Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

(…)

 

 

Il y a de nombreuses bonnes remarques dans l’article de Samuel Dudouit. C’est sans doute l’article à propos de vos textes que je préfère. Le ton d’admiration bienveillante qui est le sien a quelque chose d’agréable.

 

Je suis presque à chaque fois d’accord avec les diverses interprétations que S. Dudouit propose. D’accord avec l’idée d’une équivalence de la page et de la lettre.

D’accord avec la partition des lettres comme une vision cinétique du silence. D’accord évidemment aussi avec l’allusion à Démocrite. D’accord encore avec l’outil du forgeron Jaffeux.. C’est très bien vu. Vous êtes en effet un forgeron stellaire, un forgeron des étoiles, le forgeron des étoiles du et.

 

 

Dudouit voit enfin très bien le problème du je lyrique de vos textes. 

 

Le nombre de phrases (…) commençant par le pronom de la première personne est si grand qu’on peut sans doute s’interroger sur le statut de  ce « je » chez Jaffeux. Le « je » de Jaffeux est celui d’un démiurge qui découvrirait son oeuvre au moment où elle le crée. C’est le « je » du sujet qui découvre qu’il n’est que la conséquence de sa propre énonciation…


 

Voilà, je trouve que S. Dudouit dit ainsi beaucoup de choses précises et cela sans aucune affectation théorique.

 

 

« l’existence du langage c’est ce qui reste de l’absence de Dieu », comme l’écrit Ph.Sollers.

 

Ou bien à l’inverse, l’oubli de Dieu apparait à la manière de ce qui reste de la disparition du langage comme gag de tragédie facile du silence. 

 

 


 


 


                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec










 

 

 


 

Bonjour Boris Wolowiec,


(…) 
 
Félicitations pour Jusqu'à que je lirai bientôt.
 
Les livres de S. Dudouit ont quelque chose de nietzschéen ; une mise en avant du corps et de ses pulsions ; des sensations ancrées dans une nature miraculeuse. 


Les paragraphes finaux de Feu, votre extrait de La posture des choses me plaisent beaucoup. La mise en forme, en place, de vos mots semble souligner une excellente excroissance poétique. Dans les textes resserrés ; la dimension visuelle des mots m’apparaît beaucoup plus évidente. Associer le feu au vide, au sang ou au souffle, par exemple, c'est un moyen de rétablir la place des flammes sur notre planète et dans l'univers. A ce sujet, je me permets de recopier le refrain de ma chanson, le feu : Le feu en liberté partout/ cache un mystère/ Avant de brûler tout à coup/ il existe dans l’air. Je me souviens, qu'à l'époque, je ne cherchai pas à rapprocher (expliquer) le feu des éclairs ou du magma terrestre. Les illuminations (un effondrement méthodique de l'ego) m’apparaissaient, je crois, beaucoup plus évidentes qu'aujourd'hui. J'avais peut-être plus d'aisance. Quoi qu'il en soit, j'éprouve encore le besoin de rattacher le feu à un mystère ; peut-être le plus grand de tous.


Le temps n'a pas de début ni de fin. Je comprends le hasard lorsqu’il évoque ce que le temps essaye d’exprimer. Il n'y a pas plus de choses à dire sur le temps que sur nos corps : ils sont là, c'est tout.  Nietzsche aménage toujours des rapports de force avec le temps. Sa volonté de puissance est un moyen d'accroître le plaisir mais aussi d’éprouver un temps intempestif, guerrier, qui ne s'inscrit pas dans une durée mais dans des fulgurances, des exaltations. Nietzsche a inspiré Freud qui lui a peut-être emprunté son recours à la généalogie (pas de vérités : seulement des interprétations) mais aussi le principe de réalité, le ça, nos instincts, l'amoralité...


Ce qui me fascine chez Nietzche c'est son courage. Nietzche a eu le courage de clamer son irresponsabilité parce qu’il savait que tout était permis et possible. Sa folie avait bien plus de mérites que toutes les formes de sagesses. Sa danse nous apprend à penser. La danse est le support de toute la pensée nietzschéenne et des meilleurs littérateurs à mon avis.


René botaniste dans les plans hyperboles (de Système Castafiore) : un spectacle de danse exceptionnel. Cette représentation était basée sur d'infimes décalages qui créaient un effet de boule de neige et qui finissait par nous présenter ce qu'était réellement notre monde : un chaos.


Bien que j'essaye en tout point d'adhérer au réel et à toutes ses diversifications, possibilités, j'éprouve des difficultés à comprendre le fonctionnement de la société mais surtout de ceux qui la composent. « Le fonctionnement des choses » est, par contre, une excellente évocation du tao selon J.F Billeter. Je pense avoir, plus ou moins, réussi à me libérer de la liberté en réduisant celle-ci à n'être qu'un simple élan, lié à un acte de création, d'écriture. En ce moment par exemple, je me sens libre parce que j'écris et que ma pensée (mots) s'expriment selon sa propre volonté. Ce que je reproche, essentiellement, à la société c'est son incapacité à prendre en considération l'improvisation et la spontanéité. A ce niveau-là, il n'y a rien de plus pitoyable que le capitalisme.
 
Comme vous le dites, il est donc important de sentir par quelle forme exister. Grâce au masque nietzschéen nous créons un double et nous existons au travers d'une forme. Cette forme doit néanmoins pouvoir se transformer, se métamorphoser à l’envi. J’essaye donc de me référer à une philosophie du devenir plutôt qu’à celles de l’existence (ou des essences). Cette dernière m’entraîne dans les méandres de l’intériorisation tandis que le devenir s’ouvre à une immanence comparable au tao ou à la pensée d’Héraclite. Vivre dans le but de me limiter à être ce que je suis en train de faire ? Avec Nietzsche nous apprenons aussi à nous accorder aux apparences, à une profondeur de la surface. . Nietzsche fût sidéré lorsqu'il découvrit l'éternel retour. Il était pétrifié,  pris dans un tourbillon qui entravait son désir d'expliquer la raison d'être de ses retours cycliques. Nous sommes dominés par des cycles mais le fait que nous le sachons peut aussi être un moyen d'entrer dans des cycles que nous avons nous-mêmes créés.


Avoir le temps est, en effet, une expression bizarre, c'est presque indécent. J’ai alors pensé que nous pourrions « être » le temps ; pas être au sens d'exister (j'ai définitivement abandonné mon existence), chacun de nous incarnerait sa propre temporalité, l’originalité de son rythme. S’intégrer à cette multitude de temps incorporés serait certainement une expérience très revigorante. Je cohabite, à l’occasion, avec un temps qui est mis sous le contrôle de mes nerfs, de mes peurs, des moments qui nous exhortent à vivre dangereusement à écrire mieux. Vivre sa vie comme si on marchait sur un lac gelé, pendant longtemps, j'ai compris ce précepte Taoïste comme une invitation à la prudence mais aujourd’hui, je pense le contraire ; il faut évidemment beaucoup d'audace pour choisir de marcher seulement sur de la glace.


A ce propos, votre assertion tragique est tout-à-fait judicieuse : donner une forme exacte à l’extase, c’est-à-dire à l’exaltation comme à la terreur de l’existence. C'est une excellente  proposition, ou plutôt  un programme, une méthode. Je vous suis sur le chemin de l'extase, j'y rajouterai simplement un soupçon (un peu moins cérébral) de folie inspiratrice, de doux délire. C'est lorsque je me retrouve à ces hauteurs que l'ordinateur se transforme en un garde-fou et que je me laisse alors envahir par la toute-puissance roborative de l'alphabet. La liberté est un outil car c’est aussi une pulsion, un moyen d'aller de l'avant, le moteur du devenir nietzschéen. 


François Huglo qui aime aussi beaucoup Diderot a conclu un de ses derniers mails ainsi : « En conclusion (provisoire), en écho peut-être à la question "comment ne pas parler d'un livre ?", je vous copie ces mots de Diderot qui, parole de quadrupède, me bottent ET me vont comme un gant : Je ne compose point, je ne suis point auteur ; je lis ou je converse, j'interroge ou je réponds.»


 

A bientôt,   


Philippe Jaffeux


 


 


 

 

 

 

 

 


 

Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

Merci d’abord pour l’envoi de Courants Blancs. 

 

 

j'éprouve encore le besoin de rattacher le feu à un mystère ; peut-être le plus grand de tous. 

 

Mystère du feu. Oui évidemment. Je vous envoie à ce propos quelques phrases de Fragments d’une Poétique du Feu de G. Bachelard.

 

« Quand ces traits de feu, éclair ou vol, viennent nous surprendre dans notre contemplation, ils apparaissent à nos yeux comme des instant majorés, ils sont des instants d’univers. Ils ne nous appartiennent pas, ils nous sont donnés. Ces instants marquent la mémoire, ils reviennent dans la rêverie, ils gardent leur dynamique d’imagination. On peut bien dire qu’ils sont des Phénix de rêverie. » « La poésie est ainsi un foyer ; les images sont le combustible qu’il faut sans cesse apporter pour que l’imagination reste à son sommet. (…) La cohésion par les images du feu est plus puissante que la cohérence des idées. »

 

Le feu affirme ainsi la sublimation absolue. Le feu phrase la sublimation absolue. Le feu affirme les phrases de la sublimation absolue.

 

Il y a un acquiescement à la multiplicité du feu à l’intérieur de votre nom. Il y a un oui au feu (un oui en allemand, un ja) et aussi un déjà du feu à l’intérieur de votre nom. Etant donné que votre prénom Philippe révèle de surcroit l’amour des chevaux, la formule Philippe Jaffeux veut ainsi dire celui qui aime les chevaux du feu, celui qui aime la multiplicité des chevaux du feu. Il y a une course inachevée comme parachevée du feu provoquée par la rencontre particulière entre votre prénom et votre nom. 

 

 

J’essaye donc de me référer à une philosophie du devenir plutôt qu’à celles de l’existence (ou des essences). 

 

La danse est le support de toute la pensée nietzschéenne et des meilleurs littérateurs à mon avis. 

 

Je n’accomplis pas cette distinction entre le devenir et l’existence. Devenir et existence me semble reliés. Je dirais même que la danse affirme le devenir de l’existence. La danse affirme le devenir de l’existence à l’intérieur des flux du vide.

 

 

Le temps n'a pas de début ni de fin.

 

Nietzsche a inspiré Freud qui lui a peut-être emprunté son recours à la généalogie (pas de vérités : seulement des interprétations) mais aussi le principe de réalité, le ça, nos instincts, l'amoralité... 


Cependant si comme vous le dites le temps n’a ni origine ni fin, la généalogie est alors inutile. Ainsi non seulement il n’y a pas de vérité mais les interprétations elles-mêmes sont sans valeur. J’ai le sentiment que le problème n’est pas d’interpréter le temps ou le monde, le problème serait plutôt de donner une forme précise au temps et au monde. Et il me semble de même nécessaire d’affirmer l’instinct et cela sans non plus l’interpréter, que ce soit de façon freudienne ou nietzschéenne. Le problème est en effet aussi de donner une forme précise à l’instinct c’est-à-dire à ce que vous appelez l’improvisation ou encore la spontanéité. A propos de l’idéologie capitaliste en tant que négation systématique de l’improvisation et de la spontanéité, je suis intégralement d’accord avec vous. Cependant j’ai aussi le sentiment que le désir d’interprétation participe du souhait nihiliste d’abolir l’improvisation de l’instinct. L’interprétation est un désir d’effacement. L’interprétation est un désir d’effacer l’instinct. En effet l’instinct n’interprète pas, l’instinct affirme plutôt la certitude de l’instant. 


 

Comme vous le dites, il est donc important de sentir par quelle forme exister. Grâce au masque nietzschéen nous créons un double et nous existons au travers d'une forme.


Je me méfie des apologistes du masque. Ceux qui prétendent résoudre l’équation du masque finissent le plus souvent vampirisés à travers ce masque même. P. Sollers serait l’exemple parfait de cette situation. J’ai d’ailleurs l’impression que la raison elle-même n’est rien d’autre qu’un masque, peut-être le plus sournois des masques d’ailleurs. « J’avance masqué. » c’était la devise de Descartes, et cela n’est pas un hasard. La forme n’est ni dissimulation ni dédoublement. La forme montre. La forme montre la multiplicité. La forme montre la multiplicité de l’apparaitre en dehors de l’un et du deux, en dehors de l’unité de l’être et du dédoublement du néant et en dehors du dédoublement de l’être et de l’unité du néant.

 

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Ce qui me fascine chez Nietzche c'est son courage. Nietzche a eu le courage de clamer son irresponsabilité parce qu’il savait que tout était permis et possible. Sa folie avait bien plus de mérites que toutes les formes de sagesses.


Courage de Nietzsche, je ne sais pas. Chesterton qui voyait surtout en Nietzsche un poète fourvoyé dans la philosophie était souvent impitoyable à son sujet. Dans Hérétiques Chesterton écrit par exemple ceci à propos du surhomme. « Ce que nous redoutons chez nos voisins, ce n’est pas l’étroitesse de l’horizon, c’est leur disposition à l’étendre, et toutes nos aversions contre l’humanité ordinaire ont ce caractère général. Ce sont des aversions inspirées  non par sa faiblesse, comme on le prétend, mais par son énergie. Les misanthropes font semblant de mépriser l’humanité pour sa faiblesse, en réalité ils la haïssent à cause de sa force. Bien entendu cette répugnance envers la brutale vivacité et la brutale diversité du commun des hommes est une chose parfaitement raisonnable et excusable tant qu’elle ne prétend en quoi que ce soit être une supériorité. C’est quand elle s’appelle aristocratie, esthétisme ou supériorité sociale que sa faiblesse inhérente doit en toute justice être relevée. Le dédain est le plus pardonnable des vices, mais c’est la plus impardonnable des vertus. Nietzsche, le représentant le plus éminent de cette prétention de dédain, fait quelque part une description, d’ailleurs puissante au sens purement littéraire, du dégoût et du dédain qui le consument à la vue des gens communs, avec leurs visages communs, leurs voix communes, leurs esprits communs. Comme je l’ai déjà dit, cette attitude est presque belle, si nous en considérons le pathétique. L’aristocratie de Nietzsche est empreinte du caractère sacré qui est l’apanage des faibles. Lorsqu’il nous dit qu’il ne peut endurer les faces innombrables, les voix incessantes et l’omniprésence accablante de la foule, il s’assure la sympathie de quiconque a été malade à bord d’un paquebot ou fatigué dans un omnibus bondé. Tout homme a haï l’humanité alors qu’il était moins qu’un homme ; tout homme l’a sentie dans ses yeux  comme un brouillard aveuglant, l’a sentie dans ses narines comme une odeur suffocante. Et quand Nietzsche manque d’humour et d’imagination au point de nos demander de croire que son aristocratie est une aristocratie de muscles vigoureux et de volonté ferme, il est nécessaire de rétablir la vérité. C’est une aristocratie de nerfs faibles. » 


C’est pourquoi je ne suis pas certain que la folie soit un indice de courage. J‘ai plutôt le sentiment que le courage serait de parvenir à affirmer son irresponsabilité sans cependant céder à la folie. Le courage serait de parvenir à affirmer la forme précise de son irresponsabilité et même la forme précise de sa déraison sans cependant être fou. Le feu n’est jamais fou. Cela se joue à une lettre. L’extrême audace du feu ce serait de parvenir à affirmer la démesure de la démence, la démesure de la déraison ou la démesure du délire sans s’enfermer dans le miroir d’infini de la folie. 



 


 


                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec


 






 

 

 

 

 

 

 


Bonjour Boris Wolowiec,


 


« Le feu n’est jamais fou. Cela se joue à une lettre. »


Merci pour ces mots.


Le feu est la plus extraordinaire image du mouvement. Les flammes sont peut-être les seules à pouvoir expliquer ou illustrer le mouvement. Le feu aiguise notre vue. « Si ton œil était plus aigu tu verrais tout en mouvement » (Nietzsche). 


 


Votre lecture de Bachelard est très éclairante et ce que vous dites à propos de mon nom m’a favorablement intrigué.


 


Je suis allé, bien entendu, trop vite, le devenir et l’existence sont indissociables, le devenir met en mouvement notre (nos) existence. J’ai réuni les philosophies de l’existence avec celles des essences afin de mieux les opposer au devenir nietzschéen.


 


Contrairement aux métaphysiciens, la généalogie de Nietzsche nous permet, notamment, de nous réconcilier avec nos instincts, de faire face à notre réalité et de nous rapprocher de notre propre temps. En ce qui me concerne, j’essaye de jongler avec des instants, des pensées instinctives (si cela existe). J’utilise aussi les nombres qui seraient les seuls à pouvoir me rattacher à la dimension métaphysique (cosmique) du temps.


 


Nos sociétés capitalistes nous réduisent à être des ratés de l’instinct, de l’improvisation, de la spontanéité et du jeu. Faire usage de notre pouvoir d’interprétation nous permet néanmoins de révéler notre subjectivité, voire notre monstruosité. Je trahis les vérités en les traduisant. J’annihile de ce fait le dispositif sujet / objet et je découvre une voie de passage.


 


En ce qui concerne le masque il ne s’agit absolument pas d’associer celui-ci à ses déviances sournoises. Le masque est pour moi un moyen d’apprivoiser et d’affermir son double créateur sans lequel l’activité artistique me semble improbable. Le masque est aussi intrinsèquement lié à la personne (« persona », masque de théâtre). Il ne doit pas être confondu avec ces muselières qui nous transforment en chien de garde du spectacle. Le masque est un remède qui provoque nos métamorphoses. Claire Ceira une amie de Ch’vavar m’a raconté une histoire féerique à ce sujet : une petite fille autiste s’est mise pour la première fois à parler après s’être affublé d’un masque nez-rouge de clown. Cette anecdote, réfractaire à toute analyse, plaide en faveur de la bienveillance des masques. J’ai parfois l’impression que l’alphabet est peut-être mon masque, le support d’un dédoublement thérapeutique ?

 


 


Je préfère penser à Nietzsche comme un poète qui a outrepassé la philosophie et réciproquement. Il était un artiste du devenir, du processus et de l’expérimentation. Il a dénoncé, avec raison l’intelligence utilitariste des faibles qui nuisait aux forts dont il faut alors prendre la défense. Nietzsche s’accordait à la brutale diversité et à la brutale vivacité du monde… Il a été le premier philosophe à déclarer : « tout est possible ». La pensée de Nietzsche a été galvaudée à cause de son idée du surhomme. Son aristocratie, à la fin de sa vie, a aussi eu pour mérite de reconnaître celle des pauvres et de leur santé cynique. Je ne suis pas d’accord avec Chesterton, l’aristocratie de Nietzsche est celle qui relève de la culture, au sens le plus large du terme ; ce qui nous aide à vivre, au milieu d’autres hommes. « Insistons sur le développement de l’amour, la gentillesse, la compréhension, la paix. Le reste nous sera offert. ». Ces mots ont été écrits par Nietzsche, aussi.


 

 

Pour conclure, je suis d’accord avec vous, seul le délire d’un apathique peut parvenir à affirmer la démence, la déraison, la démesure sans s’enfermer dans le miroir d’infini de la folie.


 


A bientôt,


 


Philippe Jaffeux


 

 





 


 

 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

Je vous envoie encore quelques phrases de Malcolm de Chazal et de Roberto Juarroz à propos de la folie.

 

 

« Le génie, (…) est l’homme qui dépasse le social, passe par cette zone où il peut devenir fou et dépasse cette zone dangereuse pour arriver à une supralucidité.

 

De cette zone, il ne peut jamais devenir fou. S’il devenait fou, il se verrait devenir fou. (…)

 

Le docteur Velin s’est servi d’un terme pour mon cas, qui n’est ni le fou, ni le lucide, mais l’antifou : l’homme qui ne peut plus devenir fou, parce qu’il a dépassé la zone de la folie. »  Malcolm de Chazal

 

 

« La poésie est-elle un prétexte à la folie ? 

Ou la folie un prétexte à la poésie ? 

Ou les deux un prétexte à autre chose 

Une autre chose excessivement juste, 

Et qui ne peut pas parler.

 

Je trouve en ce poème l’hypothèse qu’au-delà de la folie doit exister la possibilité de recourir à ce qui les assemble en un équilibre étranger à tous déséquilibres imaginables. (…) Mon poème supposait que la poésie nous conduit vers la folie, mais dans le même temps nous préserve. (…) Seule la poésie nous sauve de la folie. Autrement dit, elle est une forme supportable et vivable de la folie, où l’homme ne perd pas contact avec lui-même. (…) La poésie s’apparente à la folie parce qu‘elle tient toujours simultanément, du salut et de la perte. La poésie est une forme de folie qui nous préserve du bon sens et des stupides idoles qui dévorent la vie et les hommes. Elle est une « folie » qui nous permet de vivre et de mourir en tant que nous-mêmes. »   Roberto Juarroz

 

 

 

Et pour dire autrement ma méfiance envers le désir de folie, je vous envoie aussi d’anciennes notes à propos d’Artaud.

 

 

La malédiction d’Artaud est d’avoir été un ange sans le savoir. Par une grâce sidérante il était né ange. Par une ironie du sort ridicule, il l’ignorait. C’est pourquoi il désirait devenir un ange, alors qu’il l’était déjà. Et c’est pourquoi enfin il devint un excrément, l’excrément de sa folie.

 

L’infamie d’Antonin Artaud fut d’être une sorte de saint sans amour autrement dit un martyr, un masochiste tonitruant qui choisit de souffrir infiniment sans jamais essayer de transformer cette souffrance en insouciance de l’extase. « Celui qui a l’âme élevée sans être fort sera hypocrite ou abject. » Michaux. Telle est l’abjection d’Artaud, celle de ne pas avoir la force de son âme et ainsi de se saturer niaisement du néant épidémique (viral) de sa souffrance. L’infamie d’Artaud est d’avoir peur de la joie, est d’avoir peur de la nécessité du bonheur. L’infamie d’Artaud est de penser que la pure possibilité du mal est une nécessité (pensée qui serait la caractéristique de l’esprit religieux). La lâcheté puritaine d’Artaud est de ne jamais vouloir s’extraire du bavardage de néant du mal, de vivre comme si le bavardage du mal était une fatalité. Artaud croit au mal qu’il hait. C’est cela qui le distingue profondément de Ponge. J’ai le sentiment que Ponge éprouvait avec presque autant d’intensité la pourriture d’être d’homme, d’appartenir à l’espèce humaine qui horrifiait Artaud. Malgré tout Ponge ne s’y vautrait pas. Le courage candide de Ponge était à l’inverse d’essayer de s’en extraire par l’extase sensuelle de sa rhétorique, par la jubilation de ses phrases. 

 

Artaud a survécu à son extrême lucidité plus qu’il ne l’a œuvrée, plus qu’il n’est parvenu à la transformer en œuvre. En cela, Artaud est plus un héros, un héros de son épouvante qu’un artiste. Artaud a finalement été détruit par sa lucidité, la lucidité de son constat (effrayé) du complot aussi muet que bavard de l’espèce humaine, du vampirisme incessant de l’espèce qui contraint chaque particularité charnelle à se renier elle-même.

 

La tragédie ridicule d’Artaud est que sa lucidité n’amplifia jamais la force de sa joie. Au contraire, sa lucidité a interdit sa joie. Sa lucidité n’était pas affirmative mais réactive, elle l’a mutilé sans jamais provoquer l’épanouissement de sa jubilation. Si Artaud a finalement tant souffert, c’est sans doute parce qu’il a aimé son ennemi. Voilà ce qui distingue Artaud d’écrivains comme Ponge ou même Kafka, son impuissance à la joie, à l’insouciance, à l’humour ou à la frivolité. Sa lucidité hante Artaud, c’est pourquoi il n’est jamais apte à s’amuser avec elle. Ce qui distingue Artaud de Kafka, c’est le geste de disparaitre comme élégance de l’humoriste. Impuissant à disparaitre, Artaud s’est condamné lui-même au statut de cadavre survivant. Kafka sentait ce que sentait Artaud, l’abjection inexpiable d’appartenir à l’espèce humaine cependant Kafka disposait aussi d’une force de délicatesse que Artaud ignorait, celle de sourire avec aisance sans haine ni amertume de ce qui l’épouvantait. Artaud connaissait la lucidité mais il ignorait la grâce souriante de la lucidité. Kafka est un Artaud joueur, un Artaud dont l’infini de la souffrance n’aurait pas anéanti l’illimité du sourire.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec