(Extrait d’une lettre à Ivar Ch’Vavar transmis à P. Jaffeux par Ivar Ch’Vavar et C. Vercey)

 

 

Je viens de découvrir les textes de Jaffeux sur internet. Jaffeux est un poète audacieux. Cela se sent immédiatement. J’aime surtout Courants. En auriez-vous par hasard (ou par hasart comme il écrit, ce hasard qui vous semble lazaréen) des extraits, voire même l’intégralité ? J’ai très envie de lire ces textes. Je dirais même que j’en ai besoin. Ah du sang frais, des torrents de sang frais. Il y a des choses étonnantes et parfois même extraordinaires.

« Maquiller le silence avec la face d’une page. ». Et ceci à propos de l’alcool « L’alcool souverain déclare la paix asociale » La pandiculation de l’alcool révélerait ainsi la paix asociale de la souveraineté.

 

Jaffeux essaie de réconcilier la structure de l’alphabet et la structure de l’électricité. En cela il cherche à prolonger la pensée de Mc Luhan. En effet selon Mc Luhan, la structure de l’électricité transmute la structure de l’alphabet plutôt qu’elle ne s’y oppose et y met fin. Jaffeux de même essaie d’inventer un alphabet de l’électricité, une forme alphabétique de l’électricité ou une forme électrique de l’alphabet. Selon Mc Luhan, l’alphabet instaure un univers de la segmentation visuelle indifférente et l’électricité un univers de la connexion nerveuse sollicitante. Je ne sais pas ce que souhaite Jaffeux en tressant ainsi l’alphabet et l’électricité, s’il cherche à diffuser du flux électrique à l’intérieur de la distance alphabétique ou à restituer une distance alphabétique à l’intérieur du flux de l’électricité. Ou encore s’il désire proposer quelque chose d’autre dont il a seul le pressentiment. (Je pencherais cependant plutôt pour cette dernière hypothèse.)

 

Cette révélation d’une forme alphabétique de l’électricité ou d’une forme électrique de l’alphabet, il est flagrant que Jaffeux dispose du système sensoriel, du métabolisme caractéristique pour la dire. Cette très belle formule par exemple pour dire la neige de la télévision après la fin des émissions. « Le ciel étoilé dessine l’ombre des électrons. » J’ai presque l’impression que le texte Alphabet essaie de proposer un équivalent littéral à cette danse de flocons électroniques qui vibrionnent, qui zonzonnent à la surface d’une télévision  quasi éteinte. La première phrase d’Alphabet pourrait aussi être la description de cette danse de neige. « Un point final entraine 26 chansons vers une suite qui accompagne le début d’un abécédaire dansant » ou « Un océan d’octets dérive sous une ile rectangulaire tandis qu’une encre flotte grâce au poids d’un papier vague » ou « Une grappe de noyaux solitaires murit sur vingt-six branches décidées à trahir la chute d’une page intraduisible. » Ou tout compte fait chacune des phrases du texte.

 

La pensée de Jaffeux est parfois semblable à celle du romancier Maurice Le Dantec, la croyance en une sorte de machine-esprit, croyance peut-être dérivée de la philosophie de Deleuze (l’utilisation de l’adjectif déterritorialisé), même si Deleuze n’avait pas une telle conception idyllique de l’ordinateur. Et aussi comme Le Dantec, le paradoxe selon lequel cette machine-esprit a un aspect archaïque (« Les télévisions récitent l’antique odyssée. »)

« L’empreinte de la Préhistoire fut salie lorsque nous avons nettoyé nos mains pour écrire. » Ce qui a ainsi nettoyé nos mains avant d’écrire c’est sans doute l’alphabet. C’est comme si Jaffeux essayait de retrouver une forme de préhistoire à travers une saturation électrique du discours. Bizarrement, dans Courants (La Nuit), le mot préhistoire est l’unique mot doté d’une majuscule. La rhétorique littéralo-numérique de Jaffeux serait donc une façon de se salir de nouveau les mains avec le flux électrique afin de retrouver une empreinte de préhistoire propre.

 

Jaffeux essaie de donner une forme lyrique à la structure du courant électrique. Donner ainsi une forme lyrique au flux électrique est un travail gigantesque, je ne sais s’il y parviendra. C’est aussi ce que tente d’accomplir d’une autre manière et à l’intérieur d’un autre espace un cinéaste comme Wong-Kar-Wai. (Par exemple Chungking Express ou les Anges Déchus.)

 

Jaffeux tente le geste absurde de numériser l’alphabet, autrement dit de changer les lettres en nombres. Jaffeux cherche une façon d’écrire avec un alphabet de nombres ou encore avec un ensemble de lettres infinies. « Es-tu absurde ? Je numérise un alphabet logique afin de répondre à un interlocuteur réversible. » Ce qu’il désire révéler ce serait l’ambivalence numérique du langage, l’ambivalence chiffrée-indéchiffrable du langage.

 

Nos visions du monde sont pourtant très différentes et parfois même antagonistes. Ma réticence envers la poésie de Jaffeux est du même ordre que celle envers la poésie de Tarkos. Je pense qu’elle ne parvient pas à s‘extraire de l’idéologie capitaliste. Jaffeux croit en une transcendance des nombres infinis (même si dans le détail cette croyance est ambivalente). Il est donc encore assujetti à une logique capitaliste. « Les lettres se réduisent à être humaines depuis que les nombres sont divins. » « Les mots appellent des lettres qui comptent sur une réponse des nombres. » Ces formules sont en quelque sorte des dogmes du crédo capitaliste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Réponse de Philippe Jaffeux à Claude Vercey transmise par Ivar Ch’Vavar 

 

 

 

 

Cher Claude,

 



Merci beaucoup, cette lettre est magique ; elle m'a fait évidemment très plaisir. Excuse-moi de te répondre un peu rapidement mais je préfère le faire aujourd'hui.

Est-ce un hasard si je reçois ton mail dès que je viens de finir Courants V : la joie.  Tu peux évidemment transmettre ce fichier à B.W ainsi que tous mes autres Courants et mails. Je suis très touché de savoir que B.W s'intéresse à mes Courants.

Est-ce un hasard aussi si M.G Dantec et Deleuze (avec Nietzsche) sont les rares auteurs dont j'ai lu presque toute l'œuvre ?

Je préfère y voir une connexion karmique (voire planétaire).

Le paragraphe sur la forme alphabétique de l'électricité est tout à fait opportun ; c'est une question qui me semble aussi lié à mes déficiences neurologiques et c'est à ce moment là qu'intervient le processus de déterritorialisation. C'est peut-être une autre histoire, je t'en parlerai un jour si tu veux.

J'ai été très touché par l'attention avec laquelle mes textes ont été lus et par la précision des remarques de B.W. Il n'y a absolument rien à trier ; cette lettre me procure autant de plaisir (sinon plus) qu'une publication et je sais que personne ne pourra écrire quelque chose de mieux sur mon travail ; tout simplement parce que ces mots, aussi, sont mystérieux.

Je me permets aussi de te donner ces précisions :

- J'essaye de me référer à un temps pré-alphabétique plutôt que post-alphabétique (M.G Dantec). Pour ce faire, il serait préférable que Alphabet (pour les Courants c'est différent) soit vu avant d'être lu car j'essaye de dessiner autant que d'écrire.

- Par ailleurs, mon principal soutien psychique, aujourd'hui, se situe dans la pensée orientale (Tchouang-Tseu et le Tao, surtout). Les effets de ces lectures sont limités parce que je ne connais pas le chinois.  Néanmoins, si mes Courants s'appuient sur une dualité (bien occidentale) c'est pour la détruire en essayant de retrouver (recréer) une unité. 

-En ce qui concerne le credo capitaliste, la remarque de B.W est plus ou moins juste. J'ai été déçu par mes expériences politiques qui m'ont définitivement éloigné de toutes préoccupations révolutionnaires. Je n'ai jamais voté et je ne voterai jamais mais, comme toute personne qui pense, je me soumets à une politique sur moi-même. J'admets qu'il y a parfois quelque chose de réactionnaire dans mon écriture (espérons, plutôt, néo-réactionnaire, comme dirait M.G.Dantec). Par exemple, je viens d'écrire cela dans Courants V : la joie : Son ordinateur profitait à l’économie parce qu’il écrivait avec des lettres capitales... ce courant m'a surpris d'autant que c’est très moyen.

-Quand aux nombres, je penche vers l'infini lorsque je m'appuie sur la science ou sur un idéalisme (cosmique ?) mais cette impulsion vers l'absolu disparaît dès que je repense aux rapports de Nietzsche avec l'écriture et les nombres. J’ai été influencé par les réflexions de Nietzsche sur Pythagore.

 
Si cela ne t'ennuie pas, je t'envoie un exemplaire de O et un de N à transmettre à B.W à moins que tu puisses me donner une adresse.

(…)
  
Tout est engrenage...

 

 

 

Bien amicalement.

 

 

 

Philippe