Pistes du Chant
Salut Florian,
J’ai toujours pensé que la partition musicale avait l’aspect d’une cage ou même d’une prison. En cela la partition musicale est l’équivalent de la perspective en peinture. C’est pourquoi lorsque j’écoute Mozart par exemple j’ai à chaque fois un peu l’impression d’écouter un hamster-canari ultra-savant coincé dans sa cage. C’est pourquoi aussi à l’inverse j’ai beaucoup de facilité à écouter du free-jazz. J’ai le sentiment que le free-jazz c’est l’évidence spontanée de la musique, même si cette évidence spontanée ne correspond pas exactement aux rythmes et aux timbres qui me plaisent. Je veux dire que l’intention du free-jazz me semble excellente même si ce que cette intention provoque ne m’enchante pas toujours. Je comprends ainsi très facilement ce que veut inventer Cecil Taylor sans que sa musique cependant ne me ravisse intégralement. Je préfère de beaucoup celle de Jimi Hendrix.
Il y a à la fois un loup et une vache à l’intérieur du visage de Jean-Louis Murat. Ainsi quand Jean-Louis Murat chante, il rumine comme un loup et hurle à la lune comme une vache.
J’ai lu Le Chant des Pistes de Bruce Chatwin. C’est passionnant. En voici quelques commentaires et quelques extraits.
Pour les aborigènes le monde n’existe pas avant le chant. Pour les aborigènes c’est la trajectoire même du chant qui crée le monde, qui crée la venue du monde. Les aborigènes imaginent ainsi le territoire comme espace du chant, comme trajectoire du chant. « Il n’y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays (l’Australie) qui ne pouvait être ou n’avait pas été chantée. »
Pour les aborigènes c’est ainsi la piste du chant qui à la fois ouvre et ferme le territoire sans que cependant ce territoire soit délimité par des frontières. Pour les aborigènes l’espace n’est jamais délimité du dehors, le territoire apparait plutôt ouvert et fermé de l’intérieur même par la trajectoire du chant. « Les aborigènes ne concevaient pas le territoire comme morceau de terre délimité par les frontières mais plutôt comme un réseau de « lignes » et de voies de communication entrecroisées. »
Pour les aborigènes les pistes de chant sont aussi des pistes de rêves, le chant et le rêve d’un animal ancestral. Ce qui à la fois chante et rêve en chaque chair humaine, c’est un animal ancestral totémique. « Lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre avait laissé dans son sillage une suite de mots et de notes de musique (…) ces pistes de rêve formaient dans tout le pays des « voies » de communication entre les tribus les plus éloignées. » « Avant que les blancs ne viennent (…) personne en Australie n’était sans terre, puisque chacun recevait en héritage un tronçon du chant de l’ancêtre et un tronçon du pays où passait ce chant. Les strophes que possédait un homme constituaient ses titres de propriété. Il pouvait les prêter à d’autres. Il pouvait en emprunter à d’autres en retour. Mais, par contre, il lui était impossible de les vendre ou de s’en débarrasser. »
Ces pistes de chant et de rêve ne correspondent pas avec les différentes langues. Ce qui chante ce n’est pas le langage, c’est autre chose que le langage. « Une piste de rêve pouvait fort bien (…) se faufiler au travers de vingt langues, voire plus. » Ce que les aborigènes cherchent ainsi à affirmer ce n’est pas le sens du chant ou le sens du rêve, c’est plutôt son air, à savoir à la fois son toucher et son odeur, le tact d’odeur du chant, le tact d’odeur du rêve. « Les gens de notre peuple affirment qu’ils reconnaissent un chant par son « toucher » ou son « odeur »… et par là ils veulent dire, bien entendu, son « air » ».
Les pistes de chant et de rêve ne correspondent pas non plus aux familles biologiques. « Une famille aborigène pouvait comprendre cinq frères, chacun d’eux appartenant à un clan totémique différent, chacun d’eux avec des allégeances à l’intérieur et à l’extérieur de la tribu. Certes, les aborigènes connaissaient les combats, les vendettas et les règlements de compte, mais c‘était toujours pour redresser quelque déséquilibre ou punir quelque sacrilège. L’idée d’envahir le territoire de leur voisin ne leur serait jamais venue à l’esprit. »
Les aborigènes révèlent ainsi des lignes de chants, des lignes de chants et de rêves qui dissocient à la fois les lignes des frontières, les lignes du langage et les lignées familiales. Les aborigènes utilisent ainsi des lignes afin d’accomplir des distinctions symboliques cependant ces lignes sont différentes des nôtres. Et puis surtout ce sont des lignes internes plutôt qu’externes, non pas des lignes de lois plutôt des lignes de règles, des lignes d’intensité, des lignes d’intensité rhizomatique qui poussent par le milieu comme de l’herbe pour reprendre cette idée splendide de Deleuze.
Ce qui est aussi étonnant, c’est la vision de l’art des aborigènes. Etrangement, l’art ce n’est pas pour les aborigènes de révéler sa propre piste de chant, sa propre piste de rêve. L’art c’est à l’inverse de révéler la piste de chant des autres. « Aucun artiste ne peint son propre rêve. C’est trop puissant. Cela pourrait le tuer. »
Et cette phrase surprenante de Scutenaire « Comme je ne suis pas musicien, je connais bien les chansons qui me poursuivent. »
A propos de la polyphonie de l’écoute, j’ai aussi retrouvé cette phrase de Malcolm de Chazal (Sens Plastique). « L’ouïe est un aimant qui pulse, et qui prend, relâche et reprend les sons en courtes touches pressées, créant un brouhaha intermédiaire, qui sert de toile de fond harmonique aux solos de première ligne, et que l’effet d’accoutumance change en coussins de silence, pour embellir et clarifier tous les sons. Sans cette pulsation de l’ouïe, les sons n’auraient point d’assise dans l’oreille, et nous entreraient comme une dague ou une épée, et nous quitteraient tout aussi vite qu’entrés, par manque de terrain d’absorption. »
Enfin à propos de la relation entre chant et parole, j’ai retrouvé cet extrait de L’Indiscipline de l’Eau de Jacques Darras. (J’ai aussi envoyé cet extrait à Philippe Crab.)
« Parler c’est avec la voix.
Chanter c’est avec la voix.
Parler n’est pas chanter.
La voix peut chanter des paroles.
La voix ne peut pas parler la chanson.
La voix qui parle la chanson parle les paroles de la chanson.
Dans ce cas elle n’a plus besoin de la chanson.
La voix qui parle les paroles d’une chanson est étrange.
Si je me mets à parler les paroles d’une chanson sans la chanson
J’aurai l’air de dire un poème.
La voix qui parle les paroles d’une chanson dit en fait un poème.
Tous les poèmes ne sont pas des chansons.
Tous les poèmes ne veulent pas avoir l’air de chansons.
Aujourd’hui les poèmes des poètes sérieux n’ont pas l’air de chansons.
Surtout pas l’air de chansons.
Aujourd’hui les poèmes n’aiment pas la musique.
La voix qui parle dans le poème se méfie terriblement de la voix qui chante.
La voix qui parle dans le poème veut prendre son indépendance.
La voix à chanson et la voix à parole ne se parlent plus.
Le dernier poète chanteur s’appelle Aragon.
C’est la parole qui ne parle plus à la musique.
C’est sa décision et pas l’inverse.
La chanson, elle, continue à chanter toutes sortes de paroles sans espèce de distinction.
La chanson ne recule devant aucune parole.
La chanson qui est musique emporte toutes les paroles. »
A Bientôt Boris Wolowiec
Salut Florian,
Je t’envoie ci-joint un extrait d’une lettre adressée à Philippe Crab.
Improviser introduit nécessairement une continuité, aussi heurtée soit l’improvisation, c’est « une » improvisation, elle semble accepter comme présupposé l’existence d’un « contenant », « le temps », un certain nombre de mesures, etc.
J’ai plutôt le sentiment qu’improviser, c’est le geste même d’improviser le temps. Ainsi celui qui improvise n’évolue pas à l’intérieur d’un temps unifié. Celui qui improvise improvise précisément les formes du temps, les formes de la discontinuité du temps. Peter Szendy écrit magnifiquement ceci à propos de Monk. « Je suis même parfois tenté d’imaginer que, entre les deux mains de Monk, il puisse y avoir des siècles. Voire des millénaires. » Ainsi à chaque accord discordant, Monk semble court-circuiter des siècles, court-circuiter des millénaires à main nues. Monk a ainsi la préhistoire à l’intérieur de la main gauche (des tas de grottes préhistoriques à l’intérieur de la main gauche) et la musique du 20ème siècle à l’intérieur de la main droite. Il ressemble ainsi à cette aberration sublime qu’Eric Chevillard évoque à l’intérieur de Préhistoire, l’aberration d’apparaitre comme le contemporain à la fois de la taille du silex, de l’invention de la roue, de la découverte de l’électricité et de la création de l’art abstrait. « Nous appartenons bien à cette même époque que l’avenir jugera, où l’homme presque simultanément isola le feu et l’atome…cette époque brève mais fertile qui vit coup sur coup l’invention du bronze et du cinématographe, où triomphaient l’art rupestre et la peinture abstraite. » Thelonious Monk joue ainsi à la fois comme un abstrait de la période paléolithique et comme un électrocuté des coups de silex du piano. Ce serait là par exemple la grande différence avec Art Tatum dont la main gauche est aussi virtuose que celle de Scarlatti ou de Liszt mais qui n’a jamais l’intuition d’une violence chtonienne et titanesque du piano.
A Bientôt Boris Wolowiec
salut boris
ces considérations me semblent personnellement très justes.
je ne sais pas encore si je les appliquerais à l'ensemble de ce qu'on appelle la musique improvisée mais elles me paraissent absolument pertinentes en ce qui concerne l'art de monk.
il faudrait réfléchir à peu à ce qui se joue chez deux autres "jazzmen" tout aussi nourrissants pour moi (albert ayler et sun ra).
bien à toi (je patauge dans mes écritures idiotes, chiennes, enfantines, ou en tout cas que je voudrais telles, ce qui me laisse peu de salive pour la correspondance. je me rattrape bientôt).
florian