Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

Merci pour l’envoi de Courants VI (Le Vide) et VII (L’Attente). Merci aussi pour votre lettre, pour son ampleur exacte. Malgré tout, c’est cette fois à mon tour de ne pas parvenir à suivre votre rythme. En effet je n’ai pas encore lu l’intégralité de Courants VI. J’ai cependant déjà écrit des réponses en marge des Courants I à V (un peu à la manière des moines du Moyen Age). Elles ne sont pas encore dactylographiées. Je vous promets de vous envoyer ces réponses un jour (je ne sais quand, pas avant quelques mois). J’ai aussi écrit d’autres notes éparses à propos de l’hésitation, de la musique, et de la stylisation de la maladie. Je vais essayer de vous envoyer ces notes assez vite.

 

(…)

 

 « La parole était absente de son origine dès qu’il créait du vide avec un alphabet définitif. » « La parole n’avait plus d’origine depuis qu’il achevait ses phrases avec des lettres. » L’écriture serait ainsi pour vous une manière de détruire ou plutôt de faire disparaitre la parole en tant qu’origine. En cela votre écriture n’est pas chrétienne. Votre écriture contredit lettre à lettre, nombre à nombre, lettre à nombre la formule de saint Jean « Au commencement était le Verbe. » « L’alphabet n’est pas pour moi un système de signes qui nous permet de retranscrire notre parole, c’est l’inconnu qui est à l’origine de toutes choses. » Ainsi pour vous, au commencement est l’alphabet, au commencement est l’alphabet qui précisément n’est pas le verbe. Vous l’indiquez d’ailleurs explicitement, vous êtes ainsi plus proche du Coran (du courant du Coran) que de la parole des Evangiles. Et cependant l’alphabet révèle selon vous une instance divine universelle. « L’alphabet est divin ou innocent lorsqu’il est universel (planétaire). » Or étymologiquement catholique signifie universel. Ce désir d’universalité est donc parfaitement catholique. C’est comme si vous tentiez ainsi de transmuter le christianisme de la parole originelle en un catholicisme des nombres divins. Ou encore c’est comme si vous tentiez d’inventer une hybridation très étrange entre le catholicisme et le tao pour révéler quelque chose comme un cataolicisme.

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 







Salut à vous Philippe Jaffeux,


 

 



Esquisse d’une théorie de la couleur.


 


Il serait intéressant de distinguer deux attitudes différentes face à la couleur, celle des scientifiques et celle des grands coloristes. Du point de vue des scientifiques et aussi de la plupart des peintres (par exemple les Impressionnistes), la couleur est un phénomène purement optique. Ainsi conçue, la couleur est une qualité de la lumière, un aspect de la lumière, un degré de la lumière (selon la désignation de votre choix). Pour les scientifiques et la plupart des peintres, la couleur est exclusivement vue, exclusivement perçue à travers les yeux. Pour les grands coloristes (disons Van Gogh, Soutine, Rouault, Pollock de manière certaine et Géricault, Modigliani, Schiele, Bacon de manière plus problématique), l’approche de la couleur apparait organique. Pour les grands coloristes, la couleur apparait sentie par l’intégralité de la chair. La couleur apparait sentie par les cinq sens à la fois, par la coïncidence des cinq sens à la fois. La couleur apparait ainsi à la fois vue, touchée, entendue, humée et goûtée. Pour les grands coloristes, la couleur apparait aussi sentie par l’intérieur même de la chair c’est à dire par la pulsation du sang, par le flux du souffle, par la tonicité des muscles et l‘équilibre des os. Ainsi imaginée, la couleur n’est plus un aspect de la lumière, c’est à l’inverse la lumière qui est un aspect de la couleur. Et qui sait même, ainsi imaginée, la couleur n’est plus un aspect de la matière, c’est la matière qui apparait comme un geste de la couleur, comme une posture de la couleur. Ainsi imaginée, la couleur apparait plus grande que la matière elle-même. La couleur apparait comme ce qui projette la matière. La couleur apparait comme ce qui destine la matière. La couleur déclare la projection de la matière comme instinct du destin.


 


Ainsi imaginée, la couleur apparait aussi en relation avec la gravitation. La couleur apparait comme rythme de la gravitation, comme intensité de la gravitation, comme pulsion de la gravitation, pulsion rythmique de la gravitation. (La peinture de Pollock montre cela avec une magnificence prodigieuse). Ainsi imaginée, la couleur n’est pas en relation avec le jour. La couleur affirme le silence de la nuit. La couleur apparait comme rythme de la nuit, comme rythme de silence de la nuit, comme rythme de gravitation de la nuit, rythme de gravitation taciturne de la nuit. (Les tableaux nocturnes de Van Gogh montrent cela de manière flagrante, explosive). Ainsi il n’existe de silence que de la couleur. La couleur déclare le silence comme le silence déclare la couleur.


 


La couleur apparait comme la force qui démesure la matière du monde. Les grands coloristes montrent avec un courage insensé comment la pulsion de la couleur démesure l’apparition du monde. Les grands coloristes donnent ainsi à sentir la projection de la matière du monde à l’intérieur des tournures de gravitation de la couleur. Le monde apparait projeté à l’intérieur de la couleur. La matière du monde apparait projetée à l’intérieur de la couleur du destin, à l’intérieur de l’extase de couleur du destin. La solitude du monde apparait projetée à l’intérieur de la gravitation de couleur du destin. Chaque couleur montre une tournure de gravitation du monde comme geste d’extase du destin.


 


La plupart des peintres préfèrent ne jamais approcher la couleur. La plupart des peintres ont peur de la couleur. Ils choisissent alors de cacher cette peur en changeant la couleur en teinte, ton ou valeur chromatique. La plupart des peintres ont peur du silence de la couleur. Ils  choisissent donc soit de la musicaliser en la changeant en teinte (Monet) ou en ton (Manet), soit de la verbaliser pour la changer en valeur chromatique (Picasso).


 


Une dernière hypothèse, tentative de synthèse entre l’approche scientifique et l’approche coloriste. Les couleurs seraient les dimensions du monde. Le monde aurait autant de dimensions qu’il existe de couleurs. Selon la théorie scientifique des cordes par exemple, le monde aurait dix voire onze dimensions. Il serait exaltant d’imaginer que le monde dispose de plus de dimensions encore. Chaque couleur révèlerait une dimension particulière du monde. Chaque couleur révèlerait une dimension particulière de l’espace et du temps. Quand la couleur apparait ainsi imaginée, approcher la couleur devient presque un geste de démence. C’est pourquoi les grands coloristes (Van Gogh, Pollock) ont des problèmes d’équilibre, des problèmes d’équilibre immédiatement physique. Il y a un vertige absolu de la couleur. Approcher la couleur force le peintre à tituber, à tituber parmi la multiplicité des dimensions du monde, à tituber parmi la démesure de silence du monde. 


 

 

 


 

Je vous envoie aussi les extraits du Livre de l’Intranquillité de Pessoa dont je vous ai parlé de manière confuse l’autre fois au téléphone. 


« Si je considère attentivement la vie que vivent les hommes, je n’y trouve rien qui la différencie de la vie que vivent les animaux. Les uns comme les autres sont lancés, inconscients, au beau milieu des choses et du monde. » 


« Il n’est pas aisé de distinguer l’homme des animaux, et il n’existe pas de critère sûr pour les différencier. La vie humaine s’écoule dans la même inconscience intime que la vie des animaux. Ces mêmes lois profondes qui régissent du dehors les instincts des animaux régissent, également du dehors, l’intelligence de l’homme, qui semble n’être qu’un instinct en formation tout aussi inconscient que n’importe quel autre instinct, et moins parfait car encore incomplètement formé. »

 


 


 


 


 


                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec