Salut à vous Sanda Voïca,

 

 

Notes diverses en marge de Epopopoèmémés.

 

 

1.

 

 

Il y a une étrange distinction de la digression à l’intérieur de vos phrases, c’est-à-dire aussi une distinction de la démence. Il y a une magnifique élégance intuitive de vos phrases, une superbe confiance en votre intuition, en l’errance même de votre intuition c’est à dire en l’intuition de votre exil.

 

« Je m’abime et je suis diligente. » 

La digression révèlerait ainsi la virtuosité de rester diligente à l’intérieur de l’abime.

« Je me dandy-ne. Dandy-esse ou déesse : il faut que ça dandine avec adresse. » 

La digression se dandine dandy. La digression se dandine dandy à l’intérieur de l’abime. La digression se dandine avec diligence, avec diligence dandy à l’intérieur de l’abime. La digression se dandine dandy à l’intérieur du noir. La digression se dandine dandy à l’intérieur de la ribambelle de tonnerre de l’abime, à l’intérieur de la ribambelle de tonnerre du noir.

 

J’aime bien aussi votre manière d’essaimer des prénoms et des noms presque à chaque page parmi le flux de votre poème. Cette manière d’essaimer ainsi des prénoms et de noms  ressemble un peu à celle de B. Cendrars.

 

« Les noms propres suffisent pour faire battre le cœur -, entendus ou prononcés. »

Les noms propres révèlent la pulsation cardiaque de la parole. Les noms propres donnent à sentir les pulsations cardiaques de la parole, les vortex cardiaques de la parole, les vortex d’éclats cardiaques de la parole, les vortex de clarté cardiaque de la parole. 

 

Il y a parfois aussi des intonations dégingandées à la manière d’Allen Ginsberg dans votre texte, comme dans Howl par exemple. Je ne saurais dire précisément pourquoi, en effet je n’ai jamais lu le livre de Ginsberg, je l’ai seulement feuilleté d’innombrables fois entre les étagères de la Bibliothèque municipale d’Angers sans jamais cependant l’emporter, et là non plus je ne saurais dire pourquoi. Le dégingandé, c’est à dire la vitesse molle ou encore la vivacité floue, le dégingandé, le déguenillé et parfois même le dégoupillé, le dégingandé semblable à une sorte de déglutition salivaire, salivaire solaire de l’enjambement. Ainsi une virtuosité de la digression c’est à dire un lierre de la volubilité.

 

 

« Apprendre et apprendre aux autres - non pas en tant que Maitre ou Magister, mais en tant que … Autre- »

Ce qui apparait de manière flagrante à l’intérieur de votre écriture, c’est votre aptitude à donner à penser. Ce que vous écrivez donne à penser à la fois parce que vous apparaissez extrêmement accueillante aux voix des autres et que jamais pourtant ce que vous dites n’est similaire à une quelconque ventriloquie (à la différence de la très grande majorité des petits maîtres de pacotille de la modernité et de la post-modernité qui le plus souvent ne sont rien d’autre que des ventriloques parfaitement inconscients ; ventriloquie de Bataille, ventriloquie d’Artaud, ventriloquie de Du Bouchet etc, les exemples seraient innombrables.)

 

Vous êtes ainsi extrêmement accueillante à la voix des autres, la voix c’est à dire la coïncidence de vide entre le sommeil et le rêve. Il y a ainsi une sidération émolliente à l’intérieur de vos phrases. « Et aujourd’hui je parle, ce sont plutôt les étoiles dans ma bouche qui parlent. »

 

 

L’oscillation entre l’attendre et le sans attendre revient sans cesse à l’intérieur de vos phrases (oscillation d’ailleurs attendrissante). Les dés et les mots n’abolissent pas l’attente et malgré tout les lettres doivent être envoyées sans attendre. « Qu’elles partent aujourd’hui même ces lettres, que ma volonté soit faite ! » Par cette insistance de l’attente vous êtes proche de l’œuvre de M. Blanchot « L’attente ne donne pas la parole. Mais la parole répond à l’attente. » L’Attente, l’Oubli. 

 

Il me semble que vous devez choisir à chaque instant entre l’attente à l’intérieur de l’exil et le sans attendre à l’intérieur de l’ici, ou à l’inverse entre le sans attendre à l’intérieur de l’exil et l’attente à l’intérieur de l’ici. Et cet intervalle entre l’ici et l’exil reste à chaque fois inconnu à votre adresse. « Je tombe de plus en plus souvent dans une sanda ou dans un voïca inconnue à mon adresse. » Malgré tout à l’intérieur de cet intervalle entre l’ici et l’exil, ça se dandine aussi avec adresse. La digression serait ainsi une manière de se dandiner avec adresse à l’intérieur de l’inconnu à votre adresse, à l’intérieur du vide inconnu à votre adresse. La digression serait ainsi une manière de se dandiner avec adresse en attendant sans attendre entre l’ici et l’exil à l’intérieur du vide entre le prénom et le nom inconnu à votre adresse. Comment savoir en effet à quelle adresse l’écriture a lieu ? Comment savoir à quelle adresse l’écriture à la fois survient et repose, à quelle adresse l’écriture à la fois surgit et s’endort ?

 

 

2.

 

 

Dans votre titre Epopopoèmémés, j’entends une sorte d’épopée pop, une délibération de grand-mère pop, une délibération de grand-mère pop un peu dingue, entre Bob Dylan et Brigitte Fontaine.

 

Étrangement Pop, c’est à la fois le nom du père de votre fille et l’abréviation du mot populaire en français. C’est ainsi comme si vous aviez fait un enfant avec un diminutif pseudonyme du peuple français.

 

Je me demande enfin si ce qui reste impensable à l’intérieur de ce titre n’est pas quelque chose comme une sorte de scorie intraduisible entre le français et le roumain. Il me semble que vous entendez dans le mot épopée quelque chose qu’un français n’entend jamais, de même par exemple que Kundera parce qu’il est tchèque entend l’aspect terne du mot éternité en français et plus encore une sorte d’amoncellement de pitres ternes dans le mot sempiternel.

 

 

« Voilà, je dois chercher un peu de mémoire supplémentaire pour ma boite. Et pour mon cerveau… »

Le problème reste de savoir à quel type de boite le cerveau ressemble alors exactement. Le cerveau est-il une simple boite de carton, une boite de plastique, une boite de métal, une boite à outils, une boite à musique, une boite à outils à musique, une boite de boitements, une boite qui se met en boite (une poupée russe de la moquerie donc), une boite à malices, une boite de bonbons, une boite à malices de bonbons, une boite à fumée, une boite à bijoux, une boite à fumée de bijoux, une boite à lettres, une boite à lettres de bonbons, une boite à lettres de fumée, une boite à lettres de bijoux, une boite noire, une boite de vitesse, une boite de vent, une boite de vitesse du vent, une boite à lettres du vent, une boite à bijoux du vent, une boite de dérivation, ou plus bizarrement encore une boite crânienne, une boite de dérivation crânienne, une boite atomique, une boite radioactive, une boite de nuit, une boite de nuit atomique, une boite de nuit radioactive, une boite à bijoux de nuit, une boite à lettres de dérivation, une boite à lettres de dérivation de fumée, une boite à lettres de dérivation de vent, une boite à lettres de dérivation de nuit.

 

 « Silence du cerveau… »

Je ne sais pas s’il y a un silence du cerveau, j’ai souvent l’impression que le cerveau et le silence s’affrontent en un combat sans merci, sans s’il vous plait et sans merci, un combat sans aucune politesse, un combat d’une banalité effroyable.

 

 

3.

 

 

«  Mon œuvre dort. »

Immense problème du sommeil. J’ai le sentiment qu’à ce problème il y a deux réponses inoubliables, celle de Lautréamont qui affirme le désir de ne jamais dormir, la lucidité insatiable de l’insomnie et à l’inverse celle de Péguy qui affirme la volonté paisible du sommeil. L’audace serait malgré tout de parvenir à savoir ce que Lautréamont savait à l’intérieur de la démence de sa lucidité et à dormir malgré tout tranquille ainsi que le voulait Péguy, c’est à dire à la fois comme un travailleur et un enfant, comme un travailleur enfantin.

 

Dormir c’est avoir confiance en la présence du monde. Dormir c’est s’abandonner au dénuement de la plus extrême vulnérabilité et cela malgré tout avec la certitude que le monde restera bienveillant envers notre existence. Dormir c’est s’abandonner à la bienveillance de terreur du monde.

 

«  Il faut dormir pour pouvoir trahir. »  

J’ai plutôt le sentiment qu’il apparait nécessaire de dormir afin d’accueillir la métamorphose de la chair, afin d’affirmer la métamorphose de la chair sans que cette métamorphose soit une trahison. J’ai le sentiment qu’il apparait nécessaire de dormir afin d’affirmer la confiance de la chair, la métamorphose de confiance de la chair, la métamorphose de confiance comme la confiance de terreur de la chair.

 

Il y a un sommeil souverain de l’écriture. Ecrire c’est quelque chose comme dormir à l’intérieur de la lucidité. Ecrire c’est dormir à l’extrémité même de la lucidité, à l’extrémité de la falaise de la lucidité. Écrire c’est dormir comme un funambule à l’extrémité de la falaise de la lucidité.

 

«  Mon sommeil et mon éveil ne font qu’un ! » « Éveil et sommeil ? LE MEME REVE. »  

J’ai plutôt le sentiment que la lucidité devient la forme du sommeil comme le sommeil devient la forme de la lucidité à l’intérieur de la clandestinité du destin, à l’intérieur de l’insouciance de l’inexorable, à l‘intérieur de l’insouciance clandestine du destin, à l’intérieur de l’insouciance clandestine de l’inexorable.

 

« Les livres, le sommeil et les rêves des autres me suffiront jusqu’à la fin des mondes. »

 L’écriture serait ainsi ce qui révèle qu’il existe un seul sommeil pour la multiplicité même des mondes.

 

 

4.

 

 

 « Combien de fois un homme doit-il regarder en l’air avant de voir vraiment le ciel ? »

Je me souviens de mon émotion la première fois où j’ai senti la présence du ciel. Avant cet instant, je voyais le ciel sans en avoir la sensation. Avant cet instant, le ciel n’était pour moi qu’une image autrement dit un fond du décor humain, le fond de décor de la société des hommes (un peu comme dans The Truman Show de Peter Weir où le ciel est peint sur un mur). Ainsi à cet instant pour la première fois, je touchais le vide du ciel, je respirais et même j’humais le vide du ciel, j’humais la proximité paradoxale du lointain. Ainsi pour la première fois, l’espace venait à ma rencontre comme je venais à la rencontre de l’espace, l’inhumanité de l’espace venait à ma rencontre comme je venais à la rencontre de l’inhumanité de l’espace. Avant cet instant, il n’y avait que l’humanité, la société incessante des hommes. Après cet instant il y avait à la fois les hommes et le monde, les hommes et la présence du monde, les hommes et l’immensité du dehors. Et puis aussi paradoxalement cette présence matérielle du monde donnait ainsi à sentir la présence matérielle des hommes. La présence inhumaine du monde provoquait l’extraction de l’humain en dehors de sa situation de stéréotype.

 

 

« L’Alvéole de mon silence. »

Le vent multiplie des alvéoles de silence. Le vent multiplie des alvéoles de silence par des milliers de cils auditifs. « Ce matin, j’aiguise mon ouïe, pour arriver non pas à un œil avec Des milliers de facettes, mais à des milliers de cils auditifs. » Le vent invente les alvéoles de silence du dehors. Le vent invente les alvéoles de silence du dehors au sommet des cils de sa voix, au sommet des cils auditifs de sa voix, au sommet des cils de sommeil de sa voix.

 

« Marteler pour fixer le chant boiteux. »

Le vent martèle la voix. Le vent martèle les cils de la voix. Le vent martèle l’envol. Le vent martèle les cils de l’envol. Le vent martèle l’envol de la voix. Le vent martèle les cils d’envol de la voix.

 

« On ouvre les bras pour voler et on est crucifié. »  

Le vent martèle la crucifixion de la voix. Le vent martèle les cils de la crucifixion, les cils d’envol de la crucifixion, les cils de crucifixion de la voix, les cils d’envol crucifié de la voix.

 

« Je me veux dans le vent. » « Sa volubilité reste à découvrir. » 

La volubilité du vent reste à découvrir. Se vouloir à l’intérieur du vent comme la volubilité reste à découvrir. La volubilité du vent reste à découvrir à l’intérieur de l’attente. La volubilité du vent reste à découvrir à l’intérieur de la crucifixion d’envol de l’attente.

 

Le vent invente son délire. Le vent invente son évanouissement. Le vent invente le délire de son évanouissement. Le vent invente les cils de son délire, les cils de son évanouissement, les cils de délire de son évanouissement.

 

« Je t’envoie des draps. Tu m’envoies du vent. »

Vouloir les draps du vent. Vouloir la volubilité du vent. Vouloir les draps de volubilité du vent. Vouloir les draps de fraicheur du vent, les draps de fraicheur volubile du vent.

 

« Dans le bon vent : celui qui n’enfle pas trop ma voix… »

Trouver la voix de distinction du vent. Trouver la distinction de la démence comme une ribambelle de tonnerre. Trouver la distinction de démence de la voix comme une ribambelle de tonnerre à l’intérieur du vent. Trouver la distinction de démence de la voix avec la ribambelle de tonnerre du vent au sommet du crâne, avec la ribambelle de tonnerre du vent comme aura.

 

Apposer le piano du vent. Apposer le piano du vent en apesanteur. Apposer le piano du vent en apesanteur à l’intérieur de la maison, à l’intérieur du silence de la maison. Apposer le piano de savon du vent. Apposer le piano de savon du vent à l’intérieur du crâne de silence de la maison, à l’intérieur du miracle de silence de la maison.

 

« Je suis vent dans le vent. Je m’encrucifie dans le vent de Coutances. »

Comme quoi seul le vent parvient à photographier le Christ. Seul le vent parvient à photographier à la fois le Christ et le vide du Christ, le Christ comme la disparition du Christ, la présence du Christ comme l’évanouissement du Christ. Oui seul le vent.

 

« Stalker de mes jours, Stalker de mes soirs, Stalker de mes aubes. »  

Salutations ainsi à Andreï Tarkovski. Et vous dire simplement que Tarkovski est mon cinéaste préféré. Stalker, oui seul le vent. Stalker, avec l’exclamation du sourire. Stalker, oui seul le vent avec l’exclamation du sourire.

 

(La digression serait ainsi une manière de jeter l’écrou de l’écriture à l’intérieur du paysage de la page, une manière de jeter l’écrou d’ombre de l’écriture à l’intérieur du paysage d’aurore de la page, à l’intérieur du paysage d’absurdité de la page, à l’intérieur du paysage d’aurore absurde de la page.)

 

« Ouvrir les yeux pour- je ne sais plus : c’était hier déjà. »

Ouvrir les yeux à l’intérieur du vent. Ouvrir les yeux à l’intérieur d’hier déjà. Ouvrir les yeux à l’intérieur du vent d’hier déjà. Ouvrir les yeux à l’intérieur des révérences du vent. Ouvrir les yeux à l’intérieur de révérences d’hier déjà, à l’intérieur des révérences de vent d’hier déjà.

 

« Ne plus dormir - autrement que dans une veille retournée ? »

Ouvrir les yeux à l’intérieur du sommeil. Ouvrir les yeux à l’intérieur du vent du sommeil, à l’intérieur du vent d’hier déjà du sommeil, à l’intérieur des révérences du sommeil, à l’intérieur des révérences de vent du sommeil, à l’intérieur des révérences d’hier déjà du sommeil, à l’intérieur des révérences de vent hier déjà du sommeil.

 

Ouvrir les yeux jusqu’à dormir. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur du vent. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur d’hier déjà. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur du vent d’hier déjà. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur de la démence du vent, à l’intérieur de la démence d’hier déjà, à l’intérieur de la démence de vent d’hier déjà.

 

Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur d’un livre. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur du livre du vent. Ouvrir les yeux jusqu’à dormir à l’intérieur d’un livre de lèvres, jusqu’à dormir à l’intérieur du livre de lèvres du vent.

 

 

5.

 

 

« Mon chat réalise l’impossible… »

Le chat révèle la chance de la métamorphose. Le chat révèle la chance subtile de la métamorphose, la chance d’amnésie subtile de la métamorphose. Le chat révèle la chance d’amnésie subtile de la métamorphose immobile. 

 

Pascal Quignard a écrit de belles phrases à propos des chats dans son livre Mourir de Penser. « Les chats aiment la tension nerveuse. Elle les attire comme une chaleur, comme un mouvement d’ondes, comme une électricité. Les chats s’approchent irrésistiblement des êtres immobiles, inquiets, soucieux – ou même des êtres qui eux-mêmes s’approchent de la mort dans la plus grande stupeur. (…) Ils s’installent de tout leur long sur les corps qui songent à quelque chose qu’ils ne savent pas encore articuler. (…) Les chats aiment la pensée. »  

Ainsi ce que le chat cherche et trouve à chaque instant c’est l’électricité de l’âme, l’électricité elliptique de l’âme comme digression aléatoire de l’immobilité. Le chat cherche et trouve à chaque instant le dandynement électrique de l’âme, le dandynement électrique de la digression immobile, le dandynement électrique de la catatonie.

 

« Le chat. Son cul, mon œuvre. » « Le chat. Mon œuvre. Je le nourris, comme mon rêve le plus cher. »

Ecrire comme nourrir le chat. Écrire comme nourrir le chat à l’intérieur du vent. Écrire comme nourrir le chat à l’intérieur de la crucifixion du vent. Ecrire comme nourrir le cul du chat. Ecrire comme nourrir le cul du chat à l’intérieur du chef d’œuvre du vent, à l’intérieur du chef d’œuvre du vent sur la tempe, à l’intérieur de la crucifixion du vent sur la tempe, à l’intérieur du chef d’œuvre de crucifixion du vent sur la tempe, à l’intérieur du chef d’œuvre de crucifixion du vent sur la tempe du temps, sur la tempe de sommeil du temps, sur la tempe de lucidité du temps, sur la tempe de sommeil lucide du temps.

 

Le chat, son cul, mon œuvre. Les dés comme les mots n’abolissent pas l’attente. Le chat, son cul, mon œuvre. Le vent touche la multitude d’alvéoles du silence. Les dés comme les mots n’abolissent pas l’attente. Le chat, mon cil, son œuvre. Les dés comme les mots n’abolissent pas l’attente. Le chat, son cul, mon œuvre, mon cil, son œuvre, Le vent touche la multitude d’alvéoles du silence. Les dés comme les mots n’abolissent pas l’attente.

 

« Quelle langue ? Celle des pulsions, voyons »

Ou qui sait la langue des pulsions aveugles, la langue des pulsions de cils aveugles, la langue du silence c’est-à-dire la langue des pulsions de cils aveugles.

 

A propos de cil, il y a cette phrase superbe de Céline Minard, dans son livre Le Dernier Homme. « Le sable est là depuis tant de millions d’années, l’océan est là depuis tant de millions d’années, le lagon se découpe si peu chaque jour que je peux bien rester devant tout ça immobile et muet à bouger un cil quand ça me plait…»

 

« Etrange fruit, assise dans mon lit : fripé, allongé, s’appuyant sur la présence du chat (…) Fruit d’un jour étrange, il prit la parole. »  

J’aime beaucoup cette image d’un fruit qui parle reposé sur la présence d’un animal. Prendre la parole comme un fruit. Saisir la parole au vol comme un fruit. Saisir la parole au vol sans la prendre à la légère comme un fruit. Saisir la parole au vol comme le fruit de la chute. Saisir la parole au vol comme le fruit de la chute se repose assis à proximité du chat, comme le fruit de la chute s’allonge à l’intérieur même du sommeil du chat, à l’intérieur de la lucidité du chat, à l’intérieur du sommeil lucide du chat.

 

« Mon jardin et ses alentours, abrités par la pluie (…) Ce qui me paraissait le déluge devint ce qui sauve. »  

Cette image d’un déluge qui sauve apparait aussi à la fin du film Love Streams de John  Cassavetes. A l’intérieur du salon de sa maison aux vitres baignées de pluie, Cassavetes a alors la vision hallucinatoire de son chien comme d’un vieil homme barbu qui ressemble à Noé. Ce que le déluge ainsi révèle c’est que ce n’est pas l’homme qui sauve les animaux en les protégeant du déluge, c’est plutôt à l’inverse l’animal qui sauve l’homme par le déluge, c’est l’animal qui sauve l’homme par l’arche du déluge. L’animal donne ainsi à sentir le déluge comme forme même de l’arche, l’arche c’est à dire l’arc de la demeure, l’arc de la demeure par lequel la demeure se projette au dehors par sa chute même, par le ruissellement de sa chute.

 

 

6.

 

 

«  Le froid qui me veut du bien… » « Dotremont dans l’Extrême Nord, vivifié par le froid. »

J’aime beaucoup le froid. Le froid intensifie la joie.

 

Le froid forge le feu. Le froid forge le feu comme le vide du feu. Le froid forge le feu avec le vide comme il forge le vide avec le feu. Le froid forge le feu avec le vide du feu. Le froid forge le feu comme avec le vide du feu.

 

« Forger sa mort. En forgeant le forgeron fait son son : à bonne flamme, bon son ! »

Et aussi forger la vivacité c’est-à-dire essayer de forger le feu. L’audace du froid affirme le geste de forger le feu. Le froid vole le vide du feu. Le froid forge le feu comme il vole le vide du feu. L‘audace du froid affirme le geste de forger le feu comme le geste de voler le vide du feu et le geste de voler le feu comme le geste de forger le vide du feu.

 

« Il faut voler le feu sans perdre les braises ni les cendres, ni le froid pour lequel on l’allume, ni le froid vers lequel il disparait. » C. Dotremont

Il apparait nécessaire de voler le froid. Il apparait nécessaire de voler le feu comme le froid, comme le froid qui détruit le feu. Il apparait nécessaire de voler le froid où se fixe l’évanouissement du feu, le froid où se fixe le vertige du feu, le froid où se fixe la destruction du feu, le vertige de destruction du feu.  

 

« Œil contre œil : l‘autre œil est le soleil, que je regarde enfin en face, à travers la vitre de froid. » 

Et parfois même le froid, je veux dire le froid immense parvient à transformer le soleil en fenêtre. Le froid immense ouvre le soleil. Le froid immense ouvre le soleil comme une fenêtre. Ainsi par le froid immense, la chair sait comment sentir l’espace de la translucidité, c’est à dire l’espace de transformation de la lucidité, l’espace de transformation de la lucidité en inconnu, l’espace de transformation immédiate de la lucidité en miracle d’inconnu.

 

 

L’oscillation de l’attente s’accomplit aussi pour vous à l’intérieur de la neige. « On attend la neige et on a les flocons. »comme si l’offrande des flocons malgré sa splendeur ne parvenait jamais à correspondre à la joie de la neige, comme si les flocons trahissaient malgré tout le jadis absolu de la neige. (Ce que vous dites à propos de la première neige du monde est magnifique.)

 

« Je rends hommage à la neige qui peut rendre hommage - qui me rendra hommage un jour, en tombant tout simplement par terre – calme comme aujourd’hui, comme autrefois, »

La chute de la neige bénit. La neige tombe comme une bénédiction, une bénédiction de terreur tranquille. La neige donne ainsi à sentir la coïncidence de l’autrefois et de l’aujourd’hui. La neige donne à sentir la coïncidence du jadis et du maintenant, du jadis et de l’ainsi, du jadis immémorial et du maintenant ainsi. La neige bénit comme elle jardine le maintenant de jadis. Et le flocon peaufine cette coïncidence. Le flocon peaufine l’éclair du froid, l’éclair hexagonal du froid. Le flocon encoquille la plume du froid. Le flocon plume l’œuf du froid.

 

 

7.

 

 

« Parlez d’abord. Parlez et vous ne serez pas ignorant. » « Voulez-vous planter les foudres ? »

Parler d’abord comme la ribambelle du tonnerre. Parler d’abord comme la ribambelle du tonnerre plante la foudre. Parler d’abord comme la ribambelle du tonnerre plante la foudre du vent. Parler d’abord comme la ribambelle de tonnerre du silence plante la foudre d’enfance du vent. Parler d’abord comme la ribambelle de tonnerre du silence plante la foudre de démence du vent, la foudre d’enfance démente du vent.

 

« Et de plus en plus addicte à mes propres paroles, je me soule d’eau fraiche. »

Se droguer avec la fraicheur de l’eau. Se droguer avec les paroles de fraicheur de l’eau. Se droguer avec les digressions de l’eau, avec les digressions de fraicheur de l’eau. Se droguer avec les dandinements de fraicheur de l’eau. Se droguer avec la ribambelle de digressions de l’eau, avec la ribambelle de fraicheur de l’eau, avec la ribambelle de digressions fraiches de l’eau.

 

« Il parle, oui, je parle, oui nous parlons, oui- nous n’arrêtons pas le froid pour autant mais nous nous l’approprions avec joie. »

Parler afin de posséder le froid. Parler jusqu’à posséder le froid. Parler afin de posséder le crâne du froid, le crâne de silence du froid, le crâne d’excitation du froid, le crâne d’excitation taciturne du froid.

 

Parler afin de posséder l’évidence du froid, l’évidence depuis toujours du froid. Parler afin de  posséder le visage d’évidence du froid, l’excitation de vide du froid, l’excitation d’évidence du froid. Parler jusqu’à posséder la pulsion du froid, la pulsion de vide du froid, la pulsion de catastrophe du froid, la pulsion de facilité du froid, la pulsion de catastrophe facile du froid, la pulsion de facilité immense du froid.

 

La volubilité reste à découvrir vivifiée par le froid. La volubilité de l’évidence reste à découvrir vivifiée par froid, vivifiée par la crucifixion du froid, par l’athéisme du froid, par la crucifixion athée du froid.

 

 

Ce qui reste d’une langue, avant même une vision du monde, c’est d’abord un accent. L’accent c’est à dire une disposition, une posture, un rythme de la langue à l’intérieur de la bouche, une manière de poser, de déposer, de disposer la langue à l’intérieur de la bouche. L’accent c’est à dire un geste de la langue appris à la fois par cerveau et par cœur à l’intérieur de la bouche. L’accent apparait comme ce qui accède à chaque instant à la langue et aussi comme ce qui en souligne l’importance. L’accent apparait comme une façon d’accepter sa langue et une façon de souligner l’importance de cette acceptation. L’accent est ainsi une sorte de résignation élocutoire, une façon de re-signer son élocution, une façon d’accepter la fatalité de la parole en la re-signant avec la langue à l’intérieur de la bouche, en paraphant les initiales de la langue à l’intérieur de la bouche.

 

Par votre accent roumain vous ressemblez ainsi pour moi instantanément à la globalité des autres roumains que j’ai entendus parler. Par exemple assez bizarrement à Lana Marconi, la dernière femme de Sacha Guitry.

 

« Cette cicatrice-croix » Par un lapsus de lecture j’ai lu : cette cicatrice-voix. (Ce que vous appelez voi-ciser ou voie-ciser.) La digression serait ainsi une manière de suivre le fil de la cicatrice-voix ou plutôt une manière de suivre le vide de la cicatrice-voix, le fil de vide de la cicatrice-voix.

 

 

8.

 

 

« Je suis ici. Mais qui suis-je ? » 

Je préfère appeler le sentiment que vous évoquez l’avoir lieu plutôt que le je suis ici. En effet l’avoir lieu ne révèle ni le je ni l’ici. L’avoir lieu affirme plutôt la volonté de tenir en équilibre à l’intérieur du vide entre le prénom et le nom. (Ce que vous dites aussi à votre manière avec la formule « inconnue à mon adresse ») Ainsi ce qui a lieu, ce qui apparait comme lieu, ce qui apparait jusqu’à lieu c’est la chose de la chair, la chose inhumaine de la chair. L’avoir lieu n’est pas ce qui situe le je, ce qui assigne le je à la résidence de l’ici. L’avoir lieu apparait plutôt comme la volonté de projeter la chair à l’intérieur de la proximité immédiate du lointain en dehors de l’ici et de l’ailleurs. L’avoir lieu n’assigne pas l’apparaitre de la chair au site exclusif de l’ici. L’avoir lieu affirme la volonté de projeter la coïncidence de temps multiples d’existence à l’intérieur d’un seul lieu c’est à dire à l’intérieur du lieu de la solitude.

 

A propos de cette distinction entre avoir lieu et être ici, j’avais déjà écrit ces phrases à Ivar Ch’Vavar.

Cette certitude du lieu serait malgré tout à nuancer à la manière d’Antonio Porchia.      « Oui, je suis dans un seul lieu, mais issu de mille lieux, non d’un seul. Issu d’un seul, je ne suis nulle part. » Ainsi la chair apparait comme une composition de lieux, comme une mosaïque paradoxale de lieux. Malgré tout seul celui qui a lieu à l’intérieur d’un lieu unique a la sensation de cela. Seul celui qui a lieu à l’intérieur d’un lieu unique sait que sa chair apparait comme la composition d’une multitude de lieux.

 

« D’où mes prières sauvages - à mes hétéronymes. »

Il me semble d’ailleurs que par ce désir de prière adressée à des hétéronymes, votre écriture  ressemble parfois à celle d’Ivar Ch’Vavar. Vous diffractez votre discours pour révéler la simplicité paradoxale d’un lieu, simplicité paradoxale du lieu comme exil de l’exil. Il y a une tristesse d’exilée extrêmement visible à l’intérieur de votre regard ou plutôt une tristesse qui erre entre vos yeux et votre regard.

 

« J’ai entendu quelqu’un prononçant en allemand Johann Sebastian Bach. Coïncidant douloureusement avec le même nom en roumain. »

Sanda Voïca c’est à dire une coïncidence douloureuse. Sanda Voïca c’est à dire la coïncidence douloureuse avec la voix, avec la voix entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui. Sanda Voïca c’est-à-dire la coïncidence douloureuse avec la voix du vide entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui, c’est-à-dire la coïncidence douloureuse avec la voix inconnue à son adresse, avec la voix du vide inconnue à son adresse, avec la cicatrice de voix du vide, avec la cicatrice de voix du vide inconnue à son adresse entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui.

 

« Entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui se faufile l’impossible. »

 Entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui se tient le sommeil. Entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui survient la lucidité du sommeil, le tas de lucidité du sommeil. Entre le jour d’hier et le jour d’aujourd’hui surgit le miracle de lucidité du sommeil, l’extase de lucidité du sommeil. 

 

« Le risque d’être banale comme tout un chacun, qui innutritionne à tour de bras, même quand il dit bonjour, car c’est SA voix du jour ! »

Il y a en effet d’innombrables livres à l’intérieur de chaque bonjour. Il y a une bibliothèque à l’intérieur de chaque bonjour et parfois même aussi une bibliothèque qui brûle, la bibliothèque qui brûle de l’oubli, la bibliothèque qui brûle de l’insensé, de l’oubli insensé.

 

« Et Berka Solo ? Elle est restée dans la journée d’hier. »

Nous disposons en effet d’autant de noms que nous vivons de jours. Ainsi chaque jour nomme notre existence de manière différente. Et chaque existence humaine ressemble ainsi à un calendrier de saints ou d’anges pseudonymiques.

 

Ainsi chaque jour pose un nom inconnu sur notre front comme une aura d’imprévisible. Chaque jour pose un nom inconnu sur notre front comme la rature d’une aura, comme l’improvisation d’une aura, la rature d’improvisation d’une aura, la rature de clarté d’une aura, la rature de clarté improvisée d’une aura.

 

Nous disposons ainsi chaque jour d’un nom différent, d’un nom distinct, le nom de la distinction même, sans jamais savoir quel est ce nom, sans jamais savoir à quoi ressemble ce nom. C’est pourquoi nous adressons à chaque instant la ressemblance de ce nom à vide et comme pour rire, comme une sorte de blague, une sorte de blague bégayée. Les hétéronymes que vous proposez seraient des tentatives afin de révéler les noms distincts de chaque jour. Et quand bien même vous parvenez parfois à révéler le nom d’un jour, la ressemblance de ce nom reste elle à chaque fois inatteignable et indicible.

 

« La journée d’hier ne veut pas passer, elle s’est allongée, depuis hier, jusque sur le sol de l’aujourd’hui. »

Et lorsque les journées ne passent pas, les noms de chaque jour se mélangent alors aussi sur notre front, les noms de chaque jour se nouent n’importe comment comme des cheveux au petit bonheur ou au grand malheur la chance au sommet de notre tête. Les noms de chaque jour se nouent à brûle-pourpoint, à tire-larigot, à brûle-pourpoint à tire-larigot au sommet du crâne et transforment le crâne en tête de méduse, en tête de méduse litanique, en tête de méduse lunatique, en tête de méduse litanique et lunatique. Lorsque les jours ne passent pas nous portons des morceaux de rêves et des morceaux de noms emmêlés à nos cheveux, mélangés au sommet de notre tête, des morceaux de rêves qui se prennent pour des noms et des morceaux de noms qui se prennent pour des yeux. Ces morceaux de rêves et de noms se mélangent en une sorte de soupe alphabétique, une sorte de soupe syllabique, la soupe alphabétique du soupçon, la soupe syllabique du soupçon stupide. Lorsque les jours ne passent pas, nous portons au sommet de notre tête un chapeau de serpents, le chapeau de serpents de nos rêves, de nos paroles et de nos noms à la fois inaccomplis et agglutinés, agglutinés à travers cet inaccomplissement même, collés agglutinés à travers leur stupeur, à travers la stupeur de leur inaccomplissement, à travers les plis de leur inaccomplissement, à travers les plis de stupeur de leur inaccomplissement.

 

« Les jours de maïs concurrençaient les jours de blé : »

Ces jours de maïs seraient peut-être aussi les jours de mais. « Maïs (…) totems du cauchemar aztèque. Le maïs est le soleil de la mort, de même que le blé représente le soleil de la vie. Par le blé, on communie sous les espèces de la vie. Par le maïs sous les espèces de la mort. »  D de Roux

 

 

9.

 

 

« Et le suicide, (…) c’est un meurtre. Un crime - contre Dieu, »

« Le suicide n’est pas seulement un péché, il est le péché. C’est le mal ultime, absolu, le refus de s’intéresser à l’existence ; le refus de prêter serment de fidélité à la vie. L’homme qui tue  un homme tue un autre homme. L’homme qui se tue lui-même, tue tous les hommes, il efface de lui le monde. »  G.K Chesterton (Orthodoxie)

 

A propos du suicide, il me semble que vous avez dû lire l’œuvre de Blanchot avec passion. Je me suis toujours cependant méfié de l’utilisation de la mort en tant que figure rhétorique, en tant que figure rhétorique ineffable et définitive. Le mot mort est en effet très souvent le mot des plus grandes hypocrisies et des plus grandes trahisons (de même d’ailleurs que le mot vie). Pour le dire franchement je n’ai jamais eu le sentiment d’une valeur du suicide. J’y ai toujours vu une lâcheté plutôt qu’un courage, une lâcheté narcissique plutôt qu’un courage métaphysique. Disons que les suicidés désirent souvent faire croire qu’ils ressemblent à Empédocle se jetant à l’intérieur du volcan alors qu’ils ne sont le plus souvent que des bourgeois du malheur vexés dans leur vanité. J’apprécie cependant votre manière d’évoquer ce problème du suicide, vous préférez en effet toujours en parler de manière subreptice parmi le flux de voix papillonnantes de la phrase. Et le suicide devient ainsi le papillon d’une voix parmi d’autres.

 

A propos de Blanchot, Cioran avait une fois remarqué dans ses Cahiers qu’il y avait dans sa pensée pourtant a priori méthodique et rigoureuse une sorte de faille invisible à travers laquelle son raisonnement finissait toujours par dérailler. En cela selon Cioran, Blanchot était profondément fou. Il me semble que comme souvent dans ses esquisses de portraits Cioran a alors dit l’essentiel (Je pense par exemple à ce que Cioran dit de Beckett, l’image même de l’homme noble).

 

Il y a une indiscutable grandeur de Blanchot, je ne suis pas certain cependant que cette grandeur soit admirable. Il y a ainsi des grandeurs qui ne sont pas dignes d’admiration non pas parce qu’elles n’ont pas besoin de reconnaissance (ainsi que vous le dites très bien « Pourquoi  cette obstination à rendre hommage à la grandeur ? Elle se suffit à elle-même ou pas. ») mais parce que ce sont des grandeurs dangereuses, des grandeurs nocives, des grandeurs empoisonnées (Gombrowicz par exemple).

Vous êtes d’ailleurs parfaitement consciente de la toxicité éventuelle de l’écriture. Et même (et sur ce point nous serons sans doute en désaccord) vous la revendiquez. « Mon écriture ici - ma contagion à moi. ». Ou encore, et ce n’est pas un hasard si c’est la dernière phrase de votre livre « Un poison à moi-même : j’ai besoin d’être toxique/ mortelle pour devenir immortelle. » Pour le dire autrement vous êtes parfaitement consciente de l’aspect satanique de l’écriture, même si vous préférez souvent utiliser le mot satané. Bizarre mot satané, il y aurait ainsi une sorte de diabolisme de la naissance, une sorte d’inconvénient diabolique de la naissance auquel seul le suicide serait apte à répondre. Satan c’est aussi la forme réflexive de l’attente. Satan est celui qui s’attend. Satan est celui qui s’attend comme messie minimum, comme messie infinitésimal.

 

 

10.

 

 

Il y a en vous une sorte de diderotienne démente, de diderotienne violée par la démence de son suicide rhétorique. Votre sorcellerie serait celle-là, utiliser le suicide comme outil rhétorique.

 

« une cicatrice ouverte et fermée à la fois, fente de femme- ma propre fente- dans laquelle je me jette sans fin, »

Se jeter par la fenêtre de son sexe telle serait peut-être la forme de votre suicide rhétorique.  L’ascèse de votre écriture affirmerait ainsi le geste de vous jeter à chaque phrase par la fenêtre de votre sexe autrement dit par la fente de naitre, la fente explétive de la naissance. Ce geste de se jeter par la fenêtre de son sexe, c’est le saut de l’ange du suicide. La défenestration révèle en effet un désir évident de devenir ange. « Mais un ange entrevu aussi dans une vitre cassée dans une cour intérieure- » (Et ce n’est pas non plus un hasard si Deleuze a décidé de se suicider ainsi. Ce suicide de Deleuze serait l’indice de l’aspect angélique de sa philosophie. La philosophie de Deleuze serait à la recherche d’un machinisme angélique, d’un désir machinique angélique.)

 

Ce désir de devenir un ange est aussi un désir de devenir un intermédiaire, un médiateur, un interprète entre soi et soi. Le philosophe M. Serres a écrit des trucs intéressants à propos des anges en tant qu’intermédiaires. Serres remarque aussi si je me souviens bien qu’il y a un aspect angélique des pronoms. Les pronoms seraient les anges intermédiaires entre les noms.

 

Je suis malgré tout beaucoup trop matérialiste pour pouvoir m’intéresser aux anges. Et puis mon penchant paranoïaque a tendance à voir en chaque ange un démon. Je m’en méfie donc. Se méfier des anges serait ainsi la manière même d’exister du monstre.

 

Votre liste de livres du Poème de l’Ignorance ressemble à la liste de livres de Tarkos dans Anachronisme. (« Le mou me molle. » Cela ressemble aussi un peu à du Tarkos.) Dans cette liste il y a d’ailleurs une coquille, Renée Char. Le prénom (de naissance redoublée) du poète Char est ainsi féminisé. A l’inverse vous dites à chaque fois le chat et vous utilisez toujours cependant un pronom féminin (elle) pour l’évoquer. Et ainsi à chaque fois que vous dites le chat au lieu de la chatte, un ange passe, ou plutôt un ange s’affale (et même s’a-phalle) « Et pendant ce temps, le chat, le museau s’enfonçant dans le canapé où elle est affalée des heures entières, y fait un trou qui n’est pas de vide, mais de lumière, d’aura- ». Kundera développe quelque part l’idée selon laquelle l’obscénité est toujours celle de la langue maternelle et que par conséquent les mots d’une langue apprise ne peuvent jamais apparaitre obscènes. Il me semble que votre réticence à utiliser le mot chatte en français contredit cette théorie.

 

« les morceaux épars restent toujours vivants. »

Cela ressemble aussi énormément à du René Char. « Dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s’abattent sont vivants. » Vous parlez ainsi comme un Char qui part en couilles, une sorte de Char un brin concierge qui plutôt que de masquer le désir sexuel à travers l’emphase du discours préfèrerait détruire l’emphase du discours par l’excitation de la digression.

 

« Caricaturer- ça peut être une force quand on a mangé. »

Je trouve cette phrase troublante. Il serait ainsi préférable que la caricature soit accomplie par ceux qui sont riches et rassasiés plutôt que par ceux qui sont pauvres et affamés. Le problème   de la moquerie ne serait donc pas celui du maigre qui manque de nourriture mais plutôt de l’obèse qui en a trop. La caricature souveraine serait ainsi non celle de l’artiste de la faim de Kafka mais plutôt celle de Rabelais, de Flaubert ou de Chesterton.

 

« Ma vie toute entière tartinée à la marmelade de prunes. Quel ange restaurais-je avec cela ? »  

Oui en effet, comment restaurer un ange? Comment rassasier la faim de celui qui ne mange pas (à moins que l’ange soit celui qui se mange lui-même, qui se mange lui-même comme si de rien n’était). A quoi ressemble la faim de celui qui ne mange pas, c’est un problème absurde à la Vialatte, problème semblable à celui de savoir comment par exemple les fleuristes parviendraient à vivre dans un univers où il n’y a pas de fleurs. Et puis aussi comment savoir si l’ange est la fleur ou le fleuriste, comment savoir si l’ange est la fleur ou celui qui porte la fleur, à moins que l’ange ne soit plutôt celui qui porte le vide, à moins que l’ange ne soit une sorte de zérophore et qu’il devient fleur par ce geste de porter le vide. Ainsi aussi comment nourrir une fleur, comment nourrir une fleur sans jamais savoir si c’est une fleur ? Comment nourrir une fleur sans savoir si c’est une fleur ou un zérophore ?

 

« Spectaculaire discrétion – ma porcherie. »

C’est une formule superbe, formule proche à la fois de Pasolini et de Chesterton (le titre du film de Pasolini et la remarque à propos de la caricature de Chesterton « La caricature est une chose sérieuse ; elle est sérieuse au point de toucher au blasphème. La caricature consiste à figurer un cochon de manière qu’il ressemble encore davantage à un cochon que celui que Dieu lui-même a créé. » (J‘aurais ainsi rapproché au moins une fois ces deux noms qui semblent pourtant si éloignés l’un de l’autre, même s’il y a un aspect presque blasphématoire, un blasphème adressé à l’oubli de Dieu, à les relier ainsi.) Et puis il y a aussi cette phrase de Char qui m’a toujours agacé « Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. » La caricature accomplie par l’ange rassasié serait alors peut-être une façon de désirer révéler la spectaculaire discrétion d’un Dieu-porc autrement dit (pour modifier la remarque de Chesterton) l’image d’un Dieu plus ressemblant que Dieu lui-même ne le croit.

 

« En fasciste et consciente de l’être, je vais ranger ma limaille… »  

Le fascisme serait ainsi le désir de mettre en ordre le magnétisme du monde, le magnétisme aberrant du monde, le magnétisme aberrant des choses et des événements du monde. Le fascisme serait le désir d’ordonner en faisceaux intelligibles le magnétisme aléatoire et insensé du monde. (Y aurait-il un fascisme des anges ou encore un angélisme du fascisme ?)

 

 

11.

 

 

« Pour me montrer qu’il faut forcer non pas les portes, mais les fenêtres ? »

Ou encore afin de savoir comment ouvrir les portes avec la fermeture des fenêtres et comment ouvrir les fenêtres avec la fermeture des portes.

 

« Où commence et finit une vie, où commence et finit un style ? »

Le style commence-t-il sur le rebord d’une fenêtre, sur le rebord de falaise d’une fenêtre ?  Est-ce que le style commence là où finit la vie et est-ce que la vie commence là où finit le style ? Ainsi comment parvenir à styliser sa vie ? C. Dotremont propose cette réponse « La vie est ma carte, que je lis pour avancer dans une région qui ne lui ressemble qu’extrêmement. »

 

« Se ré-écrire en rampant. S’entendre en volant - au-dessus d’un nid de glace. »  

Réécrire c’est à dire ramper à l’intérieur de l’envol. Réécrire c’est-à-dire ramper à l’intérieur de la sidération de l’envol, à l’intérieur de la sidération d’évidence de l’envol.

 

« Sceptique jusqu’à ses fosses temporales. »

Certain jusqu’au squelette. Certain jusqu’au sourire du squelette. Certain jusqu’au sourire anthracite du squelette. Certain jusqu’au sourire d’éclair du squelette, jusqu’au sourire d’éclair anthracite du squelette.

 

« Je suis à l’étroit, dans le noir, dans mon entonnoir, comme dans le grand inconnu. »  

Rester à l’intérieur du noir. Rester à l’intérieur de l’entonnoir du noir. Rester à l’intérieur de la ribambelle de tonnerre du noir. Rester à l’intérieur de la ribambelle de tonnerre de l’entonnoir, de l’entonnoir noir. Rester à l’intérieur de la ribambelle de tonnerre de l’entonnoir comme à l’intérieur de la poupée russe du noir, comme à l’intérieur de la poupée de roulette russe du noir.

 

« La connerie - une catastrophe naturelle, finalement. »

Dans un texte intitulé Tu Sauf, j’ai écrit cette phrase. Ce qui sauve l’homme à  l’intérieur d’une catastrophe naturelle, c’est d’apparaitre comme une catastrophe artificielle. Le problème évidemment c’est que devenir une catastrophe artificielle n’est pas toujours simple. Pour y parvenir nous avons en effet besoin de beaucoup de travail comme de beaucoup d’insouciance, c’est-à-dire de beaucoup de travail d’insouciance.

 

« Les catastrophes n’arrivent-elles que pour interrompre l’ennui. »

Oui en effet, les catastrophes surviennent afin de détruire l’ennui, pas n’importe quel ennui cependant, pas l’ennui niais de la névrose, ni même l’ennui emphatique du spleen, plutôt l’ennui aussi prodigieux qu’effroyable dont parle Pessoa. « L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe - ou du néant, si c’est lui l’éternité. »

 

« La diligente abeille n’a pas de temps pour la tristesse. » W. Blake

Celui qui travaille avec tranquillité détruit la tristesse. Celui qui travaille avec tranquillité et insouciance détruit le vice de la tristesse par l’exactitude du sommeil. Celui qui travaille avec tranquillité et insouciance détruit le vice de distraction de la tristesse par l’exaltation d’exactitude du sommeil.

 

« Je travaille à la FIN DU MONDE. » B. Cendrars.

Je travaille à la fin du monde par l’oisiveté de son recommencement. Je travaille à la fin du monde par l’extase d’oisiveté de son recommencement.

 

 

12.

 

 

« Je ne connais que les écrits de mes mains, celles qui écrivent, le reste est silence. Silence du cerveau, silence de la peau, silence des orteils, silence des yeux. »  

Malgré tout ce que la main écrit ce sont aussi les formes du silence. Les mains saisissent au vol les formes du silence. Les mains saisissent à chaque instant au vol les formes du silence sans jamais prendre les formes du silence à la légère. Les mains saisissent à chaque instant au vol les formes de tragédie du silence, les formes d’insouciance du silence, les formes de tragédie insouciante du silence.

 

« Ce matin, mes doigts sont beaucoup plus longs qu’hier et avant-hier. »  

Les doigts s’allongent. Les doigts s’allongent selon. Les doigts s’allongent selon les mâchoires de loup de chaque jour, selon les sourires de loup de chaque jour. Les doigts s’allongent à hue et à dia. Les doigts s’allongent à hue et à dialogue. Les doigts s’allongent à hue et à dialogue selon les yeux du jour, selon les yeux de loup du jour.

 

« Ou du moins le carré blanc est Ouvert, libre, sur le côté même qui le lie à l’autre, noir. Les deux cotés voisins du même carré blanc sont du coup des ailes. » 

Ce carré aérien c’est aussi celui dont rêvait K. Malevitch. Les doigts s’allongent pour devenir des ailes. Les doigts s’allongent pour devenir les ailes du carré. Les doigts s’allongent pour devenir les ailes d’hier déjà du carré, les ailes de dandinement du carré, les ailes de dandysme du carré, les ailes de dandinement dandy du carré, les ailes de diligence du carré, les ailes de diligence dandy du carré, les ailes de diligence hier déjà du carré, les ailes de diligence dandy hier déjà du carré. Les doigts s’allongent pour devenir les ailes d’anges du carré, les ailes d’anges hier déjà du carré, la limaille d’ailes du carré, la limaille d’ailes hier déjà du carré, la limaille d’anges du carré, la limaille d’ailes d’anges du carré, la limaille d’ailes d’anges hier déjà du carré.

 

« Echiquier où les pièces sont brûlantes (…) marcheur sur la braise du jeu. »

Marcher sur les braises d’absurdité du jeu. Marcher sur les braises d’aberration du jeu. Marcher sur les braises d’amnésie du jeu, sur les braises d’amnésie absurde du jeu, sur les braises d’amnésie aberrante du jeu. Marcher sur les braises de voix du jeu. Marcher sur les braises de jeu du vent. Marcher sur les braises du silence, sur les braises de jeu du silence. Marcher sur les braises du sommeil, sur les braises de jeu du sommeil.

 

« Ma recherche s’appuie sur l’agilité de mes doigts, (…) comme mes jambes sur la banquise. »

La digression marche sur la banquise du feu. La digression marche sur la banquise des braises. Les doigts de la digression marchent sur la banquise des braises. Les doigts qui s’allongent de la digression marchent sur la banquise de braises du silence, sur la banquise de braises de l’inconnu, sur la banquise de braises du silence inconnu, sur la banquise de braises du sommeil inconnu.

 

 

13.

 

 

« Concentré-éparpillé ; concentré-éparpillé : la gymnastique du soir. »

Il me semble évident que la forme de votre écriture apparait provoquée par une acrobatie  singulière entre l’attention et l’inattention, entre la concentration quasi sainte et la déconcentration triviale, disons entre la prière de la sainte et la distraction de la ménagère perdue parmi la trivialité de ses pensées. « C’est aujourd’hui le jour du ménage. Ne plus tarder : courses, aspirateur, poubelles. » Vous révélez ainsi une manière de prier qui est aussi une manière de faire le ménage. Ecrire c’est à la fois pour vous prier et sortir les poubelles. Ecrire c’est sortir les poubelles de la prière. « L’abolition du ménage est tout un art. »

 

« Je veux photographier Jésus aujourd’hui, il suffira de faire mon autoportrait photographique. »

Pour photographier Jésus, il suffit peut-être de faire son autoportrait photographique à l’instant de sortir les poubelles de la prière. Cette idée de photographier le Christ, d’accomplir une conjonction entre technologie et christianisme est une fois encore très proche de Cendrars (simultanément Kodak et Pâques à New York).

 

Y’aurait-il une épopée de la ménagère pop qui passe la serpillère à l’intérieur du chœur de  l’église ou plus bizarrement encore de la ménagère pop qui passe la serpillère au sommet du clocher ?

 

« Je veux photographier Jésus : oh, vanité des vanités ! »

Il y aurait du reliquaire ou plutôt du suaire, un suaire bizarre dans votre poème, un suaire-serpillère, une sorte de suaire spinoziste et aussi de serpillère au camélia.

 

« Le facile m’est difficile et le difficile n’existe pas. Entre les deux – je rate l’impossible. »

Photographier Jésus avec une serpillère, c’est facile. Photographier Jésus avec la serpillère du suicide, avec la serpillère du suicide perdu, c’est difficile. Photographier Jésus avec la serpillère d’un suicide perdu comme un parapluie, d’un suicide perdu comme un paradis, autrement dit comme la rencontre d’un parapluie et d’un paradis sur la table de dissection du suicide, c’est facile et difficile.

 

 

14.

 

 

« Comment regarder ses propres rêves en face ? »

Et aussi comment regarder la plante des pieds de ses rêves ou le dos de ses rêves, comment regarder les alentours de ses rêves, comment regarder ce qui accompagne les rêves, ce qui partage le pain avec les rêves et qui pourtant n’est pas un rêve ? Et aussi comment toucher ses rêves, comment humer ses rêves, comment goûter ses rêves, comment goûter les alentours de ses rêves, comment goûter les alentours de ses rêves de dos ? Comment goûter le visage de ses rêves, l’évidence de ses rêves, le visage d’évidence de ses rêves ? Comment goûter le visage d’évidence de ses rêves avec les doigts de la digression, avec les doigts qui s’allongent de la digression, avec les doigts qui s’allongent hier déjà de la digression, avec les doigts qui s’allongent entre hier déjà et ainsi maintenant, entre hier ainsi et maintenant déjà de la digression.

 

« Je cherche les ruines des rêves des deux derniers jours. »

Le problème reste de savoir où chercher les ruines des rêves. A l’intérieur du sommeil, à l’intérieur de la lucidité ou plutôt à l’intérieur du temps à la fois nommable et innommable  entre le sommeil et l’éveil ? E. Canetti pensait à ce propos qu’il était préférable de garder les rêves intacts sans jamais les interpréter et d’affirmer ainsi les rêves comme des formes  intangibles plutôt que de concevoir les rêves en tant que réservoirs de signes. Je ne sais où se trouvent les ruines intactes des rêves. Ces ruines des rêves apparaissent-elles sous nos pieds ou au-dessus de nos têtes, sous nos pieds quand nous dormons ou au-dessus de nos têtes quand nous veillons, sous nos pieds quand nous veillons ou au-dessus de nos têtes quand nous dormons ? (Et le clinamen de la digression serait une manière de dire les gestes du rêve qui surviennent en même temps à l’intérieur de la veille et du sommeil.)

 

« Un nouveau droit de l’homme à inscrire dans la charte : délirer sans été puni. »

Je ne suis pas certain que le délire soit un droit et encore moins un droit de l’homme. J’ai plutôt le sentiment que le délire apparait comme un luxe, un luxe inhumain, un luxe paradoxal et inhumain, le luxe paradoxal et inhumain de la pauvreté même. La démence a la forme d’une dépense. Celui qui délire est toujours prodigue, c’est sans doute d’ailleurs ce qui distingue le délire et la folie. La folie est souvent mesquine et avaricieuse. La folie s’incarcère dans le flou, dans le flou de la raison, dans un flou de la raison avariée et avaricieuse. A l’inverse le délire affirme une dilapidation somptuaire. Extraordinaire puissance de délire somptuaire de Salvador Dali par exemple.

 

 

« Si quelqu’un pouvait vraiment séparer l’intime du reste, Comme l’ivraie du bon blé – il serait (un) Dieu. »

Je dirais plutôt à l’inverse que si quelqu’un parvenait à dissocier l’intime et le social, il serait le seul à ne pas vivre à la façon d’un Dieu. J’ai en effet le sentiment que cette façon qu’a l’homme de laisser le social contaminer sans cesse son intimité change chaque homme en un Dieu quelconque, un Dieu insignifiant, le Dieu quelconque de l’auto-adoration quotidienne de l’humanité pour elle-même (dont parlait déjà Flaubert).

 

« Quelqu’un ne pouvait pas dormir sans s’entourer d’images de soi. »

Ce serait le stade ultime du narcissisme, celui d’un homme qui désire que son image surveille non seulement son éveil mais aussi son sommeil. La niaiserie ridicule du narcissisme est de ne croire qu’à sa propre image. Le narcisse croit en son image sans même avoir confiance en elle. En cela le narcisse est une sorte de religieux idiot de lui-même. Ce souci incessant de l’image de soi est le grand ridicule de notre époque (la mode du selfie par exemple). Désormais chacun se comporte comme s’il était le propriétaire exclusif de son image. L’image n’est plus celle du regard de l’autre, l’image est celle d’un regard exclusivement réflexif.

 

 

15.

 

 

« Désirs, vous m’avez laissé à moitié mort sur une chaise. »  A. Cravan

Malgré tout qui sait ce serait peut-être la chaise même qui serait le très grand désir, le désir comme chance acharnée, chance acharnée essentielle, celle de rester ivre-morte là où elle se trouve, de rester accroupie debout, accroupie debout ivre-morte là où elle se trouve, chance acharnée essentielle de rester là quoi qu’il arrive, de rester là quels que soient les événements de l’histoire humaine. La chaise sait que l’histoire et plus encore que le sens de l’histoire n’est qu’un leurre. Et ce savoir révèle malgré tout aussi un désir incomparable. Celui qui écrit précisément se tient assis sur ce désir incomparable de la chaise. La chaise n’est pas alors contrairement à ce que prétend Rimbaud l’instrument d’un renoncement ou d’une sclérose, la chaise apparait plutôt comme une forme de tremplin paradoxal, le tremplin paradoxal des fesses, le tremplin paradoxal par lequel les fesses s’amusent à plonger à l’intérieur de l’inconnu.

 

La chaise apparait aussi comme une arche, l’arche siamoise des fesses, l’arche qui sauvegarde le charme de l’équilibre. La chaise apparait comme un trapèze acrobate, un trapèze acrobate qui à la fois tient en équilibre au-dessus du vide et tient aussi le vide même en équilibre. La chaise apparait comme le trapèze acrobate et même le trapèze contorsionniste qui parvient à tenir le vide en équilibre à proximité de la présence du monde.

 

Je ne suis d’ailleurs pas certain contrairement à ce que prétend la doxa de la modernité que le désir soit si important que cela. Le désir est en effet très souvent manipulable voire contrôlable. Le désir est souvent une puissance stéréotypée plutôt qu’une force d’invention. Ce que vous suggérez aussi avec cette phrase. « Tant qu’on a un sursaut de désir et on le suit- on arrive quelque part comme avec la foule. » Le désir ne révèle donc pas les formes particulières de notre existence, le désir révèle plutôt la foule en nous, ce qui en nous subsiste de commun aux autres. La société capitaliste l’atteste en tant qu’elle est une sorte de communisme du désir, de communisme technologique du désir.

 

L’idéologie du libéralisme laisse croire que le désir est une puissance de libération, j’ai malgré tout le sentiment que ce n’est qu’un leurre. Pour le dire avec clarté la revendication du désir ne me semble pas très efficace pour combattre le capitalisme et cela simplement parce que la société capitaliste est essentiellement une société du désir. Le capitalisme contrôle le désir à travers sa libération signalétique, à travers sa libération en tant qu’échange incessant et infini de signes. Et c’est d’ailleurs pour cela que des œuvres comme celle de Sollers ou même celle de Deleuze se sont avérées être politiquement parlant des impasses. En effet le désir est peut-être libre ou du moins libérable, cependant le désir n’est pas révolutionnaire. Le désir c’est justement ce qui est libre à travers une société totalement contrôlée.

 

Selon la pensée moderne, il y aurait une sorte de transcendance du désir, le désir sexuel transcenderait les autres formes de l’existence. Cette conception transcendante du désir, de même d’ailleurs que toutes les autres conceptions transcendantes, me semble aussi niaise que risible. « Bander - abolit tout ce que vous voulez : espace, temps, parents, prisons, névralgies, chaussettes sales, mauvaise haleine, la crise financière, la chute des empires, la fin des étoiles. » Soit, libre à vous de le penser. J’aurais cependant tendance à vous répondre à ce propos, mon œil (ainsi que vous le faites à propos de la phrase de Mona Ozouf). Mon œil ou plutôt mon cil, mon cil aveugle, la multiplicité de mes cils aveugles.

 

C’est pourquoi je préfère affirmer les formes du besoin (dormir, manger, demeurer) et les formes de la volonté plutôt que les signes du désir. Je dis signes du désir parce que je ne suis pas certain qu’il y ait des formes de désir. Il y a une expression que les adeptes de Lacan emploient sans cesse de façon radoteuse « Ne pas céder sur son désir. » Il me semble révélateur qu’ils ne disent jamais simplement affirmer son désir. En employant cette expression, ils enferment le désir à travers une double négation obligatoire, désir obligatoirement dialectique donc, désir alors condamné à ne jamais survenir comme une forme immédiate.

 

J’ai ainsi le sentiment que le désir sexuel n’abolit pas quoi ce soit. Le désir sexuel n’abolit ni le temps, ni l’espace, ni la volonté de dormir, ni la volonté de manger, ni la volonté de demeurer. Evidemment le désir sexuel modifie, transforme, transmute, nuance, diffracte, ourle  entrelace que sais-je ces différentes volontés, cependant il ne les abolit pas. Le désir compose plutôt avec les autres formes de l’existence. Le désir apparait ainsi comme les formes du besoin c’est-à-dire que chaque chair désire comme elle dort, chaque chair désire comme elle mange, chaque chair désire comme elle demeure et cela selon des postures de comparaisons distinctes et diverses.

 

Croire que le désir sexuel abolit le reste de l’existence n’est qu’une dénégation. Il me semble que si l’époque prémoderne a été celle du refoulement du sexe, l’époque moderne serait celle du refoulement à travers le sexe, du refoulement à travers la revendication du sexe. L’époque moderne serait celle où la libération du sexe dénie (autrement dit prétend abolir) la simple présence du monde.

 

 

16.

 

 

Bizarre peintre que Matta. Ces tableaux ressemblent souvent à des forêts de coups de machettes. C’est comme si comme si pour Matta chaque geste du pinceau était à la fois une manière de couper un arbre et une manière de planter un couteau, comme si Matta était à la recherche d’une végétation tranchante, à la recherche de couteaux végétaux, et aussi qui sait à la recherche d’un « carré végétal » pour reprendre une formule de A. Ginsberg. 

 

Il serait intéressant de classer les peintres selon une typologie animale. Klee, peintre mésange. Miro, peintre papillon. Géricault peintre cheval. Pollock, peintre ours. Manet, peintre chat, Picasso peintre aigle (rapacité de Picasso, scopie perspicace d’aigle-hibou). Kandinsky, peintre calamar, peintre calamar-fakir.

 

« Un merle femelle, qui avec violence et acharnement, voulait, hier, se nicher, s’installer, entre plusieurs branches au haut de notre tulipier. »

Il y a en effet parfois une extrême violence des oiseaux afin de construire leur nid. Combat du bec pour construire le nid exquis, combat qui semble incohérent du bec pour construire le nœud exquis du nid.

 

Pendant que j’écris ces notes en marge de votre livre, j’écris aussi un portrait de Marcello Mastroianni. (Le merle comme Mastroianni est un maestro de la ritournelle.) Un portrait de Mastroianni donc en même temps que Epopopoèmémés, je ne sais pourquoi. La digression serait une manière de devenir l’architecte du en même temps je ne sais pourquoi. De Matta à Mastroianni quel bond, seul Yves Klein serait apte à l’accomplir, le saut de l’ange du en même temps, le saut de l’autre espace en même temps, ou le saut du temps à autre, le saut du temps à autre espace.

 

Je me souviens dans le film Sans Soleil de Chris Marker de l’escalier aux marches à la fois musicales et multicolores.

 

 

17.

 

 

« Alléluia, il manque l’harmonica. »

 

Ce matin j’aiguise mon ouïe, pour arriver à des milliers de cils auditifs. Alléluia, il manque l’harmonica.

Mes papillons sont les voix et les images qui volent avec moi. Alléluia, il manque l’harmonica.

Evidentiation- le barbarisme du jour : évidentier. Alléluia, il manque l’harmonica. 

Marteler pour fixer le chant boiteux. Alléluia, il manque l’harmonica.

Les dés comme les mots n’abolissent pas l’attente. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Je suis ici mais qui suis-je ? Alléluia, il manque l’harmonica.

Mon nom est une fiction. Alléluia, il manque l’harmonica.

Et Berka Solo, elle est restée dans le jour d’hier. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Beaucoup de choses ont manqué à ma bouche : les mots maternels et les mots adoptés. Alléluia, il manque l’harmonica.

Comme moi, tel ce gel résistant, je n’adhère pas à l’émail électronique. Alléluia, il manque l’harmonica.

Une voix lactée inédite, la voûte céleste ce matin dans ma bouche. Alléluia, il manque l’harmonica.

Dans une grande ville, pleine de gens comme une bouche pleine de dents. Alléluia, il manque l’harmonica.

Les sons sortent de la bouche, parmi ses dents comme des enfants en vacances, sortant parmi les lattes en bois espacées ou cassées d’une haie. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Mais ce matin, sceptique jusqu’aux fosses temporales. Alléluia, il manque l’harmonica.

Femme peccamineuse, homme impeccable. Ou l’inverse. Alléluia, il manque l’harmonica.

Ne pas dormir, autrement qu’en une veille retournée. Alléluia, il manque l’harmonica.

Mais comme aujourd’hui, une cicatrice ouverte et fermée à la fois. Alléluia, il manque l’harmonica.

Je suis venu photographier Jésus : oh, vanité des vanités. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Je fais toujours ma poire, ah oui, ça oui, hohoho. Alléluia, il manque l’harmonica.

Forger sa mort. En forgeant, le forgeron fait son son : à bonne flamme, bon son ! Proverbe du jour, ad hoc. Alléluia, il manque l’harmonica.

Menée par la lumière – comme Cavaillès, Spinoza ou Leibniz et comme le camélia. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Il y a un essentiel même de l’inessentiel. Alléluia, il manque l’harmonica.

L’idée qu’une mémoire totale est aussi anesthésiante qu’un manque total de mémoire. Alléluia, il manque l’harmonica.

Mémoire, silence de la mémoire aussi. Alléluia, il manque l’harmonica.

Se molletiner aux choses. Alléluia, il manque l’harmonica.

Ma mollesse est vive et ma vitesse molle. Alléluia, il manque l’harmonica.

Je suis à l’étroit dans le noir, dans mon entonnoir, dans le grand inconnu. Alléluia, il manque l’harmonica.

Je vais ranger la limaille qui résiste, elle est déjà collée. Alléluia, il manque l’harmonica.

Ni peur, ni malheur, ni souci, juste l’inquiétude d’être. Ici. Alléluia, il manque l’harmonica.

Je voi-cise. Lire voie-cise ! Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Sourire ! Alléluia, il manque l’harmonica.

Mais ce matin, sourire ! Alléluia, il manque l’harmonica.

Mais ce matin, l’exclamation du sourire ! Alléluia, il manque l’harmonica.

Mais ce matin, le maïs de la lumière, les mâchoires de maïs de la lumière. Alléluia, il manque l’harmonica.

Mais ce matin, le maïs de la lumière, les mâchoires de maïs de la lumière, l’exclamation du sourire, l’exclamation de suicide du sourire. Alléluia, il manque l’harmonica.

 

Alléluia, il manque l’harmonica. L’abolition du ménage est tout un art.

Alléluia, il manque l’harmonica. Et le reste est silence. Et le reste est silence, silence des amis-agneaux.

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec