Salut à vous Pierre Vinclair,

 

 

Ensuite, je crois que la grammaire (…) est contraignante comme mon corps l'est - mais on ne serait pas plus libre sans corps !

 

Je n’ai jamais eu la sensation de la chair en tant que contrainte. Je ressens évidemment la finitude de la chair, malgré tout cette finitude ne me semble pas une instance contraignante. C’est mon aspect matérialiste païen. Ce que j‘éprouve en tant que contrainte ce serait le plus souvent à l’inverse l’infini de la pensée, l’obligation d’infini de la pensée. Si nous étions de purs esprits nous ne serions en effet pas libres, parce que notre liberté serait indifférente, notre liberté serait identique à notre indifférence même.

 

Le corps n’est éprouvé en tant que contrainte que s’il est pensé de façon fonctionnelle, que s’il est pensé en tant qu’ensemble d’organes qui ont chacun une fonction exclusive. Le corps est éprouvé en tant que contrainte pour celui qui pense que ses yeux ne font rien d’autre que voir, son cœur ne fait rien d‘autre que battre et que ses jambes ne font rien d’autre que marcher. Malgré tout pour celui qui a la sensation de la chair comme fiction, c’est à dire pour celui qui a la sensation que par exemple ses yeux savent aussi comment respirer, son cœur sait aussi comment écouter et ses jambes savent aussi comment parler, la chair donne à sentir un espace de métamorphose prodigieux.

 

Pour éviter un malentendu à propos de Deleuze, je dois vous dire que j’ai une immense admiration pour son œuvre sans avoir malgré tout un sentiment du monde proche de sa philosophie (cette expression de sentiment du monde l’aurait sans doute d’ailleurs fait violemment sourire comme la hyène désinvolte qu’il devenait parfois). Deleuze préfère les signes aux formes, je préfère les formes aux signes. Deleuze préfère l’événement à la matière, je préfère la matière à l’événement. Deleuze adore le concept et dédaigne la métaphore, j’esquive le concept et exalte la métaphore. C’est pourquoi je me sens beaucoup plus proche de quelqu’un comme Lyotard qui n’a pas le génie de Deleuze, avec qui cependant je partage de nombreux problèmes celui de la suite des phrases ou encore celui de l’inhumain.

 

Cela pour vous dire que je ne suis ni à la recherche d’un corps sans organes ni à la recherche d’organes sans corps qui seraient producteurs de désir. Je préfère l’illusion à la production et le besoin au désir. Ainsi j’essaie plutôt de donner à sentir une chair à organes fictionnels, une chair à organes symboliques qui serait celle du besoin comme de l’apparaitre, celle du besoin d’apparaitre comme de l’apparaitre du besoin. Besoin d’apparaitre et apparaitre du besoin que les animaux savent comment montrer à chaque instant. J’ai à ce propos le sentiment que si il y a une liberté des animaux ce serait celle paradoxale d’affirmer le besoin d’apparaitre de la nécessité même.

 

 

Post-scriptum.

 

(…)

 

Le problème serait aussi de savoir si les articles, conjonctions, adverbes et pronoms sont uniquement des fictions d’images ou aussi des fictions de personnages. Il y aurait peut-être ainsi, de même que pour Deleuze il y a des personnages conceptuels, des personnages grammaticaux.

 

 

 

 

 

                                                                                              A Bientôt             Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Cher Boris,

 

Par "la grammaire est contraignante comme mon corps l'est" , je voulais dire - par l' absurde - qu'elle ne l'était pas. La contrainte implique une loi extérieure, mon corps comme la grammaire me sont immanents. Ôter la contrainte libère, mais pas s’ôter le corps (ni la grammaire), raison pour laquelle ni l'une ni l'autre ne sont contraintes.

 

Pour le reste, je suis tout à fait d'accord pour jouer Lyotard contre Deleuze. La référence au Corps sans organes était simplement relative au fait qu'après la comparaison anatomique (ensemble fonctionnel) votre " imagination de la grammaire"  dérivait vers des ensembles non fonctionnellement organisables (les animaux, etc.)

 

(…)

 

Bien amicalement,

Pierre.