Monsieur Philippe Jaffeux,

 

 

Je suis très heureux que mon esquisse de lecture d’Alphabet et de Courants vous plaise.

 

J’ai le sentiment que vous essayez d’imaginer les nombres. Imaginer les nombres ce serait montrer qu’ils ne sont pas uniquement des signes, des signes de relation mais aussi des formes, des formes d’ombres, les formes d’ombres du flux électrique. Ce geste d’imaginer les nombres Chesterton a écrit qu’il était impossible. Selon Chesterton, l’homme a le pouvoir d’imaginer des tigres pendus dans les arbres au lieu des fruits (les fruits du hasard auriez-vous dit), cependant il n’a pas le pouvoir d’imaginer que deux plus deux égale un autre nombre que quatre. J’ai longtemps eu tendance à penser comme Chesterton, je considère maintenant que comme pour le reste cela dépend des particularités de chaque corps (cela dépend précisément à tigre que voilà).

 

Avez-vous lu les livres de Badiou ? Etre et Evénement et aussi Le Nombre et les Nombres, je pense que cela vous intéresserait peut-être. Badiou y développe une ontologie de l’infini d’une rigueur impressionnante. C’est un peu à Badiou que je pensais quand je remarquais l’aspect capitaliste de vos textes. Il est extrêmement difficile de s’extraire de la logique capitaliste et la philosophie de Badiou en est la preuve. En effet Badiou n’a a priori aucune affinité avec cette logique. Il conçoit sa philosophie justement pour en sortir. Et pourtant comme le note ce théoricien malicieux qu’est Zizek son ontologie de l’infini est similaire à une définition de l’essence même du capitalisme, essence du capitalisme qui serait celle du désir infini.

 

Evidemment l’infini et surtout le signe de l’infini a un aspect fascinant. Le signe de l’infini fixe la volte-face incessante du mouvement de l’univers. Le signe de l’infini est le nœud d’ambivalence du mouvement de l’univers. Le signe de l’infini ressemble aussi à la mitose cellulaire. Il y a de la parthénogenèse, de la parthénogenèse hermaphrodite dans cet entrelacs indécidable. Cependant, je m’en méfie, son aspect fascinant est potentiellement aussi fascisant. Le signe de l’infini serait aussi le faisceau du néant. Blanchot faisait une différence entre le bon et le mauvais infini. Je ne sais ce qu’un nietzschéen tel que vous penserait de cette différence ; le signe de l’infini se situe-t-il par-delà le bien et le mal ou y a-t-il une sorte de coefficient moral, positif ou négatif de l’infini ? Pour être franc, je ne suis pas nietzschéen,  paradoxalement j’admire Deleuze sans aimer Nietzsche, ce qui provoque évidemment des acrobaties mentales parfois aberrantes. Il y aurait d’ailleurs chez Deleuze une difficulté semblable à celle que j’indiquais à propos de Badiou. Dans Mille Plateaux par exemple, Deleuze proposa de concevoir le désir machinique comme ligne de fuite. Deleuze a toujours été lucide, il savait qu’une ligne de fuite en dehors du capitalisme pouvait se changer en ligne de fuite du capitalisme même. Je ne pense pas cependant qu’il avait le pressentiment que le capitalisme phagocyterait si vite et de façon si massive la ligne de fuite machinique qu’il proposait : la frénésie voire même le fanatisme des ordinateurs et des téléphones portables. Il me semble que vous évoluez (de même que Dantec) à l’intérieur de cette hésitation.

 

Pour le dire autrement, je ne suis pas certain que l’infini soit l’instance la plus efficace pour sortir de la logique occidentale. L’infini me semble un concept irréductiblement occidental, un concept de la philosophie allemande sans doute.

 

 

Vous qui aimez la pensée chinoise, j’ai plutôt le sentiment que le nombre qui parviendrait à nous extraire de cette logique serait le zéro, le zéro comme forme du vide. Il y a cette phrase que j’aime beaucoup du musicien J. Cage « Chaque fois que nous établissons une relation, chaque fois que nous connectons deux termes, nous oublions que nous avons à retourner à zéro, avant de parvenir au terme suivant (…) On oublie qu’il faut à chaque fois, pour passer d’un mot à l’autre, revenir au zéro. »  Il me semble que cette phrase s’accorde avec votre écriture. Le zéro ce serait quelque chose comme le blanc entre chaque aphorisme. Cette apparition du vide entre chaque phrase voilà la forme par laquelle nos deux écritures se rencontrent et se ressemblent.

 

Une manière d’imaginer les nombres ce serait aussi d’essayer de montrer les tournures du zéro, les tournures à la fois physiques et rhétoriques du zéro (ce que les physiciens appellent si je me souviens bien les valeurs quantiques de spin). Ainsi le zéro comme forme du vide  tourne à chaque instant sur lui-même comme autour de lui-même et sa forme n’a pas les mêmes caractéristiques à chaque tour. Ceci pour tenter d’accompagner ce que vous dites à propos de la volte-face (voltaïque) de la révolte.

 

La difficulté avec le zéro est de ne pas le confondre avec le néant. Et surtout pas avec le néant de la conscience (celui de Sartre par exemple), au risque sinon de la vanité nihiliste. Le néant selon Heidegger serait peut-être alors acceptable, je ne sais pas.

 

 

Je n’utilise pas l’ordinateur de la même manière que vous. Je ne l’utilise jamais pour écrire,  je l’utilise uniquement pour retranscrire, classer et composer. J’écris par projection de la main, par projection imaginaire de la main sur le papier. J’ai besoin de ce geste de quasi-calligraphie et c’est seulement ensuite que je compose avec l’ordinateur. Ce qui m’ennuie le plus dans l’ordinateur, c’est qu’il n’est pas un écran de projection, l’ordinateur n’est qu’un cadran d’enregistrement. Vous-même d’ailleurs n’écrivez pas toujours il me semble sur ordinateur, vous préférez parfois projeter d’abord le geste de votre parole à l’intérieur de l’écran de vide de l’espace.

 

Dans la lettre que j’avais envoyée à Ivar Ch’Vavar il y avait aussi une phrase que j’ai finalement enlevée parce qu’elle me semblait en contradiction avec l’envoi par mail, je vous l’envoie cependant, même si la contradiction reste. Avec vous j’ose l’envoyer parce qu’elle révèle le cœur du problème entre nos deux écritures. « « Le regard d’un peuple fortifié par son aphasie héroïque éprouve les appels chaotiques d’un ordinateur invisible. » Cela fait penser aux Wachowski, les cinéastes de Matrix. Tel serait l’aspect inconciliable de nos écritures. Je ne crois pas en la puissance divine des ordinateurs. Je ne crois pas en Dieu, j’ai confiance en la monstruosité. J’essaie de détruire la croyance en Dieu par la confiance en la monstruosité. Je ne crois pas en la puissance divine d’un ordinateur invisible, j’ai confiance en la clarté monstrueuse d’un papier présent. »

 

Ainsi j’apparais athée. J’apparais athée en dehors de l’être et du néant. Je ne crois ni au Dieu-verbe ni au Dieu-nombre. J’apparais seulement à l’intérieur du silence du monde, à l’intérieur de la démesure de silence du monde. Et pour détourner Pascal, le silence immortel de l’immanence transfinie du monde réjouit le calme de ma terreur.

 

 

Je vous envoie des extraits de mon texte A Oui parfois en accord et parfois en contradiction avec Alphabet et Courants. Dans l’hypothèse de commencer ainsi une conversation de réflexes stellaires à la fois diderotienne et deleuzienne en votre satellite compagnie.

 

 

 

 

 

 

                                                                         Salutations Insensées             Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,

 

Je vous réponds dans le désordre car c’est encore et toujours le chaos que j’interroge.

A propos de A Oui. Le « oui » me semble être la meilleure inspiration que Deleuze a reçue du « oui sacré » de Nietzsche et peut-être aussi de Spinoza (par son approche de la joie). A Oui est un excellent titre qui a l'avantage d'exclure immédiatement son contraire et d'ignorer donc toute forme de dualisme.

Les nombres sont divins s’ils nous rendent plus humain (ou moins, selon le cas) lorsque les lettres sont incapables de s’acquitter de cette tâche. Alors, J’imagine les nombres et j’essaye d’associer ce délire à ma particularité (comme vous le dites si bien). Je souhaiterais privilégier les nombres par rapport aux lettres comme Nietzsche l’a fait en se référant à la mystique de Pythagore. J’ai aussi l’impression que les nombres sont en interaction avec les lettres parce qu’ils se sont révélés à moi seulement au travers de celles-ci. (J’essayerai de lire le livre de Badiou que je n’ai jamais lu mais qui m’apparait avoir une envergure comparable à celle de Deleuze.)

 

Je suis bien conscient de l’abêtissement (contagieux) lié à l’usage des machines et aussi au fait que celles-ci représentent le véritable symptôme de notre décadence (Orient et Occident confondus). Je suis de votre avis : aujourd'hui, seules nos mains, celles des hommes préhistoriques, celles d'avant l'écriture et bien sûr d’avant l’ordinateur, peuvent nous aider à ne pas nous transformer en de pitoyables mutants lobotomisés par une infinité d'octets abrutissants. La toute-puissante ligne de fuite machinique et créative de Deleuze ne peut pas cependant être assimilée à cette forme d’abrutissement qu’entretiennent, aujourd’hui, les ordinateurs ou les téléphones portables.

 

Nos sociétés, séparées du cosmos sont en décadence et l’influence aliénante des machines renforce cet état de fait. Cela s’explique peut-être parce nos sociétés sont incompatibles avec la puissance (Nietzschéenne et asociale) de l’individu et qu’elles ignorent le pouvoir (encore Nietzschéen) de la gentillesse. Quelques rares (et fugaces) moments d’émerveillement liés à l’alphabet, aux nombres ou à votre rencontre, par exemple, me permettent d’éprouver un intérêt pour notre époque.

 

Matrix est un film pertinent s’il nous aide à rapprocher nos vies de nos rêves, à confondre la réalité avec nos illusions. Ce film m’a rappelé que notre monde se cache derrière des apparences qui s’emboîtent, à l’infini, les unes dans les autres. Les ordinateurs n’ont pas vraiment trouvé leur place dans ce film; ils sont réduits à des baguettes magiques qui n’ont aucun lien avec les chiffres ou l’alphabet. Croire en la puissance divine des ordinateurs est une totale aberration.

 

 

L'infini est idiot, parce que, par définition, il ne peut pas être seul et donc il peut continuer à s'agrandir sans arrêt, comme la bêtise d'ailleurs. Nietzsche, dans sa critique radicale de tous les absolus ne se réfère jamais à l'infini (sauf erreur de ma part) et c’est pourquoi il est parvenu à découvrir l’éternel retour qui représente, peut-être,  la plus puissante pensée de tous les temps. L'infini est minuscule en comparaison avec l’éternel retour qui vient à bout de tous les absolus. Nietzsche fut, parait-il, frappé d’apoplexie lorsqu’il voulut annoncer sa découverte à Lou Andréas-Salomé. Contrairement à Bouddha, Nietzsche ne se réduisait pas à être un médecin, il était aussi malade et c’est là que réside son génie puisque nous sommes tous malades. 

 

Je n'ai jamais compris l'emploi de l'expression dette infinie chez Deleuze mais votre phrase : essence du capitalisme qui serait celle du désir infini, l’explique peut-être. Tout ce que je peux espérer c’est que le fait d’écrire des recueils de 26 pages (ou des séries de 390 Courants) est pour moi un moyen de trouver une limite, une unité à l’intérieur du capitalisme. Quant à Deleuze, je préfère penser que sa dette infinie offre de l’énergie aux machines désirantes. Dans le meilleur des cas, l’infini est comparable à une énergie à moins qu’il soit un attribut du cosmos merveilleusement délirant que Nietzsche a découvert avant de mourir. A ce propos, je ne suis pas d’accord avec le rapprochement que M.G Dantec (que j'admire par ailleurs) fait entre Nietzsche et le christianisme ou entre Dionysos et le Christ. Quoiqu’il en soit, il a aussi écrit cette phrase admirable : il n’y a jamais chez moi quelque chose de posé d’une manière constante. On ne peut rien dire de mieux : la meilleure façon d’avancer est de ne pas savoir où l’on va !

 

 

Les religions sont peut-être des idéologies et réciproquement ; je les fuis à l'instar des avis, ou même des idées. Mais cette dernière phrase est encore une opinion… Les intellectuels sont difficiles à comprendre car ils manquent souvent de spontanéité. Je me refuse à être l’esclave de ma pensée. L’instinct ou la connaissance intuitive doivent triompher de mes réflexions et de mon intellect. Je compte sur mes impulsions, mon corps et mes nerfs pour venir à bout de la pensée discursive. Nietzsche n'était pas, à mon avis, un intellectuel : il pensait pour nous apprendre à penser en utilisant notre spontanéité de la meilleure façon. Comme vous d'ailleurs lorsque vous associez le silence au sang : c'est un constat spontané et, pour moi, définitif ; je ne pourrai plus penser au silence sans le sang. Votre double utilisation du mot sang, le sang frais et le sang du silence a produit en moi une connexion imprévisible. Votre association entre ce vocable et le silence m’a semblé stupéfiante. Ce sont ces équivalences magiques (inconscientes) qui font le meilleur de la poésie.

Mes digressions (divagations, parfois) ou fulgurances (rarement) sont liées à mon absence quasi-totale de mémoire vive. C'est une déficience qui affecte de nombreuses maladies neurologiques : je dois tout faire tout de suite sinon j'oublie. Je reviens donc vers l’infini.

 

Je vous suis (à une lettre près !) : l’infini fascinant peut très vite devenir fascisant et se transformer donc en une ligne de mort deleuzienne ; le fascisme comme l’infini sont contre-nature. L’infini-ment car c’est un absolu qui obéit aux lois de la bêtise et de la violence.
Néanmoins, je comprends l’idée d’un infini qui s’oppose à la pensée créationniste. L’univers (et ceux qui le précèdent : le temps et l’espace) n’a jamais été créé. L’univers existe depuis toujours et existera pour toujours : il est infini dans un temps et un espace qui sont aussi infinis. J’ai retrouvé cette vision dans le Tao qui associe cette notion à la source d’une énergie créatrice et inépuisable : le vide. J’essaye de rattacher mon activité à cette vérité. Les taoïstes savaient relier l’immanence à une transcendance (ou l’inverse) ; devenir immanent au monde à l’instant où l’on s’élève vers un cosmos transcendant, par exemple. Ces deux concepts sont inséparables et seul leur entrelacement peut révéler notre condition.

 

Je conviens, par ailleurs, que l’infini peut être ressenti au travers de sa forme (hypnotique plutôt que fascinante) qui évoque une dynamique semblable à l’entrelacement du Ying et du Yang. Dans la pensée chinoise la vie est associée au mouvement et vice-versa. Je ressens la puissance transcendante d’un mouvement qui incarne le savoir d’une ignorance, un savoir non su ; une force qui dépasse et intègre l’espace et le temps, un vide quantique, peut-être. Nietzsche était étranger à la pensée orientale mais il rejoint celle-ci grâce à son attraction pour le mouvement ; l’énergie de la volonté. Les meilleures intuitions de Nietzsche reposent sur sa conception du mouvement. La spécificité de chaque « style » peut être rapportée à un mouvement, à un rythme, à une musique. En ce sens, je préfère Alphabet à mes Courants parce que ces quinze lettres renvoient à une dimension musicale. Mes textes sont inséparables de la musique ; celle-ci génère des images qui elles-mêmes, dans le meilleur des cas, sont les conséquences d’une composition musicale (parce que picturale). Si le bonheur existe, il est, pour moi, inséparable de la musique et du mouvement.

 

J’évolue peut-être à l’intérieur d’une hésitation ; je ne me suis jamais posé la question. Le hasard détermine mon jeu avec l’alphabet et les mots ; il est le seul à pouvoir conjurer les calculs de l’écriture. Pour ce faire, j’essaye, comme les taoïstes, de m’allier à des forces non influencées (ou à la « conscience inconsciente », J.F Billeter). Je n’ai alors plus aucun ascendant sur le monde et je suis transporté par le vide et le non-être. Un souffle prend les commandes de mon esprit. Je romps avec mon intelligence séparatrice, je m’extirpe de la pensée discursive et de ma conscience intentionnelle. L’acte créateur vient alors à moi car je perçois « le fonctionnement des choses » (J.F Billeter, encore) ou le « non-agir » de Lao-Tseu. J. Cage a assimilé le Tao d’une manière exceptionnelle. 4’33’’ de silence est la meilleure illustration de l’action de la non-action (Wu-Wei). Refermer le couvercle du piano est une action qui est inhérente à la non-action de 4’33’’ de silence. Cette œuvre exprime la transcendance d’un geste qui dépasse le Ready-made. Comment parvenir à réaliser quelque chose d’à peu près comparable, au moyen de l’alphabet ? Comme le préconise le Tao, il faut peut-être renoncer à toute forme d’ambition pour atteindre ce résultat ; c’est aussi pour cela que je me réfère, autant que je peux, au hasard et au cosmos. Ce que j’admire aussi chez les taoïstes, c’est l’application avec laquelle ils « époussettent le miroir » ; ils se limitent à refléter le monde, à être des sonars. Par ailleurs, le tao a l’avantage, contrairement au bouddhisme, de rejeter toute forme de sentimentalisme.


J’hésite aussi sur chaque mot que je m’apprête à écrire et sur ceux que je suis sur le point de prononcer. Je réduis l’acte d’écrire à une simple accumulation de corrections qui pourraient se poursuivre à l’infini. Votre remarque au sujet de mes hésitations est pertinente, d’autant plus que mon souci de la précision m’attire dans la voie du scrupule et de l’indécision. Mes doutes sont parfois tellement envahissants qu’ils en arrivent même à éliminer leur raison d’être.


Le zéro a aussi l’avantage d’être au centre des deux infinis et donc de se soustraire à la dualité. Le centre (extrême ?) me semble être la meilleure des positions, c’est aussi l’interstice entre le ciel et la terre du tao. Il existe un état de grâce qui se situe entre la volonté et la spontanéité (l’inconscient) : ni la vie ni la mort, ni le bonheur ni le malheur, ni l’objet ni le sujet. L’espace du zéro se trouve peut-être là. Le zéro : un cercle sans début ni fin qui contient donc l’infini en lui-même. Le zéro : l’intermédiaire entre les hommes et les nombres ? Le zéro : l’expression d’une révolte circulaire. Votre proposition est d’une simplicité éblouissante, évidente. Le zéro (et le cercle) ne se limiterait pas à représenter le vide ; il lui donnerait aussi sa forme.

Je ne parviens pas à rapprocher le néant de la vacuité (bouddhiste ?). J’associe le vide à une énergie roborative, au cadre de l’art et au support de toute création. Le vide est synonyme de mouvement et de plénitude, La voie négative de Wei Wu Wei est très explicite à ce propos. Le vide qui sépare les phrases de A Oui est peut-être, en effet, comparable à celui qui se glisse entre mes courants parce que nos deux livres essayent de se rapprocher de la même unité (mystérieuse?).

Je n'ai pas pu écrire un seul mot sans l'aide d'un ordinateur depuis quinze ans. Cette contrainte explique peut-être le fait que je rattache ces machines à un pouvoir invisible (et non pas divin). La lettre B (le seul récit de Alphabet) raconte l’histoire d’un homme qui fait naufrage sur une île. Il en persécute alors tous ses habitants jusqu’à leur totale disparition qui accompagne aussi celle du cosmos. Cette histoire est vue sous l’angle et le regard d’un ordinateur qui reste toujours invisible aux yeux des personnages. Il m’apparaît donc logique de qualifier cet ordinateur d’invisible à un moment donné de ce récit. Quoiqu’il en soit, au bout du compte, le lecteur aura toujours le dernier mot puisque toute lecture est une traduction… « Il n’y a pas de vérité mais que des interprétations » (Nietzsche). L’informatique m’a aidé à sublimer mes troubles neurologiques. Je n’ai pas besoin de vous parler de ma maladie puisque vous avez écrit des phrases prémonitoires à ce sujet : dispose du système sensoriel, du métabolisme caractéristique pour la dire et le sublime uni-vers de la connexion nerveuse sollicitante. Je travaille maintenant avec la reconnaissance vocale et un dictaphone. Mes nerfs éprouvent du plaisir à être mis en éveil par le flux électrique des ordinateurs mais les écrans se transforment parfois en miroir dans lesquels je risque de sombrer. Restituer une distance alphabétique à l’intérieur du flux de l’électricité ; si je pouvais en être capable cela me suffirait amplement. Je n’ai lu, il y a longtemps, que Pour comprendre les médias de Mc Luhan et je n’ai pas le souvenir que toutes les formidables références que vous avez faites à son sujet sont dans cet ouvrage, mais peut-être que je me trompe. Quand à donner une forme lyrique à la structure du courant électrique c’est exactement l’intention d’Alphabet.

 

Etre lu à la fois grâce aux ordinateurs et aux livres nous permet peut-être de refléter l’ambigüité de notre époque et de définir une « nouvelle » intemporalité. En ce sens, l’alphabet, contrairement aux images, peut immerger internet dans une inactualité revigorante.

 

L’écriture de ce mail m’a beaucoup aidé. En vous lisant, j’ai enfin ressenti la joie d’être compris et je vous en suis très reconnaissant.

A bientôt,

Philippe Jaffeux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 






































































































































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