Salut à vous Pierre Vinclair,

 

 

 

Je trouve votre étude d’Herbe pour Herbe de Laurent Albarracin philosophiquement impressionnante.

 

 

il s’agit donc en quelque sorte d’une tautologie synthétique, qui vaut comme une sorte de méthode générale d’accès au monde-

 

J’aime bien cette idée de tautologie synthétique. Et parce que vous dites aussi que la tautologie apparait à la fois comme point de départ éthique et point d’arrivée esthétique, j’ai l’intuition confuse qu’il serait intéressant de relier cette tautologie synthétique au problème du sublime de Kant. Je ne saurais dire précisément comment. (Peut être en essayant de relier le jugement synthétique à cette tautologie elle aussi synthétique ; ce n’est qu’une hypothèse presque au hasard.)   

 

 

Il me semble aussi qu’il serait bienvenu de proposer malgré tout une distinction entre les deux formules de Mallarmé. « Rien n’aura eu lieu que le lieu » et « n’est que ce qui est ». Je pense  comme vous que la formule « n’est que ce qui est » est en effet une tautologie. Je ne suis pas certain cependant que la formule « Rien n’aura eu lieu que le lieu. » soit elle aussi une tautologie. Le problème serait de savoir si ce qui garantit la tautologie est obligatoirement l’être. Et si l’avoir lieu aurait à l’inverse l’aptitude d’apparaitre comme une forme en deçà ou en dehors de la tautologie. En effet pour Mallarmé ce qui relie le lieu à lui-même ce n’est pas l’être, c’est une forme du temps à savoir le futur antérieur. Pour Mallarmé ce qui relie le lieu à lui-même c’est l’aura du temps, l’aura de vide du temps. Dans la formule de Mallarmé le lieu apparait relié au lieu par le futur antérieur du vide.

 

 

Ou encore pour Mallarmé ce qui relie le lieu à lui-même serait ce que P. Quignard appelle le Jadis. Ce sentiment d’un Jadis toujours déjà dit, toujours déjà dit malgré tout en silence serait peut-être le sentiment même de la disparition élocutoire du poète selon Mallarmé. Comme si aussi pour Mallarmé c’était l’aura de vide du temps qui nommait chaque chose.

 

 

Ainsi Mallarmé ne serait pas uniquement un poète du néant et de la mort (tel que Blanchot l’a théorisé), Mallarmé serait aussi un poète de l’aura lieu, un poète de l’aura eu lieu. Il y a ainsi un lieu de l’écriture pour Mallarmé même si cet avoir lieu de l’écriture est quasi hypothétique parce que révélé par le vide même du temps. Ainsi pour Mallarmé la fiction a lieu, il y a un avoir lieu de la fiction. Il me semble ainsi qu’il serait préférable de distinguer deux types de fiction chez Mallarmé, une fiction tautologique de l’être et une fiction (symbolique, allégorique, parabolique je ne sais) de l’aura eu lieu (fiction qui est aussi celle de ce que Mallarmé nomme parfois l’Idée, Idée qui s’inscrit comme schéma stellaire.)  

 

 

le parti pris des choses en reste au jeu (si l’on veut entendre par là l’activité futile, mais technique, à laquelle s’adonnent de grands enfants) et ne rejoint pas l’âme des choses.

 

Vous le savez déjà, sur ce point nous ne sommes pas d‘accord. J’ai en effet précisément à l’inverse le sentiment que le jeu d’enfance de la métaphore apparait comme la seule manière efficace de (re)trouver l’âme des choses. « Ce sont tes choses d’enfant, non tes choses d’homme, qui nourrissent ton âme d’homme. » A. Porchia. Ainsi même si comme vous le dites, le jeu n’est pas un jeu, le jeu malgré tout aura eu lieu comme un jeu.  

 

 

Nous hésitons, ne savons pas si nous nous sommes élevé ou si nous avons chu. Mais n’est-ce pas la même chose, du point de vue de l’herbe ?

   

Afin de répondre à cette belle phrase,  je vous envoie aussi quelques notes à propos de F. Ponge.

  

 

 

 

 

Notes de Lecture à propos de F. Ponge 001.

 

 

 

Le problème de l’équilibre est très important pour Ponge. Comment tenir en équilibre entre l’horizontalité et la verticalité, c’est le problème du Pré. Pour Ponge, la seule manière de tenir en équilibre entre l’horizontalité et la verticalité c’est d’affirmer l’antériorité du Pré, c’est à dire d’affirmer l’antériorité des particules du langage, d’affirmer les particules de préposition du langage. Pour Ponge la seule manière de tenir en équilibre c’est d’affirmer la préposition même du langage, la préposition de l’écriture, la préposition de l’écriture comme chose du monde. Préposition de l’écriture plutôt que préexistence. Pour Ponge le langage ne préexiste pas au monde, le langage plutôt prépose le monde, le langage apparait comme la puissance de préposer le monde, le pouvoir toujours vert, toujours violemment vert de préposer le monde. Pour Ponge le langage apparait comme la puissance qui parvient à provoquer la pose du monde, la puissance qui parvient à faire tenir la pose, la proposition de pose du monde.

 

 

Pourtant je n’ai pas le sentiment que cette antériorité du Pré soit pour Ponge (ainsi que Derrida le dit) celle du passé. Cette antériorité du Pré serait plutôt pour Ponge, celle-là même du présent. C’est comme si pour Ponge, la présence d’une chose apparaissait par évocation ou provocation. Pour Ponge, la présence d’une chose apparait évoquée ou provoquée par l’appel même du langage qui ainsi la pose, qui par là-même la pose. Ponge n’est pas chrétien. Ponge n’a pas le sentiment que le langage crée les choses. Ponge est païen. Ponge a le sentiment que le langage pose les choses. Sans le langage les choses existeraient, malgré tout elles ne trouveraient pas la forme de leur pose à l’intérieur du monde. Pour Ponge, la poésie ne crée pas l’existence des choses. La poésie pose l’existence des choses.

 

 

« Les arbres et les plantes qui manquent de têtes n’ont pas un visage permanent comme les animaux. Ils ont un ou plusieurs visages à certaines époques de l’année. Puis ces visages fanent et disparaissent, s’éclipsent. »

 

Par la répétition, l’écriture de Ponge tente de végétaliser chaque chose. Par la répétition, l’écriture de Ponge tente de transformer chaque chose en arbre. Ainsi aussi par la répétition, l’écriture de Ponge multiplie les têtes de chaque chose. L’écriture de Ponge multiplie les visages de la chose. Par la répétition, l’écriture de Ponge transforme chaque chose en hydre. Ainsi l’éthique de la chose de Ponge n’est pas une éthique du visage unique comme celle de Levinas. L’éthique de la chose de Ponge apparait comme une éthique de la multitude des visages, une éthique de la prolifération des visages. L’écriture de Ponge essaie de donner à sentir la chose comme hydre végétal, hydre végétal qui dispose d’une multiplicité de têtes. L’écriture de Ponge affirme une éthique de l’éclipse du visage ou plutôt une éthique de la prolifération d’éclipses du visage, de l’hydre d’éclipse du visage.   

 

 

 

(…) 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                   A Bientôt        Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour,

 

 

 

Merci pour votre mot. 

 

Pour vous répondre rapidement - je suis en voyage entre deux avions - je dirais :

  

 

1. Que je suis tout à fait intéressé par le lien que vous établissez entre tautologie synthétique et jugement synthétique chez Kant. Je rappelle à ceux qui ont oublié la noétique kantienne qu'un jugement synthétique est celui qui apporte une information (le cercle est bleu) tandis que le jugement analytique est une simple description de concept (le cercle est rond). À priori signifie avant toute expérience, et à posteriori issu de l'expérience. L'enjeu de la physique et des mathématiques, c'est de fournir des jugements synthétiques à priori - genre "le périmètre du cercle est 2pieR", vrai pour tout expérience et pourtant non trivial comme une analyse de concept. Au fond, le jugement synthétique à priori, c'est bien tout à fait cela ; qui permet en même temps d'entrevoir que la poésie nous donne à connaître. Réciproquement le jeu de mots serait cette catégorie - symétrique mais chez Kant impensable - du jugement analytique à posteriori. Par contre je ne vois pas le lien direct avec le sublime, vous pouvez m'aiguiller ?

  

 

2. Je voudrais bien que vous développiez, aussi, quant au fait que "Rien n'aura eu lieu que lieu" ne soit pas une tautologie ; est-ce à cause de la négation ou du futur antérieur ?

  

 

3. Que le jeu retrouve le monde, je comprends que vous le croyiez, et je le croirais volontiers aussi. Mais l'on croit bien ce qui nous arrange, et c'est justement le point qu'il faut démontrer (ce à quoi ne suffirait quelque argument d'autorité). Avant démonstration, on ne peut le compter que comme une mystification, ou l'idéologie qui nous arrange bien parce qu'elle nous justifie. Or, tout ce qui nous justifie doit être d'abord théoriquement suspect, me semble-t-il !

  

 

Bien à vous,

  

 

Pierre.