Bonjour Florence,

 

 

 

Si Gould renonça à l’événement singulier du concert, c’est sans doute parce que la musique lui avait appris (la musique de Bach surtout) qu’il n’y a d’unicité que de la répétition. Malgré tout quand Glen Gould joue Webern en concert ou à la télévision (Variations pour Piano opus 27 par exemple), il donne parfois aussi le sentiment d’accomplir des montages de notes de manière immédiate. Quand Gould joue Webern en concert, il sait comment transformer le piano en table de montage des notes, en table de montage des notes comme instants uniques. G. Gould montre ainsi à l’inverse qu’il n’y a de répétition que de l’unicité.

 

 

Dans un entretien récent à propos du jazz dans la revue L’Infini, P. Sollers a mis en évidence la proximité entre la musique d’Anton Webern et celle de Thelonious Monk. Selon Sollers Webern et Monk cherchent quasiment la même chose. Cela me semble exact. En effet, pour Webern comme pour Monk, les notes n’apparaissent pas à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui survient à l’intérieur de chaque note, ou plutôt chaque note apparait comme le lieu de coïncidence d’une multitude de temps.

 

 

Ou pour le dire d’une autre manière, les notes de la musique de Webern n’apparaissent pas à l’intérieur du temps, les notes de la musique de Webern apparaissent à l’intérieur du silence. Pour Webern la musique a lieu à l’intérieur du silence. Pour Webern la coïncidence de temps multiples des notes apparaissent à l’intérieur de l’avoir lieu du silence. C’est sans doute ce qui étonne et parfois scandalise dans la musique de Webern : il n’y a pas de continuité du temps, les notes ne sont pas disposées à l’intérieur d’un temps continu. C’est à l’inverse la discontinuité du temps, la discontinuité multiple du temps, les notes de la discontinuité multiple du temps qui apparaissent à l’intérieur du silence.

 

 

Il y a aussi cette anecdote extraordinaire à propos de Thelonious Monk. Un soir, Monk et un ami parlent ensemble dans un bar, pendant que Monk dit quelque chose à son ami, il y a une bagarre auprès d’eux et Monk et son ami doivent interrompre leur conversation et se séparer brusquement. Quelques mois plus tard Monk et son ami se retrouvent dans la rue par hasard. A cet instant Monk s’approche de son ami et avant même de le saluer, il commence par finir la phrase que la bagarre avait interrompue quelques mois auparavant. Cette anecdote révèle ainsi que selon Monk, les phrases apparaissent plus grandes que le temps. Pour Monk, les phrases n’avaient pas lieu à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui avait lieu à l’intérieur des phrases (Et de même évidemment la musique n’avait pas lieu à l’intérieur du temps, c’est le temps qui avait lieu à l’intérieur de la musique.)

  

 

C’est précisément avec ce même sentiment que j’ai écrit les aphorismes de A Oui. J’ai ainsi le sentiment que les phrases apparaissent comme des gestes de montage, comme des gestes de montage d’instants. Chaque aphorisme ne déclare pas un instant unique. Chaque aphorisme déclare plutôt un tas d’instants. Chaque aphorisme affirme le tas d'extase de plusieurs instants à la fois, le tas d’extase de plusieurs instants précipités de manière paradoxale en une seule et unique phrase. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                            A Bientôt              Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris

 

Très heureuse que vous m’écriviez et que vous m’écriviez ainsi sur Gould et sur la musique.

 (…)

 

Puis-je éventuellement reprendre une ou plusieurs de ces notes dans le flotoir, le cas échéant.

 

 

La question temps et musique est centrale, bien sûr.

 

 

J’ai repris le piano, après plusieurs mois d’interruption à la suite de la mort de mon père (…).

 

J’ai décidé de travailler seule, désormais.

 

 

À bientôt Boris

 

Florence