Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

Vous avez bien vu l’étrange structure de la conversation au commencement de Jacques le Fataliste où ce sont des questions qui répondent paradoxalement à d’autres questions. Et le premier aspect que Diderot ainsi esquive c’est le nom. « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » Ainsi ce qui intéresse d’abord Diderot c’est la forme même de la conversation, le flux de la conversation, le courant de la conversation avant même de savoir qui parle. En effet ce que révèle Diderot dans Jacques le Fataliste c’est que le désir de savoir qui parle est sans importance. Diderot révèle ainsi avec une désinvolture magnifique comment le flux du langage n’appartient jamais à qui que ce soit, comment le flux quasi aléatoire du langage traverse les hommes sans qu’aucun d’entre eux  ne parvienne jamais à se l’approprier, à se l’approprier en son nom.

 

Ce que révèle Diderot, c’est que nous sommes toujours déjà parlés avant même de pouvoir parler. Ce qui charme Diderot ce n’est pas de savoir qui parle, c’est de montrer comment les hommes deviennent des paroles, les paroles d’une vitalité indéterminée. Dans Jacques le Fataliste, chaque personnage semble toujours déjà parlé par un autre personnage qui lui aussi semble parlé par un autre personnage etcetera sans que l’origine de cette parole ne soit jamais dite. C’est pourquoi le problème de la parole n’est pas pour Diderot celui du désir de s’approprier le langage (désir qui est selon lui idiot et vain), le problème serait plutôt de savoir par quel flux de langage nous préférons devenir parole. Il y a ainsi une forme de liberté paradoxale chez Diderot qui serait quelque chose comme l’audace de s’abandonner au flux de langage qui nous parlera de telle manière que nous parvenions ainsi au plus grand plaisir et à la plus grande joie.

 

« Où allaient-ils, Est-ce que l’on sait où l‘on va ? Que disaient-ils ? Le Maitre ne disait rien et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas  était écrit là-haut. » Ce qui plait à Diderot, ce n’est donc pas de révéler l’origine du langage, ce serait plutôt de révéler comment l’entrelacs des innombrables conversations improvise paradoxalement la forme d’un destin. Ainsi parce que selon Diderot le destin écrit, de même aussi écrire c’est approcher le geste du destin. Dans les romans de Diderot il n’y a pas des hommes qui parlent à l’intérieur d’une histoire nettement définie, il y a plutôt des conversations innombrables qui hasardent des histoires d’hommes jusqu’à composer le destin de l’écriture même.

 

Diderot est extrêmement sensible aux fluctuations de la matière, aux métamorphoses du monde. Pour Diderot la matière du monde apparait comme un entrelacs quasi insensé de courants incessants. « Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces…Tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. » Il y a pour Diderot une diversité à la fois chaotique et mutante du monde qui n’est pas si éloignée me semble-t-il de la vision du tao. « Qu’est-ce que le monde ? Un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent : une symétrie passagère ; un ordre momentané. » C’est pourquoi aussi la conversation (et même l’art de la conversation) n’est pas pour Diderot une caractéristique humaine, c’est plutôt une caractéristique de la matière. Pour Diderot par exemple, les atomes, les molécules, les flux d’atomes, les flux de molécules eux aussi parlent, eux aussi s’adressent la parole. Pour Diderot les flux de la matière s’adressent des signes de reconnaissance ou de connivence. Par ce sentiment d’une conversation moléculaire de la matière Diderot est proche de Deleuze.

 

« C’est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse ; voyez les circuits que nous avons faits. Les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chainons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant ; et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses… La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise d’une qualité commune. » Ce qui intéresse Diderot c’est la structure rhizomatique de la conversation, la structure par laquelle la parole entrelace de manière inextricable la raison et la déraison. Ce qui intéresse Diderot dans la conversation, c’est la cohérence même de son délire, ce sont à la fois les formes rationnelles de la déraison comme les formes délirantes de la raison.

 

Ce qui est admirable dans l’œuvre de Diderot, c’est la coïncidence extrêmement vivace entre la profusion de son savoir et sa manière de jouer avec ce savoir. Peu d’hommes au 18ème siècle étaient aussi savants que Diderot, et peu d’hommes avaient en même temps une attitude aussi désinvolte et joueuse envers le savoir. Diderot fut en effet à la fois cet homme qui élabora l’encyclopédie avec une ténacité prodigieuse et qui pourtant ne prit jamais la connaissance au sérieux. Diderot fut ainsi cet homme qui littéralement joua à chaque instant l’encyclopédie à la loterie, joua à chaque instant le travail de l’encyclopédie à la loterie de ses humeurs, de ses caprices et de ses sentiments. (A notre époque, je ne vois que des écrivains comme P. Sollers ou U. Eco pour retrouver cette attitude sur un mode cependant mineur.)

 

J’ai le sentiment que Diderot fut de tous les philosophes le plus joueur. A la différence de Nietzsche, le jeu n’était pas pour Diderot uniquement un idéal, c’était un geste de son existence et par conséquent de son écriture, du style de son écriture. Nietzsche revendiquait le jeu et la joie cependant ses livres n’étaient pas si joueurs et joyeux que cela. A l’inverse Diderot écrivait comme il jouait avec ses phrases. Diderot écrivait à la fois comme il s’amusait avec ses phrases et comme il les mettait en jeu, comme il les pariait, comme il les jetait dans le vide pour défier le hasard, pour voir ce que le hasard allait alors pouvoir bien répondre à cela. Ecrire aura été ainsi surtout pour Diderot quelque chose comme avoir une conversation effrénée, effrontée, exaltée avec le hasard, conversation avec le hasard grâce à laquelle il improvisa avec une jubilation insouciante la forme de son destin.

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 


 

Bonjour Boris Wolowiec,


 


 Je n’ai pas fini Jacques le Fataliste parce qu’il m’a semblé que ce livre, incroyable, était aussi construit sur un procédé un peu répétitif, insistant. Quoi qu’il en soit, il me semble avoir mieux compris votre admiration pour la philosophie des Lumières, pour cette clarté, logique que j’ai souvent ressentie lors de ma lecture de A oui. Voici quelques impressions au sujet de votre livre.


-Ce que je préfère ce sont les audacieux rapprochements de mots qui parfois induisent un sens inouï, inconnu, fou. C’est extraordinairement risqué d’écrire ainsi mais, chez vous, cela fonctionne à merveille.
 - J’ai parfois l’impression que certains mots relèvent du jargon (ça, gomme, instant instant, gag, ready made, par exemple). Ce vocabulaire récurrent créé, néanmoins, des effets de résonnances dans un livre total. Ces mots orchestrent peut-être le rythme de A oui. Quelques une de vos phrases sont écrites avec plusieurs de ces mots et votre livre semble alors se suffire à lui-même. Cet ensemble minimal de mots exprime une forte cohérence qui donne l’impression de lire un dictionnaire où chaque mot se définit l’un par l’autre grâce à l’attention que vous portez à chacun d’eux. Je me permets un rapprochement avec mes Courants qui ont tous été imaginés (puis écrits) à partir d’un seul mot, perdu.
- J’ai été plus sensible aux phrases impersonnelles qui ne soutiennent pas forcément une opinion. Par exemple, la page 401 (Extraits).


-Mon attachement monomaniaque pour l’unité d’une feuille m’aurait conduit à ne choisir qu’un seul thème par page. Pour les mêmes raisons, j’aurai mis la table des matières au début de l’ouvrage et classé tous les thèmes dans l’ordre alphabétique.
-Les fréquentes répétitions du thème à chaque début de phrases impriment un élan lyrique (psalmodique ?) à votre livre ; si cette méthode peut sembler parfois un peu monotone, elle permet aussi de cerner l’unité d’une idée ou peut-être d’une émotion. J’ai souvent été entraîné par des émotions lors de ma lecture mais ma pensée (ou la vôtre) a presque toujours fait barrage, à point nommé, à cet élan : cela me convient. 
-J’apprécie vivement vos premières phrases qui « définissent » chacun de vos thèmes. Ce sont les meilleures, à mon avis, d’autant que ce sont souvent de courtes métaphores.
-Vos néologismes sont toujours opportuns. Christproquo, par exemple.
-Les thèmes que je préfère sont ceux qui ne sont pas habituellement traités par la poésie : téléphone, électricité, machine…


Votre travail est puissant surtout parce qu’il s’appuie sur une construction et un style neuf, sans précédent à ma connaissance.


 


Avec mes salutations amicales,


Philippe Jaffeux