Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? »

                                                              Premières phrases de Jacques le Fataliste de Diderot.

 

 

Le peintre dont je vous ai parlé l’autre jour au téléphone s’appelle Roman Opalka. Je vous envoie le texte du programme de son travail tel qu’il l’avait défini sur internet. 


Programme de la démarche: OPALKA 1965/1-∞


Ma proposition fondamentale, programme de toute ma vie, se traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition. Une seule date, 1965, celle à laquelle j’ai entrepris mon premier Détail.


Chaque Détail appartient à une totalité désignée par cette date, qui ouvre le signe de l’infini, et par le premier et le dernier nombre portés sur la toile. J’inscris la progression numérique élémentaire de 1 à l’infini sur des toiles de même dimensions, 196 sur 135 centimètres (hormis les "cartes de voyage"), à la main, au pinceau, en blanc, sur un fond recevant depuis 1972 chaque fois environ 1 % de blanc supplémentaire. Arrivera donc le moment où je peindrai en blanc sur blanc.


Depuis 2008, je peins en blanc sur fond blanc, c’est ce que j’appelle le "blanc mérité".


Après chaque séance de travail dans mon atelier, je prends la photographie de mon visage devant le Détail en cours.


Chaque Détail s’accompagne d’un enregistrement sur bande magnétique de ma voix prononçant les nombres pendant que je les inscris.

 

Je vous envoie aussi des extraits d’un entretien de Opalka à Art Press. Il y a entre vos œuvres à la fois des proximités (les nombres, le miroir, le narcissisme des nombres) et aussi des différences (Opalka par exemple dédaigne le hasard et le zéro et il insiste sur l’irréversibilité  du temps.)

 

« Le zéro est une fiction ou un simple symbole mathématique. Il ne peut exister ni comme point de départ ni comme fin. Il n’est que l’annulation de toutes choses, le vide, le néant, l’opposé du 1, l’unité, un tout toujours existant qui est l’éternité ; c’est pourquoi je pose le 1 comme les Grecs qui ne considéraient pas le 1 comme un chiffre mais comme le signe de l’Unité (Parménide). Et c’est sous le signe 1, cette ouverture sur la totalité qu’il faut appréhender le sens de ma démarche. »

 

« Quand nous sommes devant le miroir, chaque matin, nous croyons avoir le même visage et pourtant ce n’est pas le même parce qu’il y a constamment changement dans le temps. (…)

De même j’ai souvent essayé de faire comprendre que chaque fois que j’ajoute un nombre tout change : même le 1 du premier détail, du premier jour, a une autre signification, une autre dynamique. »

(Ainsi la suite des nombres dessinerait les traits du visage du temps. La suite d’ombres blanches des nombres dessinerait les traits du visage du temps.)

 

« Le temps que je manifeste est celui qui se détermine par la suite continue des nombres, structure logique d’un tout en mouvement, incorrigible, non manipulable, non aléatoire  affranchie de l’arbitraire : l’image de l’unité du temps dans sa durée irréversible. »

 

« Ce blanc, non seulement le blanc physique mais ce blanc toujours présent dans l’idée de ma démarche depuis le début, par son approfondissement dans la durée change d’état, c’est celui que j’appelle le blanc mental matérialisé dans une dynamique des nombres. Et même si je ne l’atteins jamais, il est déjà là. Je vis avec l’idée de ce blanc qui se crée. »

 

 

Je me suis amusé à répondre aux phrases de Tristan Felix. Voilà ce que cela donne.

 

— Comment les ailes des libellules ont-elles pu contaminer votre écriture ?

Par l’accomplissement cybernétique de l’arc en ciel.

 

— Par quel chiffre commencez-vous à faire tomber la poussière de vos chiffons ?

Avec le zéro de la liberté.

 

— Existez-vous vraiment ?

La bêtise de l’âme existe en dehors de la vérité de je.

 

— Comment les dentelières en arrivent-elles à perdre leurs dents ?

En assassinant l’alphabet de Cadmos.

 

— Quel est l’ouvrage qui vous mange ?

L’œuf du futur.

 

— Que mesurez-vous à chaque heure du jour et de la nuit de votre cerveau ?

Le tour de taille-crayon de l’éclipse.

 

« Dans Empire and Communications, Harold Innis …explique avec précision la véritable signification du mythe de Cadmos. Le roi grec Cadmos, qui apporta l’alphabet aux Grecs, aurait semé des dents de dragon et il en serait issu des hommes armés. ((Les dents de dragon  sont peut-être une allusion à des formes hiéroglyphiques anciennes.) » Mc Luhan

 

 

A propos du problème de l’alphabet de l’électricité comme forme mythologique, comme structure cosmique, je vous envoie ces quelques phrases de Mc Luhan extraites de la Galaxie Gutenberg.

« Mircea Eliade a certainement raison de dire que « le cosmos totalement désacralisé est une découverte récente de l’esprit humain ». En fait cette découverte découle de l’alphabet phonétique et de l’acceptation de ses conséquences, plus particulièrement depuis Gutenberg. »

Mc Luhan pense ainsi que l’alphabet est ce qui abolit le sentiment du cosmos. Et il pense cependant aussi ceci. « C’est une grossière illusion de supposer que l’homme moderne « ressent une difficulté de plus en plus grande à retrouver les dimensions existentielles de l’homme religieux des sociétés archaïques ». L’homme moderne, depuis les découvertes de l’électro-magnétisme, au siècle dernier, s’installe dans toutes les dimensions de l’homme archaïque et bien davantage. » Dans Pour Comprendre les Medias Mc Luhan décrit ce et bien davantage comme une sorte d’hybridation mutante entre la technique de l’imprimerie et la technique de l’électricité. « Le mythe, en effet, est la vue instantanée d’un processus complexe qui s’étend ordinairement sur une grande période. Le mythe est la contraction, l’implosion d’un processus. Et l’instantanéité de l’électricité confère aujourd’hui la dimension du mythe à l’activité industrielle et sociale ordinaire. Nous persistons à penser de façon fragmentaire, plan par plan, alors que nous vivons mythiquement. »

Pour Mc Luhan notre époque serait donc celle où la fragmentation planifiée de l’alphabet et la vie quotidienne mythologique de l’électricité se mélangent de façon indissociable.

  

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Bonjour Boris Wolowiec,

 

Merci pour votre réponse et veuillez excuser celle-ci qui est trop courte et peu construite.

Je lis ces premières phrases de Jacques le Fataliste comme des questions qui répondent à des questions que je questionne, par ailleurs. Apprendre à questionner les questions pour savoir répondre aux réponses ?

Le vide, comme une mort à soi-même (une disparition de l’ego) me semble être à l’origine de toute création. Je ne peux pas associer, contrairement à Opalka, le néant au vide qui, à mon sens, contient toute l’énergie nécessaire (et inépuisable) à l’activité de l’alphabet. Les nombres ont été confisqués et détruits par la science qui est aussi la nouvelle religion du désenchantement, de la classification, des explications. La science (et ses applications technologiques) a besoin de s’unir à l’imagination (voire aux délires) sinon elle risque de sonner le glas de nos civilisations utilitaristes. Une rencontre entre l’art et les ordinateurs (poésie numérique, par exemple) peut aussi nous aider à réactualiser le mystère des nombres.

Je comprends le travail de Opalka lorsqu’il restaure la puissance des nombres ; c’est peut-être aussi pour cela qu'il associe son processus artistique au vieillissement de son corps, à moins que cela ne soit pour insister sur sa notion (discutable) d’irréversibilité du temps. En ce qui me concerne, je ne parviens pas à séparer le temps du hasard ; ces deux mots s’expliquent l’un par l’autre. Par ailleurs, dans notre langue, le temps a l’avantage d’être toujours écrit avec un s et de s’accorder donc avec les découvertes de la physique relativiste. L’apport d’Einstein à la poésie (ou à l’antipoésie) est primordial. Est-il possible d’écrire afin de mesurer (d’exprimer) un temps, inséparable de l’espace, qui se dilate et se contracte selon des lois cosmiques ? Par ailleurs, selon S. Hawkins (et la physique quantique), la variable temps est réversible. La flèche du temps ne désigne pas toujours le futur. Je crois que je suis parvenu à imprimer un mouvement de basculement à mes courants après avoir pris connaissance de cette théorie. L’espace a-t-il été créé par un renversement du temps ? Je regarde alors la matière comme si c’était du temps renversé. L’urinoir de Duchamp prend naturellement la forme d’une fontaine et l’art conceptuel obéit à des lois astrophysiques. Le cours du temps me semble indubitablement réversible. J’applaudis néanmoins Opalka lorsqu’il réussit à créer du blanc, du vide. Fabriquer du vide est possible puisque nous avons été créés par celui-ci au moyen des nombres, peut-être.

-Comment les ailes des libellules ont-elles pu contaminer votre écriture ?

-Par l’accomplissement cybernétique de l’arc en ciel.

J’apprécie votre réponse mais numérique plutôt que cybernétique aurait peut-être permis de mieux évoquer les deux ailes. Vos autres réponses ont l’avantage d’être mystérieuses comme la plupart des phrases de A Oui.

Décidément, je me sens être bien en résonance avec certaines idées de Mc Luhan et je vous remercie de m’en avoir fait part : l’alphabet phonétique est en effet un des principaux responsable de notre désacralisation du cosmos. Les phéniciens ont d’abord utilisé l’alphabet phonétique à des fins commerciales ; un mauvais départ pour nos lettres…Les égyptiens, par contre, auraient, dès le début, associé leur hiéroglyphes à l’éternité, à une certaine idée du cosmos, donc.

L’électromagnétisme de notre civilisation technologique s’oppose au magnétisme des sociétés traditionnelles. À ce sujet Révolte contre le monde moderne de J. Evola (que j’ai lu surtout pour ses études sur le tao) est assez pertinent ; disparition du magnétisme, de l’enchantement, du dévouement lié à nos sociétés utilitaristes.

L’électricité est, pour moi, d’autant plus importante que j’en suis entièrement dépendant (ordinateur, fauteuil électrique, lit médicalisé) et l’alphabet est le sens de mon travail. Je vous remercie donc encore d’avoir développé un rapprochement entre ces deux mots. Les machines nous détournent de notre précieuse énergie. L’alphabet de l’électricité tente néanmoins aussi de me réconcilier avec mon corps.



A bientôt,

Philippe Jaffeux.