l’impression que ce procédé évitera toute forme de ratiocination tant qu’il s’appuiera sur un élan vers l’inconnu ; vers des ouvertures et des « possibles ». Au moyen de cette technique, vous pourriez définir ce que vous appelez votre ascèse lexicale. Il y a un étrange jeu entre ma pensée et l’acte d’écrire qui me conduit moi aussi à creuser mon sillon minimaliste. C’est à ce niveau-là que je ressens au mieux A Oui.


La poésie, l’écriture est une activité tout aussi absurde que notre présence sur cette planète. En ce sens, je crée pour venir à bout de la création et j’utilise l’alphabet pour en finir avec l’écriture. L’art comme expression d’une subjectivité n’est-il rien d’autre qu’un détournement particulier à chaque auteur ?


 


Burlesque invisible : je comprends très bien. Mon rire est au meilleur de sa forme lorsque je suis seul et il est, la plupart du temps, le support d’une forme d’autodérision. C’est en ce sens que j’entends votre usage de burlesque invisible que je rapproche aussi de l’utilisation que vous faites du mot gag.


Ce que vous écrivez sur le rire est très pertinent. J’associe souvent, pour le meilleur et pour le pire, mon rire à une forme d’irresponsabilité (Nietzschéenne) et votre analyse m’a d’autant plus intéressé. Le rire de feu du vide est un excellent raccourci ; la pression du vide (son feu) créé l’énergie noire d’un alphabet cosmique (en expansion) et tout cela dans un grand éclat de rire.
Quant à l’enfance, je ne sais pas trop quoi vous dire si ce n’est qu’elle a été la seule période heureuse de ma vie, comme pour beaucoup de gens d’ailleurs.



Notre rapport au sens est différent : Je me fourvoie parfois dans la recherche d’un sens envahissant, lorsque mes phrases prennent la forme de slogans, par exemple. Mes courants essayent avant tout d’être les ressorts d’un mouvement déstabilisant. Cette intention m’éloigne de vos mots porteurs d’une fureur et d’un mystère. J’oriente la densité des mots que j’utilise vers un sens plus ou moins évident qui, dans le même temps, doit s’inscrire dans une dimension inhumaine, surréelle. Je comprends bien ce que vous nommez la piste de chant, la voix de voie puisque l’élan d’un hasart créateur est à l’origine de chacun de mes courants.


 


Dans mes phrases le mot « lettre » peut, le plus souvent, être remplacé par « mot ». L’alphabet n’est pas seulement un système de signes qui nous permet de retranscrire notre parole, c’est une énergie inconnue, inexplicable, qui est à l’origine de toutes choses. Le chant de l’alphabet se propage au travers de l’électricité grâce aux images et aux nombres parce qu’il puise son énergie dans des forces électromagnétiques, cosmiques et divines. Si je m’engage sur une piste de chant c’est afin de donner un sens, c'est-à-dire un élan, à mes contradictions. Celles-ci sont, avant tout, un moyen de rendre possible  l’impossible ; donner une place à un vide paradoxal, comme a pu le faire la physique quantique, par exemple. En ce sens, il est important que l’écriture s’inspire de la dynamique de la parole, là où rien n’est figé, où tout est encore possible. Quoiqu’il en soit, c’est au moyen d’un retournement, d’une tournure du vide que je m’individualise (Deleuze). J’existe par le truchement d’une création mais, dans le même temps, je rejoins un grand tout planétaire (humain) ou cosmique (divin). C’est grâce (et « la grâce », aussi) à ce geste, cette danse, cette envolée que mes courants pourraient peut-être trouver un sens. (…) Cet instant détermine une disparition de la transcendance dans l’immanence (et réciproquement) parce qu’il fonde un surgissement du vide et, dans le meilleur des cas, l’apparition d’une phrase irréelle. Mes courants tentent de libérer des mots qui sont prisonniers de la communication, du sens commun, de la société et de la culture. La nature exprime le feu et le rire du vide car la nature du vide se situe au commencement et à la fin de toutes choses.


Le vide a peut-être généré le vent. Le vent préexiste à tout y compris à la création de notre planète. Le vide est à l’origine du mouvement qui a renversé le temps afin de créer l’espace. La dynamique, le mouvement, les mutations, l’éternel changement, les fondements cosmiques du Yi King, les chants de Milarepa, l’incessante succession des morts et des renaissances qui ne peut être stoppées qu’au moment de l’acte créateur, le karma… tout cela a une grande importance pour moi.


 


Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix. Merci. Après avoir écrit ce courant, j’ai aussi pensé qu’il était très bien parce que simple, évident.

Et plutôt que est : je crois que cela convient très bien à mes textes ainsi qu'aux vôtres peut-être. J'ai accumulé 1820 hasards pour former ma série de courants blancs. Le cours d'une existence peut en effet être résumé aux innombrables passages d'une pensée (d'un instant, d'un hasard ) à une autre.

Il apprenait d'autres langages que la parole dans l'espoir de devenir humain. J'aurai peut-être dû écrire : dans l'espoir d'être humain car ce que je voulais dire c'est que tous les langages sont humains sauf la parole. Je n'ai pas pensé au devenir philosophique. Si nous sommes déjà des hommes, je ne vois pas, non plus, comment nous pouvons avoir un devenir humain.

 

Pour conclure, merci pour : l'alphabet de l'électricité est une force féerique. C'est un très bon courant et je ne l'ai pas écrit.

 

 

A bientôt,  

 

Philippe