Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

 

Il y a dans la langue française une étrange homonymie entre la lettre comme signe alphabétique et la lettre comme missive. Ainsi les lettres de l’alphabet ne seraient pas seulement les éléments qui constituent les mots, elles seraient peut-être aussi des formes d’envois d’un mot à l’autre, ce par quoi les mots s’adressent entre eux des paroles, des gestes, des idées, des souvenirs, des sentiments, je ne sais. Les lettres seraient les indices de la conversation des mots entre eux, de l’envoi de conversation des mots entre eux.

 

Je suis très heureux de ce que vous dites à propos du titre A Oui. C’est la première fois que quelqu’un voit immédiatement un des enjeux même de ce titre, la destruction du dualisme et par conséquent aussi la destruction de l’alternative dialectique vrai-faux c’est à dire la déclaration de certitude du destin, déclaration du destin imaginé comme destination, destination à la fois évidente et clandestine du oui.

 

 

Ce sont ces équivalences magiques (inconscientes) qui font le meilleur de la poésie.

 

Je ne suis pas certain que l’écriture soit en relation avec l’inconscient. J’ai plutôt le sentiment que l’écriture essaie d’inventer un espace en dehors de la conscience et de l’inconscient. Celui qui écrit détruit à la fois la conscience et l’inconscient, celui qui écrit dispose d’une multitude de consciences et d’inconscients qu’il s’amuse à détruire par la désinvolture même de sa terreur.

Je pense malgré tout qu’il y a une relation entre l’inconscient et la parole. C’est pourquoi je suis par exemple très attentif aux mots que je suis surpris d’utiliser quand je parle à quelqu’un pour la première fois. J’ai été surpris par exemple par l’insistance de mots tels que contradiction et ambivalence dans la première lettre que je vous ai envoyée. J‘ai l’impression que cette insistance indique la puissance de ce problème dans votre écriture. « L’alphabet est juste si les mots existent pour se contredire l’un l’autre. »

 

 

L'infini est idiot, parce que, par définition, il ne peut pas être seul et donc il peut continuer à s'agrandir sans arrêt, comme la bêtise d'ailleurs.

 

Idiotie de l’infini, je suis d’accord, cependant je ne dirais pas bêtise afin de sauvegarder intacte sa valeur de sauvagerie. Il y aurait d’ailleurs un travail de typologie intéressant à accomplir pour distinguer avec précision - bêtise, abrutissement, stupidité, idiotie, crétinerie, connerie, niaiserie… A ce détail près donc, il me semble en effet que l’idiotie de l’infini est de préférer la réflexivité, l’expansion de la réflexivité à la solitude. L’infini serait ce qui anéantit la solitude à travers l’isolement d’une réflexivité expansive.

Comme vous, j’ai le sentiment qu’il est nécessaire d’écrire en dehors de la réflexion, et pour être plus violent encore que vous, qu’il est même nécessaire d’écrire en dehors de la pensée. J’ai le sentiment qu’il est ainsi nécessaire d’écrire par imagination, par bêtise de l’imagination, par extase animale de l’imagination, par extase de bêtise de l’âme. « Les animaux nous fuient parce que nous avons peur d’être bêtes. » C’est-à-dire aussi les animaux nous fuient parce que nous avons peur de montrer la forme de notre âme.

 

Il y a une négation systématique de l’animalité, de la bêtise subtile de l’animalité à notre époque. L’animalité est le plus souvent réduite à des stéréotypes d’agressivité. Ce que notre époque refuse systématiquement de sentir, c’est que chaque animal propose une forme de monde, un style d’habitude (une ritournelle selon Deleuze) par lequel il invente un monde. Chaque animal invente le chant d’habitude comme d’extase d’un monde. Heidegger pensait  que l’homme avait un monde et que l’animal n’avait qu’un environnement. J’ai toujours eu le sentiment que c’était l’inverse qui était exact. Chaque animal incarne la forme particulière d’un monde et l’homme est l’animal qui n’a aucun monde, l’homme ne fait que reproduire des signes à travers son environnement. Et ainsi le jeu de l’écriture, le jeu tragique de l’écriture (et plus globalement de l’art) ce serait d’essayer de donner un monde à l’homme qui n’en a pas. 

 

Excusez-moi si dans ma première lettre en effet je réfléchissais trop. J’ai malgré tout parfois besoin du savoir comme tremplin, comme tremplin pour plonger à l’intérieur de l’inconnu. (Disons que ces réflexions tentaient de délimiter un terrain de jeu). Ce que j’aimerais à l’intérieur de notre conversation ce serait à la fois apprendre quelque chose (par exemple à quel texte faites-vous allusion quand vous parlez du cosmos délirant de Nietzsche, à un passage de la Volonté de Puissance ?) et aussi parvenir à vous répondre immédiatement de manière intuitive, à avoir ainsi une conversation par gestes d’imagination. C’est extrêmement difficile, cela équivaut à transformer instantanément la parole en écriture. Le poète R. Juarroz pensait par exemple qu’il avait une contradiction essentielle entre la parole épistolaire et la poésie. Et il est certain que les romanciers y sont très souvent plus à l’aise (Flaubert). Malgré tout un essai de parole épistolaire poétique me tente beaucoup, quelque chose comme une  manière d’associer Denis Diderot et Malcolm de Chazal (Avez- vous lu ce poète immense ? Sens Plastique surtout.)

 

Je ne suis pas surpris par la relation que Dantec propose entre Nietzsche et le christianisme. Cette relation, d’autres avant Dantec lui-même l’avaient déjà  notée. Selon Chesterton le Christ était un des problèmes majeurs de Nietzsche. Quelque part (je ne parviens pas à retrouver le passage) il explique que Nietzche était en quelque sorte jaloux du Christ, que la bouffonnerie cruelle de sa pensée ne parvenait pas à masquer le fait qu’il aurait malgré tout désiré être à sa place. Selon Chesterton la folie malheureuse de Nietzsche est de s’être cru obligé de rejouer une scène théologique que le Christ avait déjà jouée. A sa manière habituelle à la fois paradoxale et moqueuse, Chesterton indique qu’il était parfaitement vain de croire à l’avènement d’un quelconque surhomme et cela simplement parce que plus prodigieux que ce surhomme était déjà venu le Christ à savoir l’Homme-Dieu. Pour Chesterton, la folie malheureuse de Nietzsche est d’avoir ainsi à la fois désiré détruire le Christianisme et désiré le remplacer. (folie qui fut aussi sans doute plus tard celle de Artaud).

 

Dantec me semble un authentique écrivain mais aussi une sorte de disciple un peu tordu de Deleuze (authentique facticité de Dantec, authentique facticité machinique de Dantec).

Dantec a cependant une vision très précise de l’aphorisme. « Et il existe certains aphorismes qui ne livrent rien d’autre que leur mystère, comme s’ils étaient la fin, la terminaison ultime d’un processus de pensée et qu’il n’y a plus rien derrière, pas même le langage. » Et aussi « Pour savoir lire un aphorisme, il faut posséder au moins deux cerveaux. Pour les écrire, être en mesure de les perdre ;  pour rien, pour un mot. » Cette dernière phrase serait à rapprocher de ce que j’évoquais à propos de l’écriture comme destruction de la conscience et de l’inconscient. Je réécrirais cependant la formule ainsi. Pour écrire des aphorismes, il apparait nécessaire de perdre la multitude de ses cerveaux, de perdre la multitude de ses cerveaux sans aucune mesure, de perdre la multitude de ses cerveaux par la démesure même de son extase. 

 

Vous avez remarqué, dans ma première lettre j’ai modifié son nom en Le Dantec. Je ne sais pourquoi j‘ai modifié ainsi le G de son deuxième prénom en un Le aristocratique. Comme vous dites, je ne pense pas cependant que ce soit un hasard si dans la première lettre que j’adresse à quelqu’un d’aussi sensible que vous à la puissance ambivalente des lettres, je modifie ainsi une lettre ; est-ce aussi un hasard si je remplace cette lettre par un article défini (article défini d’ailleurs très peu deleuzien, voir ce que Deleuze dit de l’intensité moléculaire de l’article indéfini, même si il y a malgré tout aussi une distinction aristocratique chez Deleuze, Deleuze invente une forme de distinction moléculaire, une forme de distinction par catalyse) ; est-ce un hasard enfin surtout si cette lettre que j’ai modifiée se situe après le prénom Maurice, prénom avec lequel quand j’étais enfant les gens confondaient parfois mon prénom Boris.

 

Il y a une bizarre réversibilité ambivalente de votre écriture.  A propos par exemple de l’alphabet des phrases semblent contradictoires. « Il était enfin lui-même depuis qu’il écrivait avec l’alphabet des autres. » « Il se perdit dans la parole des autres dès qu’il trouva l’alphabet à l’intérieur de lui-même. » « Chaque écriture s’identifiait à la sienne depuis qu’il écrivait avec un alphabet exceptionnel. » Ainsi l’alphabet asocial que vous essayez d’inventer serait à la fois l’alphabet des autres et un alphabet exceptionnel, l’alphabet de l’exception des autres, un alphabet où l’autre n’est pas le signe d’une société humaine, où l’autre (la lettre de l’autre) serait semblable à un visage bestial, à une figure animale. « Alphabet bestial » dites-vous, il y aurait ainsi une animalité de l’alphabet, une bêtise de l’alphabet, une alphabêtise. L’indice de cette  bêtise de l’alphabet ce serait sans doute le caractère « Il associait son caractère à ceux de l’écriture pour prendre ses sautes d’humeurs à la lettre. »

 

« Seuls les détails de l’alphabet ont un sens puisque l’ensemble de l’écriture est absurde. »

Ainsi pour vous, les lettres seraient le sens même, il n’y aurait donc de sens que littéral. (Malgré tout ce n’est une hypothèse, vous avez aussi parfois l’impression inverse « Les mots perdirent leur sens lorsqu’ils furent vaincus par des lettres absurdes ») Ce sens littéral n’est pas celui de l’écriture. Pour vous la lettre est le sens du langage sans être cependant celui de l’écriture. A la différence de Rimbaud, vous ne dites pas, cela signifie littéralement et dans tous les sens. Vous dites plutôt cela signifie littéralement dans un sens unique, le sens unique de l’alphabet. Et l’écriture vient ensuite, ou plutôt à la fois ensuite et en même temps imaginer (métaphoriser) ce sens littéral de l’alphabet. Pour vous écrire c’est imaginer l’alphabet, c’est imaginer l’alphabet avec des nombres comme imaginer les nombres avec l’alphabet. Pour vous écrire ce n’est pas seulement utiliser l’alphabet, c’est imaginer l’alphabet que vous utilisez, geste presque dément comparable à celui d’un maçon qui essaierait de construire un mur avec la vision d’une truelle.

 

«  La source du temps abreuve un alphabet qui court-circuite des nombres machinaux. »

Le jeu de votre écriture serait de séduire, de détourner l’utilisation technique des nombres (ce que Heidegger appelait le calcul) par l’alphabet de l’électricité. Ce geste de séduction des nombres machinaux serait cependant ambivalent et réversible. Le jeu de votre écriture serait aussi de séduire les lettres par les nombres par les nombres incalculables, par les nombres comme images. Je parle ici de séduction à la manière de Baudrillard « Saturés par le mode de production, il nous faut retrouver les voies d’une esthétique de la disparition. La séduction en fait partie : elle est ce qui dévoie, ce qui détourne de la voie, ce qui fait rentrer le réel dans le grand jeu des simulacres, ce qui fait apparaitre et disparaitre. Elle pourrait presque être le signe d’une réversibilité originelle des choses. On pourrait soutenir qu’avant d’avoir été produit, le monde a été séduit, qu’il n’existe, comme toutes choses et nous-mêmes, que d’être séduit. Etrange précession qui plane aujourd’hui sur toute la réalité : le monde a été démenti  et détourné à l’origine. Il est impossible qu’il se vérifie ou se réconcilie jamais avec lui-même, puisqu’il a été originellement détourné… Ce qu’il faut substituer au péché originel, ce n’est ni le salut final, ni l’innocence, c’est la séduction originelle. » Votre écriture révèlerait ainsi une danse de séduction ambivalente des lettres et des nombres. C’est comme si pour vous les lettres et les nombres évoluaient, erraient presque au hasard à l’intérieur du vide et qu’ils jouaient à se séduire les uns les autres afin d’imaginer ainsi une forme du destin. (Il y a une grande intensité de séduction, de séduction métaphysique dans votre écriture. Vous savez très bien détourner le lecteur de son chemin. Je le sais d’expérience puisque vous êtes parvenu à réenchanter pour moi deux espaces, ceux de l’électricité et de l’alphabet, dont j’avais tendance à me méfier.)

 

« Les lettres sont peut-être des nombres qui refusent de se mesurer à l’infini. »

Les lettres sont peut-être même des nombres qui brûlent l’infini, qui brûlent l’infini à mains nues, des nombres qui préfèrent brûler l’idiotie de l’infini à mains nues.

 

« Il rattache la parole à un alphabet cosmique. »

A quoi ressemble cet alphabet cosmique ? Est-ce un alphabet où les lettres sont semblables à des planètes proches ou des étoiles lointaines, des étoiles proches ou des planètes lointaines ? Est-ce que cet alphabet compose les lettres comme des constellations, des constellations de trous blancs ou est-ce que cet alphabet dispose les lettres comme des instillations, des instillations de trous noirs ? Est- ce un alphabet du hasard ou un alphabet de la fatalité, un alphabet du hasard de l’ainsi ou un alphabet de la fatalité de et, un alphabet du hasard de et ou un alphabet de la fatalité de l’ainsi ? Je n’ai pas encore lu Alphabet avec assez d’attention pour le dire.

 

A propos encore de l’alphabet, connaissez-vous les livres de Stiegler où il décrit avec minutie les relations entre la structure de l’alphabet et l’organisation de la mémoire (La Technique et le Temps) ?

 

Chesterton disait que plutôt que d’adorer sans cesse les machines en tant qu’instruments glorieux du progrès, il serait préférable de les imaginer simplement comme des jouets, les jouets de sagesse de la civilisation. « Je dirai qu’au lieu que la machine soit le géant et l’homme le nain, il faudrait arriver à ce que l’homme fût un géant pour qui la machine serait un jouet. Et pourquoi ce jouet ne serait-il pas attrayant ? On pourrait fort bien imaginer dans cette perspective que chaque enfant fût un conducteur de locomotive ou, (mieux encore), que chaque conducteur de locomotive fut un enfant. » L’élégance de votre écriture est que vous parvenez à jouer avec l’ordinateur. Vous n‘êtes jamais assujetti à ses principes logiques, aux préjugés automatiques de la machine. Ce n’est pas la machine qui vous dicte votre vision du monde, c’est vous qui tentez d’immiscer votre vision du monde à l’intérieur de la machine.

 

Je n’ai jamais compris la sous-évaluation de Mc Luhan en France. La philosophie française, alors même que la question du langage est pour elle une hantise, le néglige. C’est que justement la philosophie française a tendance à concevoir le langage en tant qu’émanation purement spirituelle (Derrida en est l’exemple parfait). La philosophie française fait très souvent semblant d’être matérialiste (tout le bavardage autour du signifiant) mais sa conception du langage est le plus souvent puritaine, elle ne cesse de désirer soustraire le langage aux forces matérielles et techniques. Baudrillard évoque parfois Mc Luhan cependant souvent avec un peu de dédain. Debray le comprend mais c’est pour le traduire en discours honorable. J’avais été intéressé d’apprendre dans un livre de De Kerckhove (La Civilisation vidéo-chrétienne) que Mc Luhan avait beaucoup d’admiration pour Chesterton. Cela n’est pas étonnant, les rythmes de leurs intuitions se ressemblent. Il y a des intuitions magnifiques dans la mosaïque enthousiaste des livres de Mc Luhan. Cette phrase par exemple que j’aime bien (à rapprocher de celle de J. Cage dans ma lettre antérieure) « Qu’une chose en suive une autre ne signifie rien. » Mc Luhan avait un sentiment intense du problème de la suite. Je dirais de la suite plutôt que de la série comme vous le notez de façon précautionneuse et incertaine dans votre lettre. J’ai le sentiment d’écrire des suites plutôt que des séries. Le mot série a selon moi trop de connotations de mécanisme, de marchandise et de sérieux aussi (pour reprendre un jeu de mot de Lacan).

 

A propos du paragraphe de ma lettre à Ivar Ch’Vavar sur l’alphabet et l’électricité dans vos textes, j’ai simplement reformulé à ma manière les superbes intuitions de Mc Luhan. Celles-ci par exemple en feuilletant très vite La Galaxie Gutenberg et Pour Comprendre les Medias. « Cet espace (l’espace euclidien linéaire, droit, plat et uniforme) est une création de l’alphabétisme et l’homme pré-alphabétique ou archaïque n’en connait rien (…) Les notions  occidentales d’un espace et d’un temps continus et homogènes n’existent pas chez l’homme primitif. La culture chinoise ne les connait pas elle non plus. L’homme pré-alphabétique ne conçoit que des espaces et des temps uniques en leur genre… » « En mettant notre être physique, par les medias électriques, à l’intérieur de nos systèmes nerveux prolongés, nous créons une dynamique dans laquelle toutes les technologies antérieures qui sont de simples prolongements des mains, des pieds, des dents  (…) seront traduites en système d’information. La technologie électromagnétique exige de l’homme une docilité absolue et une quiétude méditative qui conviennent fort bien à un organisme qui a le cerveau en dehors du crâne et les nerfs à l’extérieur de la peau. »

 

Vous êtes extrêmement sensible à l’instant décisif, instant que dit souvent la conjonction dès que (et aussi à l’événement, que dit la conjonction depuis que). Vous êtes sensible au hasard décisif du temps, aux coups de dès du temps.

 

Et puis encore ceci toujours de Chesterton simplement pour le plaisir. « L’enfant est véritablement heureux chaque fois qu’il décoche une flèche. Il n’est pas certain qu’un homme d’affaires le soit autant toutes les fois qu’il adresse un télégramme. Le nom même de télégramme est pourtant un poème encore plus magique que la flèche, car c’est un trait, et un trait qui écrit. Pensons à ce qu’un enfant éprouverait s’il pouvait décocher une flèche-crayon  qui dessinerait un dessin à l’autre bout de la vallée ou de la longue rue. » 

 

 

Je vous envoie l’intégralité de A Oui un jour prochain.

 

 

 

 

 

             Salutations Exaltées.                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

Merci pour l’envoi de N et de O. La typographie est superbe. La page devient ainsi une partition exposée et même une partition exponentielle, une partition irradiée exponentielle.

Evidemment merci aussi pour l’envoi des Courants. Transi par l’exaltation de ma lettre, j’avais oublié de vous le dire. E. Canetti a écrit une fois que la malédiction de l’athée est de n’avoir jamais quelqu’un à remercier. Eh bien voilà, je vous remercie, je vous remercie à l’intérieur même de l’oubli, je vous remercie à l’intérieur de l’oubli de l’homme comme de l’oubli de Dieu, c’est à dire je vous remercie le lendemain, je vous remercie comme je vous salue avec la main du lendemain. 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,

 

Votre dernier mail m’a évidemment époustouflé. J’ai été très impressionné par votre rapidité et, encore une fois, par la pertinence de vos réflexions.

L’homonymie entre lettres et lettre est étrange, en effet. Lors de la rédaction d’Alphabet j’ai perçu la rencontre entre ces deux mots comme un choc violent que j’ai essayé d’illustrer avec des points d’exclamation dans la lettre F (LETTRE !). Existe-t-il une relation (souterraine) d’identité entre les livres et les lettres ? Un livre (votre A Oui, par exemple) ne pourrait-il pas se réduire à n’être qu’une même lettre adressée à des personnes différentes ? En vous lisant, j’ai pensé que les mots d’une lettre (comme ceux d’un livre) s’adressent d’abord l’un à l’autre avant (ou afin) de trouver leur véritable destinataire. Cette relation pourrait peut-être aussi expliquer la raison d’être du mot « correspondance » ?
Il y a aussi l’être qui s’amuse avec l’ontologie de la lettre et des lettres. Dans F, j’ai essayé de montrer que l’être d’une lettre (missive) est dans chacune de ses lettres.
La correspondance épistolaire permet aussi de nommer une absence, de reconnaître une parole manquante, un silence, une solitude. Le mot « absence » désigne, pour moi, le meilleur corollaire d’un vide créateur : l’alphabet, peut-être.
S’il est impossible d’avoir un rapport immédiat avec son correspondant lors de la rédaction d’une lettre c’est parce que notre parole est la seule à détenir ce pouvoir magique. Les mails et le téléphone définissent une vitesse qui s’immisce entre notre voix et l’alphabet. Le but de notre correspondance par courriels consiste peut-être donc à rendre possible l’impossible. Je signe aussi bien un contrat avec moi-même qu’avec autrui lorsque j’écris une lettre ; je deviens enfin ce que je suis dès que je m’adresse à un « autre » absent. En ce moment, par exemple, j’ai l’impression d’instaurer une relation immédiate avec moi-même parce que je vous écris. Dans le meilleur des cas, les missives et les lettres se partagent l’espace de l’intimité (j’entends : rejet du spectacle), de la clandestinité et de l’immédiateté comme les livres que j’apprécie, d’ailleurs.

A propos de votre destin imaginé, je me suis, bien entendu, plu à penser que notre destin est compatible avec notre imagination et nos expérimentations. J’ai alors intégré le hasard à mon imaginaire en pensant que cela était le meilleur moyen de venir à bout de mes illusions.

Mon activité auprès de l’alphabet et du hasart me semble incompatible avec la rédaction d’un texte d’argumentation. Lorsqu’un artiste ou un écrivain tente de commenter ou de justifier son travail, il prend risque de se laisser enfermer dans sa pensée, dans des ratiocinations. Les mots sont importants lorsqu’ils s’adressent à tout le monde. Il n’est pas nécessaire de les détourner de cette fonction pour qu’ils aillent flatter l’ego de quelques clercs. Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à glisser un seul grain de ma précieuse folie (plus ou moins contrôlée) dans mes raisonnantes-nables machines épistolaires. L’école, la dissertation et les règles m’étouffent à chaque fois que je rédige une lettre. Allez savoir pourquoi ? Les textes de création, contrairement aux exercices d’argumentation ont l’avantage de s’appuyer sur une révolte, un délire, une musique qui sont les principaux garants, à mon sens, de l’expression poétique. J’éprouve la sensation d’exister, d’être au monde, seulement lorsque je me livre à la création, à mon « rythme » qui s’empare alors, avec bonheur, de mon ego. À ce propos, votre réflexion sur l’art comme moyen de donner un monde à l’homme (porté par la désinvolture même de sa terreur), notre seul lieu possible , m’a beaucoup plu, ainsi que : l’instinct affirme l’innocence de la terreur. Je suis un piètre commentateur mais ces mots m’ont touchés je crois, aussi, parce qu’ils font écho à des impressions liées à ma lecture de Nietzsche.

Je lis les phrases de A Oui dans le désordre, au hasard, grâce à votre table des matières. Ce mode de lecture discontinue me fait parfois penser à celle que j’ai éprouvée avec Mille plateaux.

Vos mots concernant l’isolement de la réflexivité expansive de l’infini m’ont fait penser à deux miroirs en face l’un de l’autre et cette image me semble pouvoir encadrer l’absurdité d’un infini qui prendrait alors la forme d’une autosuggestion, d’une construction de l’esprit.

Si je ne sais plus qui est l’auteur de mes mots après les avoir écrits c’est peut-être parce que j’écris avant tout avec mon corps (ou mes nerfs) et ensuite avec ma pensée, ma mémoire ou mon imagination. Aujourd’hui, il me semble tout à fait évident que j’utilise les lettres pour me soigner, me purger ; mon écriture est surtout cathartique. Mon activité est aussi liée à des forces cosmiques, incontrôlables et à la désintégration d’un moi qui me permet de prendre conscience de ma condition sur une planète perdue dans un univers incréé.

Mondes animaux et mondes humains de Uexküll est un livre qui m’a beaucoup influencé. Le devenir-animal de Deleuze se rapproche du vitalisme de Uexküll. L’artiste est-il-lié à « sa » réalité comme chaque animal vit dans un monde qui lui est propre ? Paradoxalement, l’ordinateur me sert à préserver un élan vital, à alimenter une énergie qui tend vers la simplicité, un alphabet spiritualisé par exemple. Les lettres, les nombres ou le hasard m’aident à sortir de moi-même et à ressentir une extase quasi-animale.

Je suis d’accord avec R. Juarroz (que je n’ai pas lu) : « il y a une contradiction essentielle entre la parole épistolaire et la poésie ». L’intuition est déterminée par la poésie et réciproquement. Je comprends ce que vous entendez par gestes d’imagination ; c’est effectivement ce qu’il y a de plus important. Les gestes ont l’avantage d’être pratiquement indescriptibles et l’intérêt de ceux que vous appelez gestes d’imagination est qu’ils le sont encore moins.  J’ai lu Sens Plastique, il y a longtemps, j’en garde un très bon et étrange (extatique ?) souvenir, il faudrait que je le relise.


Je suis au service d’un alphabet asocial qui s’adresse à tout le monde. J’espère, par ailleurs, que les analphabètes ou ceux qui ne veulent pas me lire pourront trouver un intérêt à mes compositions visuelles. L’acte d’écrire se limite parfois (c’est peut-être mon cas) à exercer un contrôle sur un délire. C’est pourquoi je ne peux pas me laisser aller à exacerber ma folie ; j’essaye de la mesurer et de la doser. Ce doit être pour cela que je n’ai jamais pu comprendre Artaud, par exemple.

Je ne connaissais pas cette citation de M.G Dantec à propos des aphorismes : « d’être en mesure de les perdre ;  pour rien, pour un mot »; c’est ce qui manque, souvent, aux miens. Certaines phrases de A Oui et aussi ceux de la poésie chinoise (Li Po par exemple) se rapprochent beaucoup plus de cette excellente définition.

Je ne vais pas vous contredire lorsque vous faites appel au hasard ou à son contraire (ce qui revient au même car l’opposé du hasard c’est encore du hasard). L’effet de catalyse est à l’origine de mes écrits. Mon corps et/ou mon esprit ont été dévastés par les ordinateurs qui de ce fait sont devenus des machines qui m’aident à dévaster l’écriture au moyen de l’alphabet, d’un rythme, des nombres, du chaos, des images, du cosmos etc… Si je suis touché par une distinction aristocratique, c’est dans le but de somatiser, au moyen d’une catalyse, un rapport « exceptionnel » avec les ordinateurs et l’électricité. Au marché de la poésie, Tristan Félix a évoqué, avec pertinence, mon corps-esprit pixélisé. La revue La Passe va m’envoyer des questions à ce sujet et je vous en ferai peut-être part si cela ne vous ennuie pas.

Je vous remercie d’avoir lu mes Courants avec autant d’attention et d’avoir désigné des aphorismes qui semblent se contredire. Je ne parviendrai peut-être pas à m’épanouir dans votre pertinente alphabétise qui m’a fait penser au monde indifférencié des taoïstes ou à l’ataraxie des stoïciens. J’espère néanmoins que mes Courants réussiront à être amusants, voire correctement ridicules. La réversibilité de mes exercices se propose de réduire à néant toute forme d’ambiguïté ou d’ambivalence. J’essaye de me référer à une pratique poétique et mystique du renversement (Ji gong, le moine fou, l’ivresse d’éveil, par exemple).

Alphabet a été écrit avec un ordinateur pour être vu avant d’être lu. Cette intention est sûrement différente de celle qui vous a conduit à écrire A Oui. Mes Courants, par contre, ne se réfèrent pas à la poésie visuelle, spatiale ou numérique.

L’humanité est sortie de la préhistoire grâce à l’Egypte antique qui a inventé l’écriture. Les lettres trouvent leur origine dans des traces, des dessins et non dans la parole. L’origine de notre alphabet est égyptienne avant d’être phénicienne. Après avoir dessiné pendant près de 5000 ans des hiéroglyphes, les ingénieux scribes égyptiens ont introduit, lors des dernières dynasties, quelques nouveaux signes qui étaient phonétiques. Des artisans juifs en exil ont rapporté ces caractères sur la terre de Canaan. L’alphabet cananéen a alors inspiré les phéniciens…Pour information, je vous envoie P (inachevé) en pièce-jointe afin d’essayer d’illustrer mon intérêt pour l’Égypte antique.

En effet, j’ai commencé à écrire à la suite d’une vision, d’un geste dément qui coïncidait avec le début de ma sclérose en plaque. Votre métaphore est judicieuse ; l’alphabet a été pour moi une révélation soudaine qui s’appuyait sur un recul violent et insensé devant l’écriture.

J’ai lu De la séduction de Baudrillard, il y a longtemps et je n’ai pas vraiment été touché par cet ouvrage. J’ai du mal à comprendre votre raisonnement autour de la séduction. Mon jeu consiste effectivement à détourner les nombres (et l’écriture) avec ce que vous avez si bien nommé l’alphabet de l’électricité. Mes digressions, divagations sont avant tout liées à mon absence de mémoire immédiate ainsi qu’à mon attachement pour le jeu. Si la beauté existe, elle est forcément liée à l’intensité d’un jeu. Le jeu et la beauté se fondent sur une force originelle, métaphysique ou sacrée que je ne parviens pas à associer à la séduction qui est un procédé secondaire, social, psychologique.

En ce qui concerne l’alphabet de l’électricité, c’est à vous qu’appartient tout le mérite de ce terme. Votre expression est la meilleure façon de se rapprocher de mes textes qui deviennent alors enchantés ; électriquement lyriques.

Le christianisme a négligé la transcendance liée au cosmos. Si je me réfère parfois à celui-ci ou à l’univers c’est avec l’espoir de percevoir mon ego comme une illusion. J’essaye alors de répondre, au moyen d’un alphabet cosmique, à une banale question existentielle : pourquoi suis-je sur cette planète ?

Vous me surpassez en matière d’élégance, d’autant que celle-ci me semble souvent être le moteur qui développe et conclut vos raisonnements.

Vos références à Chesterton sont toujours les bienvenues et celle concernant l’utilisation des machines comme jouets me touche profondément. Je n’écris pas pour cultiver ma souffrance mais pour l’oublier (ainsi que moi-même, à l’occasion) grâce au jeu. L’ordinateur est un partenaire de jeu idéal ainsi qu’une aide précieuse puisque sans lui je n’aurais pas pu écrire un seul mot. Il est, néanmoins, l’un des principaux écorcheurs de la poésie. A ce propos, comment puis-je me servir de la reconnaissance vocale pour promouvoir un alphabet qui veut être indépendant de la parole ?

Qu’une chose en suive une autre ne signifie rien. Je trouve que cette phrase est extraordinaire. On peut faire dire ce que l’on veut aux mots. Il suffit qu’ils soient galvanisés par une pensée, une rhétorique, une pseudo-vérité, un raisonnement et ils finissent, la plupart du temps, par dire… n’importe quoi ! Mes valeurs doivent être compatibles avec une idée de la discontinuité et de la contradiction (délirante de préférence !). Le pragmatisme anglo-saxon était-il la qualité commune à Mc Luhan et à Chesterton ?

J’ai l’impression que vous avez réussi à écrire des suites (Forme musicale à plusieurs mouvements) ; c’est la principale force de A Oui. Tandis que mes séries de Courants tentent de faire écho aux vingt-six lettres de l’alphabet. Mais j’ai aussi l’impression que ces séries peuvent se transformer en suite.

L’alphabet électrique
est peut-être un prolongement de mon système nerveux défaillant. Alphabet a pris une forme linéaire (un abécédaire) mais, à l’intérieur de chacune des lettres, je m’appuie sur un espace-temps distordu (cercle, ruptures, variations, spirales, cycles etc.…) ; la dynamique déterritorialisée d’un analphabète, peut-être. La régression vers un stade oral-tribal décrite par Mc Luhan a été déterminante (et salvatrice) lors de la rédaction de Alphabet. Les images et les nombres semblent définir mon stade oral.

Les « bienfaisants » troubles paniques liés à mes déficiences neurologiques expliquent aussi ce que vous dites au sujet de l’instant décisif. Mes textes se réduisent peut-être à être l’œuvre d’une succession d’instants qui tentent de s’évader d’un temps inhumain (ou trop humain). Je serais très heureux si une seule de mes phrases était parvenue à refléter ce que vous nommez si bien un coup de dès du temps.

Je vais me remettre à Courants VI : le vide que je vous enverrai un jour. J’espère pouvoir décocher quelques  flèches-crayons. Je vous remercie pour tous les commentaires que vous avez fait sur mon travail et je m’excuse de ne pas avoir pu en faire autant au sujet du vôtre.

 

Avec mes salutations électro-alphabétiques !

Philippe Jaffeux