Inhumain

 

 

 

 

 

Qu’est-ce  que ça  peut bien vouloir dire : une poésie qui s’adresse à l’inhumain en l’homme, – Qu’est-ce qui peut être inhumain ?

 

J’ai dit à Jaffeux que sa poésie était post-humaine… ça n’est pas du tout la même chose.

 

C’est comme si cette poésie était produite par une machine, selon une combinatoire qui n’aurait pas de sens humain. Ne serait pas liée au destin de l’homme  (en dehors du fait qu’elle signifierait sa disparition).

 

La poésie de Jaffeux met mal à l’aise et angoisse  le lecteur parce qu’elle stipule, pour ainsi dire, un monde sans l’homme et donc sans le lecteur, obligé de lire ce qui ne s’adresse pas à lui. Un monde qui continuerait sans l’homme.

 

En dehors du fait de sa disparition annoncée  (et voire déjà constatée), l’homme n’est plus « personnellement », « intimement «  concerné par cette poésie, ni même en tant qu’espèce.

 

Poésie qui inquiète, mais d’une inquiétude encore « théorique », parce que cette poésie est postérieure à l’homme, supplanté par ses machines.

 

 

 

B.W., lui, proclame sa poésie inhumaine, puisqu’elle s’adresse à ce qu’il y a d’inhumain en l’homme. Cela signifie tout de même qu’elle s’adresse  bien à l’homme, qu’elle lui est adressée, destinée. L’homme, même d’une façon aussi paradoxale, est destinataire de cette poésie.

 

Et de fait  il se sent immédiatement concerné par elle, et c’est dans son intimité la plus profonde (sans doute la plus « inhumaine ») qu’elle l’atteint et qu’elle l’étreint.

 

 

 

Dans À Oui, qui se veut un livre d’acquiescement  (mais à quoi ?), la poésie de B.W. est beaucoup plus angoissante que dans Fenêtres ou Nuages (je ne connais pas les autres œuvres). Dans  ces poèmes, l’homme n’est pas immédiatement concerné. – Il l’est dans À Oui, d’une façon vraiment étrange, presque incompréhensible.

 

Il est sensible dans ce livre  que le poème s’adresse bien à l’homme, mais d’une façon inédite, inédite et inouïe. Il est bien destiné à son intimité, mais en même temps, l’homme, s’il se sent touché au plus intime, ne reconnait jamais son intimité d’homme comme scène de cette poésie.

 

Le poème À Oui s’adresse à des parties de l’intimité humaine que l’homme ne reconnait pas, dont il n’a pas, ou ne croit pas avoir connaissance ; ou, s’il lui semble reconnaitre peut-être quelque chose, il ne se connaissait pas cet angle de vue là.

 

Cela est extrêmement dérangeant et inquiétant.

 

 

 

Pour autant, est-ce vraiment de voir, de sentir s’émouvoir ces tréfonds en lui qui inquiète le plus l’homme… ou plutôt l’intrusion poétique ? C’est comme si un faisceau  de lumière venait éclairer le fond du fond de notre être, et alors on sait que ce faisceau est extérieur à nous, étranger.

 

Il est étranger et ne se donne même pas les gants d’une camaraderie, comme chez Rimbaud, ou la camaraderie est sévère, mais réelle, affirmée ; ou chez Lautréamont, où elle est toujours à double tranchant, et dangereuse.

 

On pourrait s’attendre au moins à une politesse, comme chez Mallarmé, même à une politesse glacée. Mais non, il n’est pas question de politesse. Tout se passe comme s ‘il n’y avait aucune relation réalisée entre le poème et son lecteur. Le poème nous sidère et nous soumet. Ce n’est pas sur le plan relationnel que le poème À Oui nous parle.

 

 

 

À Oui ne s’adresse pas directement à l’homme, en nous, mais justement à l‘inhumain. Comment comprendre cela ?

 

D’autre part, la puissance, l’efficace de cette poésie est telle qu’elle ne nous paraît pas même  provenir de l’humain – certes elle passe par l’homme, par son langage – mais ne vient pas de lui et ne va pas à lui.

 

C’est exactement  comme si  avec cette poésie quelque chose qui dépasse l’homme s’adressait en nous à quelque chose qui nous dépasse (au moins en cela que nous ne le comprenons pas).

 

Et ça n’est pas du tout la même chose  que la poésie « post-humaine » de Jaffeux, poésie que des machines, des robots peuvent produire et produiront…

 

B.W. dit que la poésie de Jaffeux reste tributaire du capitalisme  parce qu’elle se fonde sur les nombres… La poésie de Jaffeux, certains lecteurs peuvent la trouver « réaliste », parce qu’en réalité elle montre tel qu’il est un monde qui est déjà là, même s’il n’est justement plus « notre » monde.

 

La poésie « inhumaine » de B.W. c’est autre chose. L’inhumain n’est pas post-humain. il est « seulement » inhumain.

 

Je crois que cette poésie  prépare le dépassement de l’humanisme (pensé par Heidegger). Elle est liée au moment (possible, encore possible) ou l’homme prend conscience qu’il doit prendre en charge toute la création, mais humblement, parce que ce n’est pas « sa » création.

 

Ce qui est « inhumain » en lui, c’est tout ce qu’il n’est pas, mais qu’il doit prendre en charge , dont il doit prendre soin, et qui ,de cette façon devient une partie de lui, sa partie « inhumaine ».

 

(…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

 

 

 

B.W, lui, proclame sa poésie inhumaine, puisqu’elle s’adresse à ce qu’il y a d’inhumain en l’homme. Cela signifie tout de même qu’elle s’adresse bien à l’homme, qu’elle lui est adressée, destinée. L’homme, même d’une façon aussi paradoxale, est destinataire de cette poésie. 

 

A Oui n’est pas adressé à l’inhumain en l’homme. A Oui  apparait seulement adressé à l’inhumain du oui, à l’inhumain à l’intérieur du oui. A Oui affirme le geste d’adresser l’existence à la pulsion du oui, à l’instinct du oui, à la pulsion de couleur du oui, à l’instinct de couleur du oui, à l’apocalypse de couleur du oui.

 

 

 

C’est pourquoi je préfère cette autre formule que tu proposes. C’est exactement comme si  avec cette poésie quelque chose qui dépasse l’homme s’adressait en nous à quelque chose qui nous dépasse. Formule que je réécrirais cependant ainsi. C’est comme si quelquechose qui sublime la chair anthropomorphe de celui qui écrit s’adressait à quelquechose qui sublime la chair anthropomorphe de celui qui lit. A Oui serait une tentative d’écriture sublime (problème du sublime déjà pensé par Kant avec une extrême précision il y a longtemps).

 

 

 

L’efficace de cette poésie est telle qu’elle ne nous parait pas même provenir de l’humain - certes elle passe par l’homme, par son langage- mais ne vient pas de lui et ne va pas à lui. 

 

A cette phrase j’acquiesce intégralement, c’est en effet exactement cela. L’écriture de A Oui apparait destinée à l’inhumain du oui, et malgré tout seule une chair anthropomorphe souveraine dispose de l’aptitude de saisir au vol cette chose ainsi destinée à l’inhumain du oui. (J.M.G Le Clézio a écrit à propos de R. Bresson des phrases assez proches de ce paradoxe « C’est que le spectacle, s’il est fait par un homme et pour les hommes, ne leur est pas seulement destiné. Il est montré à cette autre personne en dehors de nous, que nous ne pouvons connaitre qu’à l’instant de ce cérémonial, de cette offrande. Le cinématographe … »)

 

 

 

A l’époque de l’écriture de A Oui j’avais cependant un sentiment plus radical de ce problème. A l’époque de l’écriture de A Oui j’avais l’illusion de pouvoir sortir à jamais de l’humain, de l’espèce humaine, de l’obligation stéréotypée d’être homme. Et pourtant je savais aussi, j’avais aussi la certitude qu’il y a parfois une manière d’apparaitre humain exacte et admirable, celle par exemple des figures des films de J. Ford ou d’Ozu. Voilà je suis un  hybride de Pollock et de Mallarmé qui aimerait trouver un lecteur semblable à un cow-boy taoïste. Evidemment ce lecteur n’existe que dans les livres de P.K. Dick.

 

 

 

Le poème nous sidère et nous soumet.

 

Sidérer oui pourquoi pas. Soumettre non. Je dois te dire que je suis quand même un peu surpris par ta vision de A Oui comme une armée en marche qui n’aurait d’autre désir que celui de subjuguer ses lecteurs. Je n’ai jamais écrit pour subjuguer quoi ou qui que ce soit. Je n’ai jamais écrit pour développer un quelconque pouvoir sur les autres. En effet le désir de pouvoir m’ennuie. Deleuze a très bien dit que le désir de pouvoir est celui d’assujettir la plus basse des puissances de l’autre. En cela c’est une satisfaction triste. J’écris à l’inverse afin que la plus haute puissance de l’autre parvienne parfois à répondre à ma plus haute puissance. J’ai toujours écrit afin d’amplifier, d’intensifier la souveraineté de mon existence de telle manière que cette forme de souveraineté ne soit pas cependant une prise de pouvoir sur les autres. Ce que je cherche à l’inverse c’est à affirmer la souveraineté de mon existence afin que la souveraineté de l’existence des autres y réponde, afin que la souveraineté de l’existence des autres savoure la joie d’y répondre. Ainsi écrire ce serait inventer une forme de sidération terrestre, une forme de sidération paradoxale par le geste d’affirmer l’érosion même de l’extase, par le geste d’affirmer la cathédrale de poussière de l’extase.

 

 

 

Disons que j’ai maintenant le sentiment d’exister à la fois parmi les hommes et en dehors de l’humanité, à la fois parmi la multitude des hommes comme en dehors de l‘espèce humaine. J’ai le sentiment d’exister en dehors de l‘espèce humaine de manière humble c’est à dire sans avoir l’arrogance de penser que cet au dehors est un au-dessus.

 

 

 

Tu as donc souvent tendance à humaniser le geste d’écriture de A Oui. Au sujet de l’homme, il me semble que j’ai une attitude plus proche de Lautréamont que toi. J’ai l’impression que Dieu et l’homme, si j’ose laborieusement dire, c’est kif-kif non-bourricot. Dieu et l’homme s’entendent comme larrons en foire, comme larrons en foire sur la croix, pour abolir à chaque seconde l’âme de l’âne.

 

 

 

Il est étranger et ne se donne même pas les gants d’une camaraderie. 

 

Soit. Cependant j’aime toujours partager le pain (la nourriture) avec les autres hommes. Je donne ainsi malgré tout la main du compagnon. 

 

 

 

Le poème A Oui s’adresse à des parties de l’intimité humaine que l’homme ne reconnait pas, dont il n’a pas, ou ne croit pas avoir connaissance… 

 

C’est pourquoi  nous disons souvent des paroles banales qui empêchent de grandes paroles d’apparaitre. Nous parlons de façon banale parce que nous avons peur de la grandeur hypothétique qui est en nous. Ou plutôt parce que nous avons peur de ce qui se trouve en nous  et apparait pourtant beaucoup plus grand que nous. Nous disons des paroles banales parce que nous n’avons pas l’audace de provoquer une forme sublime qui somnole à l’intérieur de nous et qui à l’instant où elle se réveille devient instantanément plus grande que nous. Nous disons des paroles banales simplement parce que nous avons peur de l’existence du sublime (sublime qui existe à la fois à l’intérieur de chaque chose du monde comme à l’intérieur de la chair humaine).

 

 

 

Le philosophe J.L Nancy a superbement évoqué le problème du sublime selon Kant. « C’est une présentation, car cela se donne à sentir. Mais ce sentiment est singulier, sentiment de la limite, il est le sentiment d’une insensibilité, sentiment insensible, (…) syncope du sentiment. » « Au bord de la syncope, le sentiment, un instant, sent encore, sans plus se rapporter à son sentir. Il perd le sentiment : il sent sa perte, mais ce sentir n’est plus à lui, bien qu’il soit très singulièrement le sien, il est pris lui aussi dans la perte. Ce n’est plus sentir, c’est être exposé. » « Un art suspendu, ou une mise en cause de l’art dans l’art lui-même, et en tant qu’œuvre ou en tant que tâche de l’art – c’est ce que le sublime met en jeu. » « Qu’est ce qui s’offre dans le sublime ? (…) c’est l’offrande elle-même en tant que destin de l’art. » « Dans le sublime, l’art lui-même est dérangé, offert à un autre destin encore, il a son propre destin en quelque sorte hors de lui. »

 

 

 

A Oui se veut un livre d’acquiescement (mais à quoi ?). 

 

A Oui apparait plutôt comme une tentative de s’extraire à la fois de la négation et de l’acquiescement. A Oui apparait plutôt comme un essai de projection à l’intérieur du oui, comme un essai de projection à l’intérieur de l’écran de couleur du oui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Surplomb

 

 

 

Cher Boris,

 

je te sais gré de ton message, qui m’ouvre un peu plus (à) À Oui. Les dernières lignes, en particulier : « À Oui apparaît comme une tentative de s’extraire à la fois de la négation et de l’acquiescement. À Oui apparaît plutôt comme un essai de projection à l’intérieur de l’écran de couleur du oui ».

 

Cinquième paragraphe : bien sûr que tu n’as pas écrit pour subjuguer ou soumettre ton lecteur ! Mais le lecteur, lui, est subjugué, par l’APLOMB du poème, par son avancée inexorable qui ne perd jamais de son aplomb, de sa hauteur, de son surplomb, impressionnants, même et surtout s’ils ne sont pas humains, et qui frappe dans sa marche coup après coup, non dans la volonté de frapper, mais parce que chaque pas est comme un coup pour le lecteur ; et qu’il recule (le lecteur) devant cette masse qui avance sur lui le surplombant. Voilà, mon cher Boris, le « ressenti » de ton lecteur !

 

Non, je ne crois pas « humaniser le geste d’écriture de À Oui » – au contraire, j’ai dès le premier contact éprouvé le poème comme inhumain ou surhumain.

 

Dans quel livre de Nancy retrouverai-je ces phrases sur le problème du sublime selon Kant ?

 

(…)

 

Salut fraternel,

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le texte de J.L Nancy s’intitule L’Offrande Sublime. Il se trouve dans le recueil collectif Du Sublime, aux éditions Belin, collection L’Extrême Contemporain.