Salut à vous Philippe Jaffeux,

 

 

J’ai pensé à vous l’autre jour (étrange expression). En feuilletant dans une librairie le livre de J. Kristeva intitulé Pulsions du Temps, j’ai appris qu’en Bulgarie il y avait une fête de l’alphabet. Le jour de cette fête de l’alphabet chacun porte une lettre inscrite sur ses vêtements et il se promène ainsi dans la rue, affublé comme affabulé d’une seule lettre, la lettre de sa préférence. 

 

J’ai l’impression que votre livre Alphabet serait peut-être à décrypter à travers le premier texte de Deleuze L’Ile Déserte. Je ne parviendrais pas à expliquer avec netteté pourquoi. Je ne saurais dire si pour vous l’alphabet est l’ile déserte de l’homme ou l’homme l’ile déserte de l’alphabet. Dans le texte de Deleuze il y a ces phrases par exemple « L’homme ne peut vivre sur une ile qu’en oubliant ce qu’elle représente. Les iles sont d’avant l’homme, ou pour après. » et aussi « Conscience de la terre et de l’océan, telle est l’ile déserte, prête à recommencer le monde. »

 

Dans Les Avatars du Vide, H. Wismann compare la structure des atomes selon Démocrite et la structure des lettres. « Pour Démocrite, il n’y a aucune raison de douter qu’avec un nombre illimité d’atomes on puisse parvenir à un nombre illimité d’univers, pas plus qu’on ne peut douter  qu’avec vingt-quatre lettres de l’alphabet on peut écrire un nombre illimité de tragédies. » H.Wismann évoque aussi les relations entre les lettres et la tournure, le schème ou « le toucher traversant ». « Les atomes sont comme des traces d’écriture ; leur figure, engendrée par des retournements incessants et répétés, constitue leur propriété qui n’est pas spatiale, mais qui s’inscrit dans la dimension unique de leur propagation. »

 

Dans le Zohar aussi, il y a la vision d’une structure littérale de la matière. A cette très grande différence près que dans le Zohar, le jeu de Dieu avec les lettres est antérieur à la création même du monde. « Deux mille ans avant la création, les lettres étaient encloses devant Dieu qui les contemplait et jouait avec elles. » (cité par S. Zagdanski dans un entretien à propos de son livre L’Impureté de Dieu).

 

« Seul un zéro est différent d’un autre zéro

Et quelque chose commence à tout dire une nouvelle fois à partir de cette différence.  »  R. Juarroz

A l’intérieur de l’espace du mythe comme de l’aphorisme, les phrases, les mots et les lettres apparaissent reliées par les tournures particulières du zéro. A l’intérieur de l’espace du mythe comme de l’aphorisme, les mots apparaissent ainsi comme des phrases de lettres, comme des phrases de lettres debout à l’intérieur du vide.

 

«L’alphabet reflétait son silence depuis qu’il parlait seulement pour lire ce qu’il écrivait. »

Parler pour lire. Parler afin de savoir lire. Parler afin de savoir lire son écriture. Ce geste d’affirmer la conversation comme une manière de lire l’écriture, de lire le je ne sais quoi de l’écriture, c’était ce que Diderot cherchait déjà à inventer.

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,

 

"Les cabales sont spoliées d’un b car elles ne savent pas vénérer vingt-deux lettres supradivines".

 

Ce b redoublé de cabbale (livre des lettres sacrées) est d’autant plus important qu’il distingue l’orthographe de ce mot de sa prononciation ; il sépare la parole de l’écrit.

 

Dans la Cabbale, les lettres préexistent à la parole, l’alphabet induit le verbe. La parole pourrait-elle parachever l’écriture ?

 

La Cabbale (la réception) suppose une transmission (des commentaires), une tradition). Cela pose peut-être un problème pour celui qui essaye de penser par lui-même. Le meilleur en-jeu de la Cabbale semble être le rapport que ce livre entretient avec le jeu. Si dieu a commencé d’abord par s’amuser avec les lettres, il n’y a pas de raison de s’arrêter !

 

J’ai rencontré L. Albarracin au salon l’Autre Livre.  J’ai beaucoup apprécié De l’image. Il y a, dans ce livre des formes d’illuminations ; une manière de tordre l’analyse logique grâce à un élan poétique très innovant. A l’instant même où j'ai dit à L.A. que vous aviez associé le silence et le sang, notre conversation sur ce sujet a résonné en moi. L.A. m’a alors parlé d’un texte (que je n’ai pas lu) de A. Breton. Si j’ai bien compris : l’union entre deux mots serait d’autant plus forte que leur sens (fonction) serait éloigné. Cela doit être vrai à condition que l’on n'essaye pas d’expliquer ces unions, hasards, chocs qui perdraient alors leur magie et leur étrangeté. Ces associations obéissent aux hasards d’une pensée, à quelque chose qui traverse votre tête à un certain moment et qui peut prendre une dimension universelle. La poésie (et l’antipoésie) trouve peut-être sa place entre la parole et le silence, quelque part où nous n’existons plus vraiment, là où nous sommes devenus des choses, des miroirs enfin capables de refléter un mystère. L.A. a aussi dit quelque chose de très vrai à votre sujet, je me souviens plus exactement de ses paroles mais c’était une manière élogieuse de dire que vous éprouvez entièrement votre travail que vous vous situez exactement au même niveau que celui-ci, faire front aux mots. Cette réflexion est tout à fait juste, à mon sens votre écriture est du côté du vivant, de l’action surtout parce qu’elle imprime un mouvement. Vous faites confiance à l’impact de chaque mot et cela vous réussit très bien. En ce qui me concerne, je me méfie de tout ce que je peux écrire ou même parfois dire (peut-être parce que je sens que je n’ai pas plus de prise sur la parole que sur le cosmos?). J’utilise alors des lettres, des nombres, une ponctuation, des images pour contourner l’acte d’écrire. Mais en jouant, je suis aussi joué. Dans le meilleur des cas, mon ego se volatilise et j’écris sous la dictée de mon inconscient, de forces inexplicables et inespérées.

J’ai envoyé un mail à L.A. pour rendre un peu compte de ma lecture de De l’image. Ce qui m’a surpris c’est son utilisation du mot autosuggestion. Cette phrase, en particulier m’a touché : « L’analogie relève sans doute fortement de l’autosuggestion » (p.8). Je lui ai écrit à ce propos : « (…) j’existe, je trouve mes repères seulement au travers d’un rythme lié, peut-être, à une autosuggestion. Votre remarque me semble d’autant plus pertinente que je la vérifie tous les jours. ». L’autosuggestion est peut-être à l’origine de toute création mais elle peut aussi évoquer un enfermement ; la religiosité, par exemple. Les mots se retournent parfois sur eux-mêmes pour annihiler l’espace-temps qui les supporte, ils expriment alors un mouvement qui construit un vide. Je rapproche cet effet de ce que Laurent A. dit à propos de la « métaphore drôle » (p.21) : « détruire le pont qu’elle vient (ou qu’elle est en train) de construire. » Cette dérobade est aussi le lieu où l’absurde prend un sens.

A ce propos (presque !) Pulsions du temps, c’est un très bon titre! Il n’y a que des pulsions du temps parce que les temps sont (évidemment) multiples. On peut bien sûr s’habiller avec des lettres car elles ne servent pas seulement à écrire (ce serait trop simple !).

La culture populaire réhabilite un savoir de l’ignorance. La lecture de J. Dubuffet m’a éclairé à ce sujet. L’art brut est une méthode de renversement : un moyen d’exister dans la plus profonde (et plus simple) idée que l’on peut se faire de la nature. Le renom et la fonction de la culture se renverse au contact de l’art brut.  J’ai aussi pensé à notre discussion au sujet des trois sortes d’artistes selon Chesterton ; L’homme du commun est celui du milieu, un homme parmi d’autres hommes.

 

A propos de l’île déserte (un ouvrage de Deleuze que je n’ai pas lu), je me suis demandé si ce n’était pas aussi l’in-conscience (seulement deux lettres supplémentaires !) qui permettrait à l’homme de vivre sur une ile en oubliant ce qu’elle représente. Une autre forme d’autosuggestion, peut-être. Quand vous écrivez : l’alphabet est l’ile déserte de l’homme ou l’homme l’ile déserte de l’alphabet ? Ce n’est pas une formule de rhétorique mais une excellente question (comme toutes les questions d’ailleurs !) à laquelle je suis incapable de répondre. J’hallucine (avec une truelle, peut-être !) un homme qui invente un alphabet (une langue) en traçant un cercle sur la plage d’une île déserte et...ronde !...

 

 

Les mots apparaissent ainsi comme des phrases de lettres, comme des phrases de lettres debout à l’intérieur du vide. Merci ! C’est tout mon programme (si je puis dire) et vous le formulez mieux que moi. Je me demande seulement si les lettres ne peuvent pas nous rendre fou comme les couleurs l’ont fait, selon vous, pour Van Gogh.

 

Lire le je ne sais quoi de l’écriture. Lire l’illisible cela pourrait être l’une de mes intentions, suggestions.

 

Parler pour lire. Parler afin de savoir lire. Parler afin de savoir lire son écriture. Ecrire pour parler ? Parler pour écrire ? Je ne sais pas.

 

 

A bientôt,

Philippe Jaffeux