Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

(…)

 

 

Je n’ai pas encore eu le temps de dactylographier l’intégralité de mes dernières notes à propos de Courants. Je vous envoie ainsi quelques bribes un peu superficielles. Pour une fois ce sont des indices de compréhension difficile plutôt que des réponses.

 

 

« Nous voyons des lettres qui nous regardent et nous entendons des images qui nous écoutent. »

 

L’alphabet de l’électricité serait ainsi la tentative de voir les voix et de musicaliser les images.

 

« Il écrivait avec des mots oubliés pour se souvenir qu’il dessinait des lettres immémoriales. »

 

L’alphabet de l’électricité dessinerait ainsi les lettres immémoriales de l’amnésie.

 

« Le mythe comme les aphorismes et les maximes est un trait particulier des cultures orales. En effet avant que l’alphabétisation ne vide le langage de sa résonnance multi-dimensionnelle, chaque mot est en lui-même un univers poétique, une « divinité du moment » ou une révélation comme le percevaient les analphabètes. » Mc Luhan

 

De même, parce que vous essayez de mythologiser l’alphabet, vous essayez d’imaginer les lettres et les nombres comme des divinités du moment, des divinités du dès, c’est-à-dire à la fois des divinités du hasard et des divinités de l’instant, des divinités du hasard à l’instant.

 

 

« Nous perdons notre liberté si nous avons le choix entre écouter ou lire la parole. »

 

Ce qui abolirait la liberté ce serait donc d’évoluer à la fois à l’intérieur d’une civilisation orale  et à l’intérieur d’une civilisation écrite, à la fois à l’intérieur de la civilisation orale électrique et à l’intérieur de la civilisation écrite imprimée. Ainsi la revendication de liberté de l’idéologie capitaliste ne serait qu’un leurre, un leurre qui masquerait soit une situation effroyable de la civilisation soit un sentiment de fatalité indicible je ne sais.

 

Un verbe revient souvent dans vos phrases : attacher ou s’attacher. Par exemple « Les lettres s’attachent entre elles afin de libérer le sens indomptable des mots. » « Il libérait son inconscient lorsqu’il s’attachait à la volonté d’un alphabet puissant. » C’est comme si pour vous  il n’y avait pas d’autre liberté que celle du lien, par d’autre liberté que celle de la relation, pas d’autre liberté que celle du lien des lettres, celle de la relation des lettres. Ainsi la structure électrique de l’alphabet serait ce qui parvient à inventer une liberté du lien des lettres, une liberté de la relation des lettres, liberté de la relation qui serait peut-être aussi celle de l’art du hasard.

 

 

« Sa page blanche était l’ombre d’un alphabet qui faisait corps avec l’électricité de la nuit. »

 

Je ne parviens pas à voir ce que vous voulez dire avec le papier imaginé comme ombre de l’alphabet. Et cette électricité de la nuit, je ne parviens pas non plus à savoir si elle correspond aux étoiles, aux machines, ou encore à une constellation de machines, une sorte de constellation machinique et-ou numérique à la surface même de la terre ?

 

« Nous respirons sous terre depuis que nous sommes asphyxiés par un progrès mortel. »

 

Il y a chez vous la vision d’une civilisation souterraine, d’une civilisation ensevelie, vision parfois proche du cinéma de science-fiction (Matrix, La Machine à Remonter le Temps). Comme si le progrès technique nous enfonçait petit à petit à l‘intérieur de la terre, en nous transmutant ainsi en des taupes médiologiques ultra-sophistiquées.

 

« Il regardait des nuages qui passaient dans le ciel en attendant d’être immobilisé sous la terre. »

 

L’intérieur de la terre serait aussi cependant pour vous le lieu d’une attente absolue, l’attente d’un repos absolu, le lieu où l’attente devient le repos et le repos devient l’attente, le lieu aussi où le mouvement aérien du ciel se referme en une asphyxie exacte, l’asphyxie exacte du temps (?). Et que voulez-vous dire par cette phrase ? « Notre planète est animée par l’espace depuis que notre temps s’arrête sous terre. »

 

 

J’ai des difficultés à comprendre quel est pour vous le sens du mot « divin ». Si le divin est le devenir transcendant de l’immanence dont vous parlez alors comment ce devenir transcendant de l’immanence s’accomplit-il ? Seulement par les nombres, par les lettres aussi, ou encore par les hommes à l’instant où ils formulent les nombres, par les hommes à l’instant où ils formulent les lettres ? Cette vision que vous avez d’un divin sans dieu, d’un divin du multiple reste pour moi confuse. Que voulez-vous dire quand vous écrivez par exemple ceci « Des nombres divins cautionnent la science d’écrire avec un alphabet magique. » ou encore « Les dieux s’unirent aux hommes à l’instant où la parole se sépara du silence. » Ainsi le divin ne serait pas seulement la divinité multiple des nombres, il serait aussi divinité de l’un et cette divinité de l’un ce serait alors l’alphabet qui la révèlerait. (?)

 

 

« Il se connaissait depuis qu’il savait que sa mort serait identique à celle de tous les hommes. »

 

Je n’ai pas le sentiment que la banalité de la mort (autrement dit l’égalité des hommes devant la mort qui est peut-être aussi l’égalité des hommes envers la mort) soit un acte de connaissance et encore moins de connaissance ultime. La mort ne nous apprend jamais quoi que ce soit, c’est justement cela sa banalité. La mort est de l’ordre de la vie quotidienne. La mort est un fait sans valeur philosophique : la mort ne révèle aucune vérité. Et la mort est un fait sans valeur esthétique : la mort ne révèle aucune forme. Malgré tout quelqu’un comme Michaux par exemple ne pense pas ainsi. « Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres profondément…Ils  s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eut pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde. »  

 

 

Je vous adresse aussi quelques extraits de lecture de Roberto Juarroz qui m’ont parfois fait penser à vous.

 

 

170

 

Créer certaines paroles non pour les dire,

Mais seulement pour les contempler

Comme si elles étaient les visages

De créatures nouveau-nées de l’abime.

 

Créer ces paroles

Avec la gratuité exaltée

D’un feu qui n’aura pas d’usage

 

Créer ces paroles

Uniquement pour que le jeu continue.

 

 

187

 

J’ai appris que toute construction est une musique

Et que toute musique est faite de regards.

Le regard d’un mot est son sens,

Entre les paupières tremblantes d’une perte.

 

Car ce n’est pas nous qui regardons les mots :

Ce sont eux qui nous regardent

Et peut-être aussi au-delà de nous,

En battant des paupières d’un rythme secret et solitaire

 

Peut-être que demain je trouverais un mot

Qui ne regarde plus vers nulle part

Et ne batte pas non plus des paupières.

Un mot qui se laisse regarder. 

 

 

                                                                          Roberto Juarroz  Poésie Verticale

 

 

11

 

Invertir les signes de la fête,

Comme le ferait un moine fou

Qui ne peut prier qu’avec la croix à l’envers

Ou qui se met lui-même

La tête en bas.

 

Que la fête commence

Avec la mort à la pointe des doigts

Et l’abime enveloppant les jambes,

Avec la lune transformée en éponge

Pour absorber le ciel

Et la lumière en plumeau

Pour balayer la terre.

 

(…)

 

Il faut invertir les signes de la fête,

Rompre la maille extravagante

Du jeu qui nous enserre

Et sauter vers un autre jeu plus ouvert.

 

Il faut trouver plus de regard dans les yeux

Ou hors des yeux

Et découvrir enfin la fête promise.

 

 

21

 

On dirait parfois

Que nous sommes au centre de la fête.

Cependant

Au centre de la fête il n’y a personne.

Au centre de la fête c’est le vide.

 

Mais au centre du vide  il y a une autre fête.

 

 

                                                                            Roberto Juarroz  Douzième Poésie Verticale.

 

 

 

 

 

Post-scriptum.

Je vous envoie Fenêtre, un autre extrait de la Posture des Choses (après Nuages). La fenêtre serait précisément la forme de cette autre fête qui survient à l’intérieur du vide.

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,

 

Pour appuyer les mots de Mc Luhan que vous citez « Le mythe comme les aphorismes et les maximes est un trait particulier des cultures orales » je conçois très bien que, pour les analphabètes, certains mots peuvent prendre la forme d’une révélation. Peut-être parce que les mots ont, dans ces traditions, une résonnance bien plus importante que dans d’autres formes littéraires. Je crois que la parole d’un analphabète est d’autant plus intense que c’est surtout au travers de son corps qu’elle entre en contact avec des forces poétiques, magiques, divines, non alphabétique. Allez savoir !

 

 

A propos de quelques-uns de vos commentaires sur mes courants :

 

Nous perdons notre liberté si nous avons le choix entre écouter ou lire la parole. J’aurais dû écrire « une » liberté. Comme pour les vérités, nous possédons plusieurs libertés. Nos libertés sont des mouvements alimentés par nos vies intérieures, des élans indépendants de tous déterminismes qui nous entrainent vers la création. C’est ma relation au hasard, à l’inconnu et à l’imprévu qui me libère d’une liberté socialisée. Votre indicible je ne sais pourrait illustrer la raison d’être de l’activité poétique/ antipoétique. C’est grâce à ce je ne sais que nous pouvons nous débarrasser de nos conditionnements afin de nous émerveiller et de commencer alors à devenir ce que nous sommes.

 

Les lettres s’attachent… Et puis,  je ne sais pas vraiment ce que c’est que LA Liberté et c’est pour cela que je tente de la définir aussi par son contraire : un attachement ou la création d’un nœud qui me libère de la liberté… plus profondément, je ressens la liberté comme un mouvement (asocial) alimenté par ma vie intérieure ; c’est cet élan par exemple qui me pousse à vous écrire.

 

Sa page blanche était l’ombre d’un alphabet qui faisait corps avec l’électricité de la nuit. Je voulais parler de l’électricité noire d’un alphabet cosmique et évoquer ces lettres qui sont les ombres d’une parole que nous projetons sur du papier.

 

Nous respirons sous terre et Il regardait des nuages. J’associe tout ce qui est sous terre à la mort à l’exception de ce qui concerne le monde végétal. Si le progrès a un intérêt, il se situe essentiellement pour moi dans le ciel, les cimes ou le cosmos, plutôt.

 

Le mot Divin.  Ce mot exprime, comme vous l’avez compris aussi, une forme d’immanence transcendante ou de transcendance immanente. Le divin est à la fois la cause et l’effet d’une contradiction liée à un je-ne-sais-quoi qui nous met immédiatement en présence de l’éternité. Révélations, illuminations, perceptions et même hallucinations sont des formes de recours au divin. L’alphabet est divin parce qu’il a été engendré par des nombres qui le sont aussi.

 

Je me suis arrêté d’écrire tout à l’heure pour aller voir un spectacle de funambules sur le port de Toulon. Ils étaient très haut ; je ne pouvais pas m’empêcher de penser à la chute mortelle et puis aussi à l’idée que personne ne pouvait écrire en prenant les mêmes risques qu’un funambule. C’est en ce sens que j’ai compris « écrire est une lâcheté » de Pessoa. L’écriture n’est jamais une pratique qui joue réellement avec la mort mais c’est peut-être aussi une « lâcheté », parce que, dans certaines situations, l’écriture peut nous pousser à fuir nos responsabilités face à l’amour ou la mort.


Il se connaissait depuis qu’il savait que sa mort serait identique à celle de tous les hommes. Nous sommes tous égaux devant la mort parce qu’elle est en chacun de nous. Certains incorporent (connaissent) la mort et d’autre pas. A mon avis, la plupart des philosophes ne « connaissent » pas la mort et c’est pour cela que mon intérêt pour cette discipline est limité. La mort est banale parce qu’elle est avec nous tout le temps, à chaque instant ; en ce qui me concerne, c’est ma plus fidèle compagne. C’est en ce sens qu’elle est pour moi de l’ordre de la vie quotidienne. « Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eut pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde. » Je ne vois rien de mieux que la phrase de Michaux ; j’aurais pu écrire ces mots si j’avais eu un peu plus de talent. Dans n’importe quel monde, c’est vraiment extraordinaire ! Merci beaucoup ! J’ai (trop) souvent regardé des gens pour la dernière fois parce que je voulais me dépasser, exister dans un autre monde. Maintenant je préfère jouer, non plus avec le feu, mais avec des mots ou lettres qui viennent à bout de toutes illusions, de rencontres notamment. « J'ai mis ma peau sur la table, parce que, n'oubliez pas une chose, c'est que la grande inspiratrice, c'est la mort » Céline est l’écrivain qui a le plus compté pour moi surtout sur la fin (Rigodon, la danse, la musique). Après la lecture de ses pamphlets, je ne m’y suis plus intéressé. Quoi qu’il en soit, son rapport à la mort et à l’écriture m’a toujours semblé très convaincant.

 

Un gros orage vient d’éclater… Le bruit du tonnerre et puis une coupure de courant ; les éclairs me rappellent que ce sont eux les véritables maîtres de l’électricité et par la même occasion peut-être de l’alphabet ! Il y a de grands voiliers (3 et 4 mâts) dans le port de Toulon ; ils viennent se présenter ici tous les six ans. En les regardant, on ne peut pas s’empêcher de penser à ce que la mer représente pour les hommes, la splendeur de ces bateaux reflète celle d’un océan indomptable, malgré tout. A ce propos, mon rapport au monde prend forme uniquement au travers de celui que j’entretiens avec la nature. Vous aviez bien compris cela (et d’autres choses) lorsque nous avions parlé de Dantec. Les villes ne me conviennent pas plus que les formes trop abstraites de mon écriture ; c’est le fauteuil et la maladie qui m’imposent ces contraintes. A mon sens, toute véritable expression devrait se fonder sur la nature comme dans le chamanisme, le Tao ou l’art primitif. C’est très banal de répéter cela mais ce dont nous souffrons c’est d’être séparé de la nature qui ne demande qu’à être comprise (et non pas étudiée, sacralisée, expliquée). A mon sens, il n’y a pas plus de progrès dans l’histoire de la pensée que dans celle de nos civilisations. J’écris avec un logiciel de reconnaissance vocale dans un fauteuil électrique mais si je ne m’étais pas fait vacciner il y a dix ans, j’aurais pu écrire naturellement. Je crois que l’on comprend mieux les choses qui nous manquent, celles qui sont absentes. La nature m’attire d’autant plus que je ne peux plus m’en rapprocher, la parole est miraculeuses car je parle de moins en moins bien, la vitesse me fascine parce que je suis de plus en plus lent, j’apprécie la mémoire des ordinateurs parce que la mienne est de moins en moins efficace…

 

Après vous avoir lu, mon rapport aux couleurs s’est transformé. Auparavant, je faisais des inventaires de formes ; au travers desquelles je percevais une transcendance. Aujourd’hui j’essaye plutôt de percevoir des floraisons de nuances ou de ressentir l’énergie organique qui irradie de chaque couleur. A ce sujet votre réflexion sur Pollock est tout à fait opportune.

 

Merci beaucoup pour les textes de Roberto Juarroz (que je ne connaissais pas), je me sens tout à fait en empathie avec cet auteur, ce qui m’arrive rarement.

 

A Bientôt,

 

Philippe Jaffeux