Extraits du Flotoir

 

 

 

Boris Wolowiec
Belle nouvelle de ces dernières semaines, Boris Wolowiec a édité son grand opus A oui. Cette somme. Cette sorte de monstre aussi, auquel je me suis déjà largement affrontée et que je reprends, énergie nouvelle donnée par cette nouvelle édition. Comme Roubaud il ne peut se lire que pas à pas, trois à cinq pages maximum et comme Roubaud, avouons-le, en « sautant des pages » comme se le reprochent les enfants et comme je prône qu’il faut savoir lire certains livres pour pouvoir les lire. C’est ainsi par exemple que je lis les Cahiers de Paul Valéry. Roubaud, je saute des pages entières de gloses beaucoup trop érudites et spécialisées pour moi sur les troubadours, le sonnet, le trobar et le sirventes, etc. Wolowiec parfois j’isole tout un ensemble, parfois je saute des lignes et des pages. Je suis un peu comme le chasseur (photographique), en alerte, aux aguets, les choses défilent, passent, je les laisse passer et soudain quelque chose me fait signe. À moi et à moi seule, peut-être. Lecture imparfaite ô combien, partielle et partiale bien sûr mais ma lecture.

Wolowiec encore
Avec ce livre A oui, il faut accepter d’aller au fil de l’eau précisément, de se laisser faire, bousculer par le texte, accepter, voire observer, toutes ses réactions le lisant, de l’adhésion passionnée au rejet, parfois presque simultanés. Le terme monstre ne doit donc pas être entendu péjorativement mais comme désignant une masse inclassable, une immense collection d’assertions, lancées souvent par un seul mot, repris en répétition, lancées, jetées, adressées ou pas, c’est une des énigmes de ce livre. Autrement dit entreprise soit autiste, soit auto-suffisante ou bien à l’inverse sollicitant, peut-être plus que n’importe quelle autre, le lecteur. Ce qui expliquerait que Boris Wolowiec ait fini par éditer, lui-même, A oui, dans une maison créée d’abord pour cela, les Éditions du Vide immédiat, après avoir communiqué le livre, parfois quasi secrètement, à quelques-uns dont Ivar Ch’Vavar qui parmi les tout premiers a saisi l’énormité singulière de l’œuvre.

La vulgarité…
« La vulgarité atteste l’angoisse. L’obscénité affirme la terreur. » (BW, 139)
→ voici une assertion typique de Boris Wolowiec, une de celles aussi sur lesquelles on se casse les dents. Mais la question du sens, j’en ai déjà longuement parlé dans mes
premières lectures que B. Wolowiec a reprises sur son site. Donc j’en suis encore à chercher le mode d’emploi de A oui. Puissante dynamique pour continuer la lecture.

Teilhard de Chardin
Boris Wolowiec en serait sans doute étonné, voir consterné, je ne sais, mais le lisant, a surgi soudain le souvenir de Teilhard de Chardin. En lisant ces mots très précisément : « L’univers du mal est celui de la croyance en l’infinitisation possible du corps à travers la toute-puissance de la pensée. Dans l’univers du mal la pensée laisse croire que le corps n’est que le signal organique de l’éternité de la lumière. » (BW, 141).
 
 

(…)

 

Moral et éthique
Je poursuis ma lecture de A Oui, de Boris Wolowiec. Il fait apparemment une distinction très tranchée entre morale et éthique. Je pense que cette distinction est importante. Je pense que cette assertion : « l’élégance de l’éthique affirme le geste de symboliser la discontinuité immorale du temps jusqu’à ce que la prolifération insensée des instants provoque le pacte de plaisir de la certitude » (BW, 143) atteste sans doute d’une dimension très profonde du livre et j’y vois une explication du A Oui du titre.
Et un peu plus loin, en effet, il parle du moraliste cynique qui « digère l’organe de la négation infinie sans jamais le manger. »
Dans toutes ces pages, des formules cinglantes et terribles : « l’homme moral délivre sans cesse le pendu du suicide pour pouvoir l’étrangler à travers ses moignons de pur témoin. »
→ je ne veux pas ici lister des exemples concrets, mais j’ai été traversée par toutes sortes de situations contemporaines où, sous couvert de morale, on assassine.

 

(…)
 
 

Figures
Chez Wolowiec il y a comme de grandes figures, des entités figurées. Aux alentours de la page 150, voici le nihiliste, le paranoïaque et le pervers : « le pervers laisse croire qu’il fait semblant de faire ce qu’il fait en vérité », une de ces phrases diaboliques de Wolowiec, dont on sait d’emblée qu’elle est incroyablement juste mais qui se dérobe à l’analyse, la ridiculise et la prend à rebrousse-poil, le raisonnement se fuyant lui-même comme une vision en abyme.
Regroupés sous l’en-tête « nihilistes » (il faudrait étudier, un peu plus tard, la structure du livre et la liste des mots qui en constitue la table des matières et l’ossature), on trouve donc comme on l’a dit le nihiliste, le paranoïaque, le pervers mais aussi l’ironie et l’ironiste, le traître et la trahison, la fidélité aussi (BW, 150 et 151)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Florence,

 

 

 

Merci à vous pour la reprise de votre lecture de A Oui. Je vous envoie quelques remarques en marge de ces nouvelles notes. 

 

 

 

Autrement dit entreprise soit autiste, soit auto-suffisante ou bien à l’inverse sollicitant, peut-être plus que n’importe quelle autre, le lecteur.

 

 

Oui, en effet cette ambivalence entre la souveraineté de la phrase, la souveraineté de la phrase projetée à l’intérieur du blanc, à l’intérieur de l’abime du blanc et un besoin de réponse de l’autre apparait comme la structure paradoxale de mon écriture. Et c’est précisément pourquoi vos notes de lecture m’apaisent autant. 

 

 

 

parfois j’isole tout un ensemble, parfois je saute des lignes et des pages. Je suis un peu comme le chasseur (photographique), en alerte, aux aguets, les choses défilent, passent, je les laisse passer et soudain quelque chose me fait signe.

 

 

Il serait intéressant d’imaginer la lecture comme une manière de photographier un livre. Ou encore lire serait une manière d’accomplir des gestes de montage d’images. J’ai à ce propos l’impression que votre geste de lecture du Flotoir et celui de vos montages photographiques ne sont finalement qu’un seul et unique geste. La lecture serait ainsi une sorte de cadrage flottant, de cadrage flottant des phrases d’un autre. Lire par exemple comme le personnage de Blow up d’Antonioni. Cependant la lecture n’est pas toujours le geste d’agrandir un détail de l’œuvre, c’est aussi parfois celui de le diminuer avec subtilité. Lire ce serait photographier des phrases afin de modifier la taille des phrases. En effet les phrases ont à la fois la taille de leur apparition à l’intérieur d’un livre et aussi en même temps d’autres tailles, les tailles de leur retentissement dans le cerveau ou le corps des autres, ou encore la taille de leur retentissement à l’intérieur du vide. (J’ai esquissé une petite étude à propos de la multiplicité des tailles à l’intérieur des Conversations avec Laurent Albarracin.) Lire comme un photographe c’était sans doute aussi le désir resté inaccompli de Roland Barthes. Ce qu’il aurait pressenti pendant l’intégralité de sa vie sans jamais parvenir à le révéler avec netteté.

 

 

 

Boris Wolowiec en serait sans doute étonné, voir consterné, je ne sais, mais le lisant, a surgi soudain le souvenir de Teilhard de Chardin. 

 

Je n’ai jamais lu Teilhard de Chardin. Je viens de parcourir les notes de Wikipedia à son sujet. Sa vision d’un Christ-Cosmos me semble proche de celle de Malcolm de Chazal. Son idée d’une communication des consciences m’est cependant parfaitement étrangère. Il est aussi indiqué que Teilhard de Chardin ne dissociait pas la matière et l’esprit. « J’étudie la matière et je trouve l'esprit. » Soit. Je dirais que j’écris plutôt afin de symboliser la matière, afin de donner une forme symbolique à la matière. J’étudie ainsi la matière par l’imagination et ce que l’imagination trouve ainsi ce n’est pas l’esprit, ce serait plutôt les formes exactes de la matière. L’art ce serait simplement ça, donner forme à la matière c’est-à-dire aussi donner la matière à la forme. (Je n’ai pas cependant le temps de clarifier ici ce que je veux dire par forme.)

 

 

 

une de ces phrases diaboliques de Wolowiec, dont on sait d’emblée qu’elle est incroyablement juste mais qui se dérobe à l’analyse, 

 

J’aurais plutôt utilisé le mot parabolique. Ecrire de manière parabolique c’est essayer d’imaginer le mal, d’imaginer de manière symbolique le mal sans alors employer le langage du diable. C’est évidemment extrêmement difficile et je ne sais pas si j’y parviens. Cependant c’est un des enjeux éthiques de ce que j’écris. C’était déjà aussi le problème de Kafka. (Je parle aussi de ce problème à l’intérieur des Notes autour de Lautréamont.)  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                            A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Bonjour Boris,

  

 

je suis infiniment touchée de penser que je peux vous apaiser. C’était pour moi inimaginable.

 

 

J’ai bien lu encore hier soir, avec de nouvelles (pas si nouvelles en fait) hypothèses. Je vais recopier tout cela mais comme je m’en vais quelques jours en Bretagne, je ne pense pas que je mettrai ces mots en ligne avant mon départ. Si je peux en revanche, je vous les enverrai par mail.

  

 

Est-ce que je peux reprendre certaines de vos réponses, notamment sur l’ambivalence et sur lecture et photographie dans le flotoir publié ? J’ai toujours aimé monter aux lecteurs ce dialogue qui peut s’instaurer entre une lectrice et un écrivain ? Vous me direz.

 

Je vais réfléchir à la question de la parabole, qui me parait plus que riche et féconde.

 

 

Bien à vous Boris

 Florence

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

bonsoir Boris

 

j’attends votre accord pour publier ce flotoir, puisqu’il comporte des extraits de notre échange.

 

Bien entendu, si cela ne vous convient pas, je supprimerai ces extraits et je n’en prendrai aucun ombrage.

 

Si vous avez la possibilité de me dire cela ce soir, je mettrai en ligne avant de partir, sinon cela attendra un peu.

 

Bien à vous

 Florence

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Bonjour Florence,

 

 

 

A propos de l’ambivalence, je préfère que cela reste tacite c’est à dire entre nous.

 

 

A propos du problème du parabolique, son insertion parmi vos notes a un aspect un peu factice. Le tempo de la citation me semble inexact. C’est pourquoi je ne préfère pas. 

 

 

A propos de la relation entre lecture et photographie, eh bien si vous voulez.

 

  

Disons que globalement je pense qu’il est le plus souvent superflu de reprendre dans le flotoir mes indications à propos de A Oui en réponse à vos notes, le commentaire devient alors fastidieux. A l’inverse quand je prolonge une intuition que vous proposez (par exemple la lecture comme photographie) c’est plus intéressant. S’il y a cependant des indications qui vous semblent nécessaires, demandez-moi, je vous dirai alors si j’accepte ou non.

 

 

Et puis ce qui me déplait surtout, c’est la diffusion de la correspondance en (quasi) direct sur internet. Je préfère en effet que la conversation épistolaire se décante d’abord de façon privée afin de devenir ensuite publique quand elle apparait achevée. Nous pourrions ainsi publier un jour ou l’autre l’intégralité de notre conversation épistolaire à l’intérieur de mon espace d’écriture bleu nuit (ou encore, si vous acceptez évidemment, sur Poezibao). Beaucoup plus tard cependant, dans six mois ou un an par exemple.

 

 

 

Post-scriptum.

 

  

Ainsi merci pour cet envoi anticipé. Inutile malgré tout de modifier votre rythme de travail, je lirai maintenant vos notes de lecture à propos de A Oui quand elles apparaitront sur le flotoir.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    

 

 

Bonsoir Boris

 

je publierai le Flotoir sans doute demain et bien entendu, je tiendrai compte de vos remarques et demandes. Je souscris tout à fait à celle sur la parabole.

 

 

Et donc plus de demandes en ce sens, les choses iront dans le flotoir car c’est ma manière de garder en sécurité ce qui compte, mais cela ne fera pas partie du flotoir « on ».

 

 

bonne soirée

Florence

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Extraits du Flotoir

  

 

 

 

Visage
Je reprends ma lecture de Boris Wolowiec, A oui et je lis les pages qui s’inscrivent sous le mot « visage ». Très belle séquence, avec des variations sur le thème du visage qui seraient aussi des litanies. Des exorcismes peut-être. Il y a sans doute de cette dimension chez Wolowiec, il me semble avoir déjà parlé de « formule ». Formules magiques, assemblage étonnant de mots. Redistribution des cartes à chaque mot invoqué, qui donne comme une impulsion, de nature psychique et physique et ouvre à de nouvelles combinaisons de mots où l’on retrouve toujours le même vocabulaire, avec des mots comme sang, terreur, hasard, catastrophe, blanc, etc. Il serait passionnant de faire une analyse informatisée du corpus des mots dans ce livre, avec leurs récurrences. Les mots les plus souvent repris semblent chaque fois confrontés, exposés au mot de tête du chapitre, celui qui le coiffe. Il y a un effet jeu de quilles ou de boules de billards : chocs, déplacements, éliminations, trajectoires. Quelque chose donc de très matériel, du concret dans les effets produits alors que la tonalité générale du propos semble souvent plutôt abstraite.
 
 

(…)

 

  

Photographie
D’un échange avec Boris Wolowiec : « Il serait intéressant d’imaginer la lecture comme une manière de photographier un livre. Ou encore lire serait une manière d’accomplir des gestes de montage d’images. J’ai à ce propos l’impression que votre geste de lecture du Flotoir et celui de vos montages photographiques ne sont finalement qu’un seul et unique geste. La lecture serait ainsi une sorte de cadrage flottant, de cadrage flottant des phrases d’un autre. Lire par exemple comme le personnage de Blow up d’Antonioni. Cependant la lecture n’est pas toujours le geste d’agrandir un détail de l’œuvre, c’est aussi parfois celui de le diminuer avec subtilité. Lire ce serait photographier des phrases afin de modifier la taille des phrases. En effet les phrases ont à la fois la taille de leur apparition à l’intérieur d’un livre et aussi en même temps d’autres tailles, les tailles de leur retentissement dans le cerveau ou le corps des autres, ou encore la taille de leur retentissement à l’intérieur du vide. (J’ai esquissé une petite étude à propos de la multiplicité des tailles à l’intérieur des Conversations avec Laurent Albarracin.) Lire comme un photographe c’était sans doute aussi le désir resté inaccompli de Roland Barthes. Ce qu’il aurait pressenti pendant l’intégralité de sa vie sans jamais parvenir à le révéler avec netteté. »

Et précisément…
Pensant à Boris Wolowiec, au fait que je me casse souvent les dents dans ma lecture d’A oui ; à ce soupçon qui me traverse que quand je me saisis d’une phrase, j’opère un détournement de substance. Pourquoi ? Parce que je suis de manière irrépressible en quête de sens, mais dans une acception bien trop limitée, autrement dit, pour simplifier : qu’est-ce que cela veut dire ? Et encore, disant cela, je ne suis pas assez précise car bien sûr cela veut dire quelque chose, mais quelque chose dont il peut m’arriver de penser que cela n’a pas de sens ! Or, cette question du sens me parait centrale en poésie contemporaine. Peut-on tenter une analogie, je la tente en tout état de cause car elle m’aide à penser un peu plus avant, une analogie donc avec la peinture qui, il y a bien longtemps, un peu plus de cent ans si l’on s’en tient à la date repère de 1910 et à la
fameuse aquarelle de Kandinsky, a commencé à renoncer à la figuration stricto sensu. La matière première de la poésie c’est la langue. La matière première de la peinture c’est… la peinture, matériellement, la peinture avec ses couleurs, ses textures, etc. La langue doit-elle obligatoirement véhiculer du sens, une histoire, un récit, une signifiance ? Je crois me souvenir que Boris Wolowiec compare son geste poétique au geste d’un Pollock. La poésie de Boris Wolowiec (et sans doute aussi celle de Philippe Jaffeux) serait un geste (et une geste !), en cela radicalement autre, nouvelle, un geste qui « pours and drips » (déverse et fait goutter) les mots en sur la page, en coulées, avec appariement des substances, sens et/ou sonorités. Avec pour effet que 1. le sens est second, mais qu’il peut advenir. 2. que l’important réside dans l’ébranlement dynamique chez le lecteur du fait d’une sorte d’électrification sensitive et que donc 3. le lecteur doit se faire conducteur (comme un matériau). « À l’intérieur du coma d’incendie de la bouche pleut le silence animal de l’arbre du destin » (p. 164)

La question du sens encore
Si le sens est « second », sa possibilité n’est pas niée, ou rejetée, ses conditions de possibilité sont présentes. Fruit d’un hasard ou d’une pulsion inconsciente, telle la figure qui semble apparaître dans ce caillou et ce tableau « abstrait » et c’est dire alors que le sens peut venir aussi bien de l’écriture que de la lecture. Un sens nouveau, encore inouï, peut aussi se faire jour par le frottement des vocables. Pas forcément voulu, pas exclu. « Le crâne dort la solitude. » (p.167)

Pandiculation
Boris Wolowiec emploie ce mot. Je cherche à en préciser le sens. « C’est l'action souvent associée au bâillement, caractérisée par un étirement généralisé des muscles », dit le TLFI qui ajoute : La pandiculation consiste à porter les bras au-dessus de la tête, renverser la tête en arrière, tout en étirant les muscles des cuisses et des mollets. Un creusement du dos est également remarqué. »
Boris Wolowiec : « Le crâne incruste la pandiculation de paralysie de la nuit. » (p.167)

 

(…)
 
 

Roubaud et Wolowiec
Viennent ensuite des remarques qui pourraient m’éclairer sur ce que j’ai écrit à propos de Boris Wolowiec. « La poésie se réduit à la langue comme le poisson à l’eau ». Formule quelque peu paradoxale, qui ressemble à un koan. Si on essaie de la saisir, elle vous glisse entre les mains, comme le poisson dans l’eau !
« Le sens d’un jeu de poésie est dans sa règle et dans l’activité qui consiste à "suivre la règle" » (et bien entendu, il faut entendre cela bien au-delà de la seule poésie à contraintes).
Toujours me faisant songer à mes notes sur Boris Wolowiec : « Créer un monde possible de langue et le comparer avec le nôtre. » (2151)
→ on peut donc dire que s’il y a nouveau monde, le lecteur est un explorateur. Il prend beaucoup de risques, peut se perdre, se noyer, mais il peut aussi faire de très importantes découvertes. Il peut également se comporter comme un pilleur. Il est aux avant-postes, ouvre la route. Belle visée pour le lecteur-critique.
→ Petit rappel, cette autre citation de Jacques Roubaud : « Cela tient bien sûr à la nature toute particulière de la notion de sens en poésie. S’il y a sens, c’est sens formel et effet intérieur de sens. Dans toute forme-poésie du présent, d’un type nouveau, il y a difficulté à saisir ce sens, à l’admettre, à le reconnaître parce qu’on est habitué (scolairement et idéologiquement habitué) à chercher autre chose, une des formes habituelles du sens. » (1164)

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Marges du Flotoir 

 

 

 

Bonjour Florence,

  

 

 

Des exorcismes peut-être. Il y a sans doute de cette dimension chez Wolowiec, il me semble avoir déjà parlé de « formule ». Formules magiques 

 

Je n’ai pas le sentiment que le chapitre Visage de A Oui accomplisse un exorcisme. J’essaie plutôt d’y formuler le visage sans désirer exorciser quoi que ce soit. Je pense cependant aussi que si je parviens à affirmer ainsi le visage comme aphorisme de chair c’est parce que j’ai aussi accompli une sorte d’exorcisme du visage dans d’autres textes, non par la formule plutôt par la fabulation, par la parabole, par la fabulation parabolique. Ce sont précisément les premières pages de Paraboles. Une indication importante à ce propos : j’ai écrit les premières versions de A Oui et de Paraboles en même temps.

  

 

 

Il y a un effet jeu de quilles ou de boules de billards : chocs, déplacements, éliminations, trajectoires.

 

Je sais jouer au billard. Et ce jeu me plait. J’y ai beaucoup joué avec mon père qui m’en a appris les principes techniques. J’y jouais parfois aussi au café quand j’étais étudiant. Je me souviens par exemple de parties à la fois acharnées et subtiles en compagnie d’un maçon yougoslave à la fois virtuose et jovial.

 

 

il n’empêche que j’aimerais savoir quel état intérieur préside à la composition de ces formules.

 

Eh bien quand votre lecture sera accomplie, je vous le dirai. J’ai en effet déjà écrit un texte à propos de la composition globale de A Oui.  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Merci Boris.

La lecture continue.

 

Bien à vous

Florence

 

 

 

 

 

 

 

 

Extraits du Flotoir

 

 

 

Les réflexes conditionnés de la langue
La langue a des réflexes conditionnés, que peut-être un Wolowiec tente de désamorcer. Elle a un côté agglutinant, liant fortement certains mots, notamment au travers de ses clichés : lourdement armé, le front des inondations, le loup solitaire, etc.

Le flou stable
Lisant un article du Monde, daté du 14 juin 2016 (« Voyage au cœur des cellules », par David Larousserie), je découvre l’existence des micro-tubules : Au cœur de la cellule, donc, le noyau, renfermant les précieux chromosomes. « Mais, autour, on trouve d’autres molécules tout aussi vitales : des centaines de filaments creux de quelques micromètres de long et 25 nanomètres de diamètre, appelés microtubules. Ils forment un ensemble à peine moins informe qu’un plat de spaghettis, au premier regard, mais tellement plus riche et complexe. » Fonction : construire « un squelette rigide, mais pas trop, présent et changeant sans cesse de conformation ». Un article difficile mais où je retiens surtout une notion très intéressante en dehors du strict domaine biologique, celle du « flou stable » où « assemblages et désassemblages garantissent paradoxalement la stabilité. »
Je pense aux étranges formulations de Boris Wolowiec, avec leurs assemblages et désassemblages et imagine que, peut-être, ils garantissent une forme de stabilité de la trajectoire du livre qui semble tenu alors qu’on pourrait craindre un immense morcellement, une fragmentation. J’ajoute cette remarque de Sénèque, citée aujourd’hui dans Twitter : tota haec mundi concordia ex discordibus constat (toute harmonie dans le monde dépend de la disharmonie, toute concorde en ce monde est basé sur la discorde…)

Le crâne
Les sentences, formules ou aphorismes, je ne sais plus comment les qualifier, et sans doute ne faut-il pas les engager toutes sous une même houlette, de Boris Wolowiec, regroupées sous le mot tête ou titre de séquences « crâne » sont particulièrement nombreux et denses. « Le crâne donne à sentir la connivence absolue de la création et du sommeil »
→ y aurait-il un autre accès à cette poésie ? Elle aurait à voir avec certains des mécanismes très étranges et bien trop peu observés du langage lors de la phase d’endormissement. Ce qu’il advient alors à la pensée et à nos formulations intérieures : presque impossible à observer. Revient à tenter de « mettre du sel sur la queue des oiseaux ». Ce pic-vert du jardin, si farouche qu’il sentait mon mouvement furtif à l’intérieur de la maison alors que j’étais à plus de 30 m de lui.

La sensation
Boris Wolowiec encore : « affirmer le scandale d’inconnu de la sensation »
→ ce qui est en cause n’est pas tant la sensation que ce que le cerveau en fait. Un cerveau conditionné à traiter très vite toutes les sensations, à les trier et les classer, ce qui les vide de leur substance, les assigne à résidence. Notions à lire et relire dans le livre de Santiago Espinosa en cours, Voir et entendre. La sensation est perpétuellement court-circuitée. Ce sont sans doute ces mécanismes d’intégration et d’organisation de la conscience qui font la différence entre la conscience enfantine et la conscience adulte. Les réflexes conditionnés, eux encore, ne sont pas en place et l’enfant baigne dans une sorte d’immédiateté et de surabondance sensorielles. Il n’a pas encore été dressé à interpréter.

Forme visuelle
Il y a aussi une forme visuelle dans cette poésie de Wolowiec. Avec ses mots repris : le silence du crâne, la certitude du crâne, la respiration du crâne. Il y aurait une forme d’enjambement, non par le biais d’un mot ou d’un morceau de phrase coupés, mais plutôt par le rebond induit à l’intérieur d’une ligne et qui propulse l’énergie du mot à la ligne suivante, une sorte de jeu de marabout bout de ficelle noyé dans la masse. Commotion aussi de certains vocables placés à petite distance : on passe ainsi de décapiter à enraciner, sans suture.

Objets étranges
Il y aurait comme des objets étranges sur la page, agrégats de mots qui ne se sont peut-être encore jamais côtoyés… la chute contorsionniste de l’incendie… le magma de neige du sang… la crampe de vide du crâne…. L’apocalypse de calme de la certitude (tous relevés p. 169)

Excroissances
« La bouche du crâne ensevelit le vent à l’intérieur de l’arbre »
→ il y a sans doute de nombreux effets de retournement, vers la face interne, retournement de gant, de peau. Le crâne est doté de mains, de bouches. Tout cela rappelle ces étranges images où l’on voit l’importance nerveuse réelle de tel ou tel organe, traduite par une formidable excroissance de l’organe en question, les oreilles ou les lèvres, sur une sorte de petit homoncule (
Homonculus de Penfield)
Les mots viennent alors palper, ausculter la réalité. Ils cherchent des potentiels, des conditions de possibilité. Ils tendent à créer de nouvelles hypothèses par-delà l’incongruité apparente de leurs rapprochements : « la main debout du crâne contemple l’énigme de vide du temps ».

(…)

 

La syntaxe de Boris Wolowiec
Aux prises avec A oui, je tente de changer de pied et d’angle (mais je me laisse aussi souvent simplement porter par le texte, je le descends comme un bouchon balloté au fil de l’eau).
Sa syntaxe est tout à fait classique, souvent même élémentaire. Sujet ou groupe sujet, verbe au présent, complément. Beaucoup de compléments du nom, mais de quel nom, c’est souvent une des ambiguïtés du texte de Boris Wolowiec : du plus proche ou d’un nom plus lointain ?  Il y a très souvent, presque systématiquement, de vraies cohortes de noms emboîtés, reliés par un simple de. On trouve aussi des comme, des par, ou des avec. Assez peu de propositions relatives. L’étrangeté, très réelle, nait plutôt en effet de l’enchaînement des génitifs : « l’arbre de bestialité de l’apocalypse ».
Beaucoup de verbes tels affirmer, déclarer, inventer. Calligraphier également, ce qui conforte l’hypothèse d’un aspect graphique de ce travail. Parmi les rares entorses à la syntaxe, le fait de rendre transitifs certains verbes qui ne le sont en principe pas : « la main surgit l’équilibre du sang » (178)

La main
C’est qu’en effet on est passé à une autre entité, après la longue séquence polarisée par crâne : main. « À l’intérieur de la main, il n’y a pas d’images » (178). Toute une séquence dont on se dit qu’elle parlerait aux pianistes. Mais dont on se demande aussi soudain si elle ne touche pas des sensations très archaïques et complètement enfouies en chacun. Celles qui ont trait au contact avec les choses et les êtres, contact qui est rendu de plus en plus impossible, remplacé par le virtuel. Sensations refoulées ou que l’on ne sait plus décrypter, faute de référent ou par excès de sollicitations d’autres sensations.

(…)
 
 

Écho
« Pas d’écart entre ses mains et ce qui leur est donné à saisir. Pas d’écart entre le silence et la langue. »
→ je pense aux pages sur « main » chez Boris Wolowiec : « la main détruit le murmure de sens engendré à travers le regard »
Et cette dernière remarque tellement en accord aussi avec Santiago Espinosa et la prééminence du voir, tueuse de vraies sensations, invalidant ce qu’émet la perception.
Christiane Veschambre écrit au demeurant, un peu plus loin, à propos de la contemplation d’un tableau : « elle cesse d’interpréter. Se tourne vers le silence et regarde la peinture. (…) Elle sait qu’il en a coûté la même inconsumable confiance en ce qui est singulièrement vu, la même indifférence à ce qu’il est coutumier de voir. » (CV, 49)
→ il y a bien là cette opposition entre ce qui est singulièrement vu, une fois, avec des perceptions et sensations singulières, brutes en quelque sorte, si tant est que ce soit possible et ce qu’il est coutumier de voir, par interprétation.
→ dans la lecture, oublier d’interpréter, ne pas chercher à interpréter. Essayer de recevoir le texte singulièrement, tel qu’il est singulièrement lu à ce moment-là. Conjonction irrépétable d’un lecteur donné à un moment donné (les deux donnés comptent autant l’un que l’autre) et d’une œuvre, telle qu’elle est en elle-même et pour le lecteur à ce moment-là, avec son poids d’interprétation, de tradition, de gloses et l’accumulation parfois immense des lectures déjà faites de ce livre et de celles à venir.

Écrire ce serait
« Écrire ce serait laisser venir une langue qui ignore les questions de sa corruption, une langue sans état préalable et positions prises, ce serait faire avec la langue qui ne s’éprouve pas aux miroirs ». (CV, 22)
→ quasi impossibilité de cette position, une langue qui ne s’éprouve pas aux miroirs. Il y a un tel conditionnement critique et autocritique, induit en particulier par tous les diktats imposés par certains courants musicaux et littéraires dans les années 50 et 60. Et là encore je pense à Boris Wolowiec qui pourrait avoir franchi cette sorte de barrière insurmontable pour tant d’autres. Qui laisse sans doute venir une langue qui ignore les questions de sa corruption. Il y faut une force intérieure considérable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Florence,

 

 

« flou stable » où « assemblages et désassemblages garantissent paradoxalement la stabilité. »
Je pense aux étranges formulations de Boris Wolowiec, avec leurs assemblages et désassemblages et imagine que, peut-être, ils garantissent une forme de stabilité de la trajectoire du livre qui semble tenu alors qu’on pourrait craindre un immense morcellement, une fragmentation.

 

Je dirais plutôt à l’inverse que l’écriture de A Oui apparait à la recherche d’une forme de précision instable, une précision instable parce qu’à chaque instant raturée. A l’intérieur de A Oui les phrases surviennent comme les ratures à blanc les unes des autres. Ainsi chaque phrase apparait à la fois comme la rature à blanc de la phrase qui précède et aussi comme la rature à blanc de la phrase qui suit et enfin surtout comme la rature à blanc de la globalité des phrases du livre.

  

 

ce qui est en cause n’est pas tant la sensation que ce que le cerveau en fait. Un cerveau conditionné à traiter très vite toutes les sensations, à les trier et les classer, ce qui les vide de leur substance, les assigne à résidence. (…). La sensation est perpétuellement court-circuitée. Ce sont sans doute ces mécanismes d’intégration et d’organisation de la conscience qui font la différence entre la conscience enfantine et la conscience adulte. Les réflexes conditionnés, eux encore, ne sont pas en place et l’enfant baigne dans une sorte d’immédiateté et de surabondance sensorielles. Il n’a pas encore été dressé à interpréter.

 

Oui, c’est en effet cela. A cette différence cependant qu’il n’y a pas par là même de conscience enfantine. L’enfant sait plutôt ce qu’il sent sans en avoir conscience. L’enfant dispose d’un savoir de ses sensations sans que ce savoir soit une conscience. 

 

 

quasi impossibilité de cette position, une langue qui ne s’éprouve pas aux miroirs. Il y a un tel conditionnement critique et autocritique, induit en particulier par tous les diktats imposés par certains courants musicaux et littéraires dans les années 50 et 60. Et là encore je pense à Boris Wolowiec qui pourrait avoir franchi cette sorte de barrière insurmontable pour tant d’autres.

 

Ce problème est en effet extrêmement important. S’abstraire du miroir de la langue c‘est en effet un des enjeux de A Oui. C’est pourquoi d’ailleurs l’ironie me déplait tant. L’ironie c’est l’attitude même de ceux qui ne parviennent pas à sortir du miroir de la langue. C’est la question de la vanité littéraire qui avilit parfois de très grands écrivains, je pense par exemple à Joyce, Proust ou Nabokov. S’extraire du miroir de la langue c’est essayer d’écrire de manière asubjective. En cela je serais proche de Blanchot. Cependant j’ai le sentiment que Blanchot n’est pas à ce propos assez audacieux et radical. J’ai l’impression en effet que Blanchot utilise encore la mort en tant que miroir. L’écriture de Blanchot ne cesse de se mirer dans le miroir de la mort, de s’observer à travers l’œil funèbre du néant.

 

 

Qui laisse sans doute venir une langue qui ignore les questions de sa corruption.

 

Je ne parviens pas à comprendre avec netteté cette idée que vous proposez d’une corruption de la langue. Est-ce la décomposition de la forme par le temps, est-ce la déformation de la langue à travers son interprétation ou est-ce encore une autre hypothèse ?

 

 

Le crâne est doté de mains, de bouches.

 

Je partage avec Malcolm de Chazal ce geste de projeter et d’inscrire des fragments de la chair à l’intérieur d’autres fragments de chair sans respecter la logique organique ou anatomique. Il y a ainsi des coïncidences, des connivences entre des fragments de la chair qui semblent à première vue distants. Cependant cette distance entre les organes est exclusivement visuelle. Avoir une chair c’est précisément à l’inverse ressentir la contiguïté intégrale de la chair. Cette contiguïté intégrale de la chair c’est la forme de l’aveuglement. La pensée rationnelle interdit et même abolit cette contiguïté aveugle de la chair à travers un incessant découpage visuel du corps. L’intuition irrationnelle c’est à l’inverse sentir la chair en deçà même de sa visibilité. L’intuition irrationnelle c’est ainsi savoir que nous regardons aussi la peinture avec la plante des pieds (la peinture de Géricault ou de Bacon) ou encore que nous écoutons aussi la musique avec le foie (le son du saxophone par exemple).

 

 

y aurait-il un autre accès à cette poésie ? Elle aurait à voir avec certains des mécanismes très étranges et bien trop peu observés du langage lors de la phase d’endormissement. Ce qu’il advient alors à la pensée et à nos formulations intérieures : presque impossible à observer.

 

Oui en effet, j’ai le sentiment que les formes de l’écriture viennent d’abord du sommeil. Afin de préciser cela, voici un extrait de Tu Sauf (la suite de A Oui).

  

L’écriture ne révèle ni un monde vivant, ni un monde mort. L’écriture affirme un monde dormi. L’écriture déclare l’apparition d’un monde dormi. L’écriture déclare le scandale de volupté d’un monde dormi.

 

L’écriture donne à sentir la forme de sommeil de chaque chose. L’écriture déclare la forme particulière de sommeil de chaque chose du monde. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                             A Bientôt              Boris Wolowiec