Compagnie Insouciante 

 

 

Salut Florian, 

 

 

Je voulais t’abord te dire que j’ai été extrêmement heureux de te rencontrer l’autre soir, toi et évidemment aussi Jean-Daniel, Léonore et Eloïse. Quelle superbe compagnie. Partager l’espace, la viande, la parole et le pain avec vous a été une joie. (Salutations athées au Christ.) Ce qui est agréable dans la compagnie des musiciens et des musiciennes, c’est l’insouciance mentale. Avec les musiciens et les musiciennes, la parole pulse, elle rebondit des bouches aux oreilles et des oreilles aux bouches comme une balle de sonorités, comme un ballon de timbres. 

 

Je voulais aussi te demander de me pardonner si je n’ai parfois pas été assez attentif à tes paroles pendant notre conversation collective. C’est en effet une des maladresses de mon caractère de ne jamais parvenir à parler à plusieurs existences à la fois. C’est parce que j’étais envoûté par les oreilles-regards de chien attentif bonhomme du magicien Jean-Daniel Botta. Ainsi comme un chien au carré, j’ai mangé à chaque instant dans la main de son oreille. 

 

Et pour le dire franchement quelque chose m’a cependant un peu surpris : que souvent tu n’entendes pas les mots que je disais et qu’à l’inverse je n’entende pas toujours ceux que tu prononçais. C’est l’indice même que notre attention réciproque n’était pas assez intense. Et puis je préfère adresser la parole de face plutôt que de l’adresser de profil. (Il est donc un peu regrettable que pendant la soirée tu sois le plus souvent resté à mes côtés). Ainsi si ma chair apparait aisément contorsionniste, ma parole elle ne l’est pas encore assez, elle reste engoncée dans l’univocité d’une seule adresse.   

 

 

A propos de la rationalité ricanante de Voltaire, de son rationalisme persifleur comme tu dis (l’ironie ce serait le père qui siffle à chaque seconde au creux de l’oreille), je te l’ai indiqué nous sommes intégralement d’accord. Pendant le voyage du retour j’ai cependant cherché à savoir pourquoi Schmidt était le seul auteur dont j’acceptais le ton de rationalité railleuse. C’est difficile à dire, c’est peut-être parce que chez Schmidt cette raillerie malgré tout déraille, la raillerie ne surplombe pas le monde de façon arrogante, elle y participe plutôt comme un chemin divagant parmi d’autres. Chez Schmidt la raillerie de la pensée est toujours raturée, balafrée, bifurquée par la mosaïque des sensations ou par la pulsion de la contemplation. A ce propos j’avais déjà écrit ceci à l’intérieur de ma correspondance avec Eric Chevillard. 

 

Il me semble regrettable que l’obsession de la plaisanterie soit souvent une façon de nier le prodige de la présence du monde. Celui qui plaisante a tendance à masquer la présence terrible du monde à travers l’intelligence subtile de son rire. A l’inverse ce qui apparait extraordinaire dans le style de Schmidt c’est qu’il parvient par miracle à contempler et à plaisanter en même temps. Pour Schmidt, la plaisanterie apparait comme une forme de la contemplation et la contemplation comme une forme de la plaisanterie. Schmidt parvient ainsi à donner à sentir une forme d’humour contemplatif comme une forme de contemplation humoristique. Cette alliance de la contemplation et de la plaisanterie Chesterton en avait déjà l’intuition précise. « Oui le sens de l’humour, un certain sens étrange et délicat de l’humour (…) voilà ce que les hommes s’efforceront d’atteindre en se livrant aux exercices ascétiques que pratiquaient les saints. On demandera par exemple : « Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans les barres de fer de cette grille ? Ou bien « Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans ce champ de blé ? » Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans les étoiles ? dans les couchers de soleil ? » Combien de fois me suis-je endormi à force de rire d’un coucher de soleil violet ! » Le Napoléon de Notting Hill 

 

Et pourtant aussi il y a un phénomène qui m’intrigue : l’ironie du discours de nombreux grands musiciens (et parfois même de génies). Ironie de Stravinsky, ironie de Glenn Gould, légère ironie de Martha Argerich. Ou encore à un niveau plus modeste, ironie d’Iggy Pop, ironie de Gainsbourg ou ironie de Bowie. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi il y aurait ainsi une relation entre la musique et l’ironie. Tu saurais peut-être me dire pourquoi.

 

 

Et si tu trouves aussi des trucs à me dire à propos de Jean-Louis Murat, n’hésite pas, ce mec m’intéresse. Il y a en effet chez Murat un curieux mélange de lyrisme brutal et de narquoiserie acide, à moins que ce ne soit une sorte de lyrisme acide et de narquoiserie brutale. Murat serait une sorte d’hybridation curieuse d’Eluard et de Kusturica. Il y a chez Murat un angélisme des Balkans, un angélisme des Carpates ou encore un angélisme de Cro-Magnon. L’emphase de Murat a parfois même un aspect étonnant, sa tendance à l’emphase presque symphonique. Murat parvient alors à accomplir avec bonheur ce que Benjamin Biolay par exemple manque à chaque fois : l’amplification aristocratique de la mélodie pop. (Les orchestrations de Biolay ont un aspect prétentieux ridicule, comme si Biolay s’obstinait à recouvrir d’une carrosserie de Rolls Royce le solex pop de la mélodie.) La musique de Murat est ainsi celle d’un paysan qui rêve à chaque note de devenir un empereur, l’empereur d’un volcan, l’empereur de l’éruption d’un volcan, l’empereur d’un paysage de volcans en éruption. 

 

 

Voici aussi quelques extraits de Bréviaire d’un Traducteur de Carlos Batista.  

 

« Un traducteur fou disait : « A force de regarder les mots de près, ils me regardent de loin. » 

 

« Un bon traducteur est plus proche du poète maudit que de l’écrivain reconnu. »   

 

« Un traducteur ramoneur disait : « Traduire, c’est sculpter la friabilité de la cendre. » 

 

« Ce qu’il préférait dans les mots : leur précieuse pauvreté. » 

 

 

Enfin à propos de la mystique du Moyen-Age, j’ai trouvé ceci à l’intérieur du William Blake de Chesterton. « Le vrai mystique, si incertain soit son symbolisme, se signale par l’éclat des couleurs et la netteté des figures. (…) On le voit très clairement, par exemple, dans l’art chrétien de l’enluminure tel qu’il était pratiqué à son apogée au XIIIe et XIVe siècles. Parce qu’ils étaient de vrais mystiques, les enlumineurs chrétiens avait pour première préoccupation  d’attester la réalité des objets. Car le plus haut des dogmes spirituels est d’affirmer la matière. » 

 

 

Merci enfin surtout d’avoir mis en évidence avec clarté la ressemblance entre ma vision du totem de têtes de la suite des jours et les gestes d’invention burlesque de Vimala Pons. Très étrangement, je te l’ai dit, je n’y avais jamais pensé. Eh bien maintenant, je le sais, et cela me plait.

 

 

 

Post-scriptum.  

 

Je t’envoie l’ensemble des Rhapsodies un jour prochain. J’ajouterai sans doute quelques rhapsodies inédites. 

 

(…) 

 

 

 

                                                                                                   A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

salut boris

 

 

 

pardon t'avoir encore une fois tardé à faire signe, mais une espèce de crève bien baraquée m'a tenu quelques jours à l'abri de ma cervelle d'une part et d'autre part, comme souvent ici, les jours ont couru plus vite que moi. 

 

 

j'étais moi aussi bien content - et plus que ça - de cette rencontre et de cette soirée (il aura fallu un peu végéter dans nos crampes avant d'avoir le droit d'entendre le vicking déplier son gueuloir mais dès qu'il fût entré, toute la soirée alla bien).

 

(…)  

 

il est bien vrai que jean-daniel fascine rien qu'à le regarder tendre l'oreille. celui-là écoute comme on met un tonneau en perse et il ne fout pas une goutte à côté.

 

en revanche c'est bien malgré moi que je me suis retrouvé tout du long tanké sur ton profil plutôt que d'oeil à oeil, mais c'est ainsi: les aléas de la meute. 

 

je m'évanouis rapidement dans la rumeur, dans le trop-plein d'informations (mais j'écoute, faut pas croire. je manque seulement de suspension pour rebondir à tout. si je peine à faire le point, c'est qu'alentour le monde est polyphonique et que je me laisse facilement étourdir. en tête à tête, ou au moins au calme ce serait autre chose. 

 

il en va ainsi chez moi sans doute des premières rencontres. j'y assiste surtout, presque en spectateur. je ne sais pas s'il faut s'en vanter.

 

 

 

"Chez Schmidt la raillerie de la pensée est toujours raturée, balafrée, bifurquée par la mosaïque des sensations ou par la pulsion de la contemplation" 

 

mais tutafé, mon cher boris! chez schmidt la rouspétance un peu hautaine, l'humour vaguement dégoûté,  la pensée qui donne du menton sont idéalement tempérés par le paysage, le cosmos, campés sur le même plan que lui. le discours ni la raison n'entament jamais complètement la féérie perceptive et tout met tout en branle (et aboie en même temps). à propos d'humour, chesterton tape encore une fois dans le mille. et s'il arrive à schmidt de ricaner, tout ce qui l'entoure et qu'il organise en carnaval sur la page rit très franchement

 

pour finir: c'est le caractère très furieusement météorologique, surtout,  qui me rend schmidt si proche.  

 

(…)

 

en attendant, tu peux bien entendu faire ce que tu veux des rhapsodies avec arlt. j'en serai honoré avant tout.

 

 

 

à très vite

 

sing sing