Salut à vous Arlt,

 

 

D’abord merci pour vos marques d’attentions très flatteuses sur Facebook. Et puis surtout vous savez lire, les extraits de la lettre à Ivar Ch’Vavar que vous citez à propos de P’tit Quinquin de B. Dumont me semblent en effet les plus importants.

 

Pour le dire d’emblée avec clarté, je n’écoute presque jamais de musique, je préfère le silence. J’écoute seulement de temps à autre Stravinsky, Monk ou Hendricks. Je n’ai aucune éducation musicale. J’aime ainsi autant Bach, Purcell, Satie, Webern, Bartók, Cecil Taylor, Ligeti que la pop subtilement idiote de Lio « Si belle, si belle et inutile mais ce sont vos paroles que je trouve futiles », la mélodie naïve de Mistral Gagnant de Renaud, le quartz blessé, le cristal cabossé (et même carabossé) de la voix de Barbara, les hurlements emphatiques de U2 ou encore les crétineries virtuoses de Philippe Katerine. J’ai aussi quelques détestations profondes, l’alacrité factice de Mozart ou encore l’effroyable musique de P. Boulez (que je trouve horriblement dépourvue d’intuition rythmique).

 

 

 

Ce qui me plait d’abord à l’intérieur de la musique c’est paradoxalement sa matière à savoir le timbre des instruments avant même les structures mélodique ou harmonique. En effet, nous entendons aussi la musique avec d’autres organes que l’ouïe, je veux dire nous entendons la musique avec l’intégralité de la chair. Nous écoutons ainsi le saxophone avec le foie, le piano avec les poumons ou encore avec les vertèbres et même avec les poumons des vertèbres, le violon avec le coude, la contrebasse avec l’estomac, la guitare avec le pubis et la flûte avec les cils.

 

J’ai lu aussi quelques-unes de vos généreuses interviews sur internet. Il y a beaucoup de trucs qui m’intéressent dans vos propos. D’abord l’absence d’angoisse c’est-à-dire l’alliance de la joie et de la terreur, l’insouciance jubilatoire de la terreur. 

 

une présence au monde, et cette présence est faite de stupéfaction, joyeuse ou terrorisée, ou les deux en même temps.  

 

Sur ce point il me semble que nous sommes très proches.

 

 

Et aussi. 

 

Je ne considère pas le temps comme une ligne droite, où les choses se succéderaient de façon ordonnée, bien rangées à leur place sur un calendrier arbitraire mais plutôt comme un cercle en rotation permanente sur lequel tous les objets, eux-mêmes en rotation, se contempleraient les uns les autres.  

 

Là encore j’ai un sentiment extrêmement proche de celui que vous évoquez. Ce serait à relier à ce que j’ai écrit par exemple dans Tournures de l’Utopie. 

 

 

J’aime bien encore ce que vous dites à propos de Monk.

 

Une syncope particulière, une expressivité un peu dégingandée, cogneuse, dansée, une attention très vive au silence comme à une certaine volubilité (volubilité qui va s’effilochant), un goût affiché pour le caractère strictement rythmique de la phrase, un mélange d’indolence et de hargne. 

 

 

J’essaie en effet aussi de donner à sentir le rythme du silence, le rythme phrastique du silence. La forme de mon écriture apparait ainsi rythmique sans être pourtant musicale, je cherche plutôt un rythme pictural et même sculptural. Ou encore ce que j’écris affirme une forme de danse, ce que j’écris essaie de projeter les gestes de danse du silence.

 

 

 

Nous sommes un éboulis de pierre, aaaah, tombons. 

 

Il y a un grand poète de l’éboulis, Jacques Dupin, je ne sais si vous l’avez déjà lu. L’éboulis à savoir ce qu’il appelle « la bibliothèque de cailloux » ou encore étant donné que vous êtes sensibles aux éclats de nudité coagulée de la nuque « Ta nuque plus bas que la pierre, ton corps plus nu Que cette table de granit… Sans le tonnerre d’un seul de tes cils, serais-tu devenue la même (…) Amours anfractueuses, revenez, déchirez le corps clairvoyant. » 

 

 

 

je vois le lustre qui tremble et je dis : “Tremble  figure. Non, Feu la figure”.  C’est sorti comme ça. Le titre était là.

J’ai bizarrement pensé à ce propos au titre d’un livre de Derrida, Feu, la Cendre et aussi au titre d’un roman de Jacques Henric, Car elle s’en Va la Figure du Monde. Que figure le feu ? Immense problème. Le feu figure le vide. Le feu figure les aléas du vide. Le feu figure la violence du vide, les aléas de violence du vide. 

 

(Vous mentionnez aussi la ville de Metz, assez sinistre ville d’ailleurs. Je n’y suis allé qu’une fois quand j’étais encore enfant. J’y ai cependant savouré un des plus mémorables fous-rires de mon existence. Dans une brasserie de la gare, j’ai en effet vu un serveur maladroit, alors qu’il préparait des crêpes flambées, cramer la cravate d’un client vaniteux. Feu la Figure très grotesquement cette fois.)

 

 

 

Il y avait ce bout de bois (une guitare, donc) qui trainait, qui m’attirait, j’ai posé les doigts dessus comme on se jette dans un escalier.

Comme quoi le manche de la guitare serait peut-être semblable à la rampe de l’escalier, la rampe de l’escalier du squelette, la rampe de l’escalier de la composition des os. Qui sait si le squelette ne serait pas alors la première partition. Le squelette serait l’escalier-partition de l’impensable, l’escalier-partition de l’inouï. 

 

S’en remettre à l’os, toujours l’os, l’os est la preuve de tout” Pour moi, l’os c’est justement un os. Il existe en tant qu’os, il ne cache rien, il ne masque rien, il n’est pas réductible. Ce n’est pas le déguisement d’autre chose ou peut-être… 

Etrangement j’ai aussi évoqué ce problème avec Eric Chevillard. J’ai cependant évoqué à l’inverse l’os comme cachette, cachette du rire, cachette fabuleuse du rire. 

 

 

Mon obsession du fantomatique et du spectral n’est jamais séparé du sentiment du vif.

A propos de fantômes, il y a le livre de Peter Szendy, Membres Fantômes qui décrit avec minutie les relations entre la musique et la spectralisation des organes du corps. Cela vous intéresserait peut-être, même si je pense que la tonalité philosophique de l’écriture de Szendy vous ennuiera sans doute un peu. Ceci cependant. « Ce que l’électricité peu à peu laisse aussi surgir dans sa nudité, c’est l’espacement originel qui dispose les corps à faire son en les exposant l’un à l’autre comme résonateurs. ». Très proche d’une de vos remarques.

Une chanson pour nous, c'est un espace électro-magnétique où activer ensemble des fragments divers.

Ou encore « Façonner, fictionner, ou assembler des corps qui, espacés, ne tiennent ensemble, ne tiennent déjà à eux-mêmes que par des fils – fils des liaisons, fils de innervations et des fibres, fils des fictions, fils indicateurs…- c’est ce que la musique fait et propose. » 

 

La voix des morts me fascine, ça oui, c’est vrai. C’est une expérience quand même incroyable de réveiller les morts par la simple grâce d’un tourne-disques, non ? 

Ainsi le tourne-disque serait aussi ce qui fait tourner la table, ce qui fait tourner la table afin d’appeler les morts. Le tourne-disque serait aussi un tourne-table, le tourne-table des immatières, le tourne-table de l’immatériel ici-maintenant, de l’immatériel ici-maintenant comme hier loin. 

 

 

 

J’aime bien enfin ce que vous dites à propos des animaux.

 

L’animal, c’est aussi une façon de relativiser la figure humaine dans les chansons, et si tu regardes bien, elle est toujours sujette à métamorphose. C’est pour dés-asseoir la suprématie de la figure humaine. (…) je me suis toujours demandé si j’avais besoin d’une licorne ou de je ne sais quel animal imaginaire alors qu’un rhinocéros, une sauterelle, ou les lucioles me contentent en termes d’étrangeté. (…) Ils sont comme les preuves d’un monde fantastique dans le nôtre. J’ai l’impression qu’ils respirent dans un autre monde que le nôtre, mais qu’ils sont là, que tu les vois, que tu peux les toucher. (…) Par la simple incongruité de sa présence, je crois, l'animal relativise l'omniprésence de la figure humaine. 

 

Les animaux apparaissent en effet comme des puissances de transformations, des puissances de transformations immédiates. L’œuvre de Lautréamont ne parle que de cela. Il y a en Lautréamont cette intuition paradoxale d’un instinct qui nous élève, d’un instinct animal qui provoque une forme d’élévation plus admirable que la pensée humaine. Il y a en Lautréamont ce sentiment étrange d’une sublimation par l’instinct, d’une sublimation paradoxale de la pensée par l’instinct, d’une sublimation de la pensée humaine par l’instinct animal. Chaque animal apparait ainsi comme un monstre précis. La simple présence animale montre. La simple présence animale montre l’âme. L’animal affirme la présence de l’âme. Chaque forme animale affirme une présence particulière de l’âme.

 

 

Quant à la sauvegarde malgré tout du Moyen-Age à l’intérieur de notre époque, c’est un problème qui me passionne. Je dis toujours que j’essaie de retrouver à l’intérieur de mon écriture un sentiment gothique du monde. A contrario la culture rationnelle française dévalorise systématiquement la civilisation du Moyen-Age. Pour l’homme rationnel ne semble digne d’estime que ce qui résulte de la Renaissance et des Lumières. J’ai simplement  le sentiment inverse, j’ai simplement le sentiment que la rationalité détruit l’expérience de la présence du monde. En cela je me sens très proche de Chesterton pour qui l’époque de la construction des cathédrales révélait un sommet prodigieux de la civilisation. Pour dire cela il avait cette phrase que j’aime beaucoup. « On ne peut bâtir une cathédrale gothique avec une main-d’œuvre servile. Les gens qui veulent travailler de cette façon doivent se contenter d’élever les Pyramides ou la Tour Eiffel. »

 

 

 

Post-scriptum.

 

J’écoute bientôt attentivement vos disques et je vous en parle un jour prochain. 

 

Déjà les yeux ultra-fixes et les gestes de silhouette sainte à la Giotto d’Eloïse quand elle chante et aussi la cheville qui se déhanche de Sing Sing quand vous jouez La Rouille, cela me plait, c’est étonnant. 

 

 

 

 

 

                                                                Salutations Insensées                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

  

 arlt etc...  

 

 

cher boris

 

merci infiniment pour votre remuant courrier 

je tâche de vous répondre quelques lignes dignes de ce nom très bientôt. 

pour l'heure, j'ai à me ruer dans tous les coins de la ville à la fois. 

ne vous impatientez pas.

 

à très vite, donc

 

sing sing. 

 

 

 

 

 

 

bonjour

 

quelle surprise de trouver votre courrier dans la boite, je ne vous le cache pas.

 

je vais fréquemment me rincer dans vos échanges avec chevillard, albarracin et ch'vavar que je tiens depuis quelques années pour l'un des plus électrisants poètes à encore bien vouloir pâlir sur pareil établi. je n'en suis plus tout à fait sûr mais il ne m'étonnerait pas que c'est en le coursant sur la toile que j'ai remonté le courant jusqu'à votre nom.

 

tout à fait régalants, vos échanges et vos jactances lumineuses et y croiser tant de marottes maison me fiche à chaque fois la fièvre (schmidt - et à ce sujet, je ne me lasse pas du très épileptique billet d'admiration que vous lui avez consacré- savitskaya, van gogh et cézanne, chesterton, dumont, donc, péguy, j'en passe...)
je suis par ailleurs honoré par le fait que vous reconnaissiez quelques trucs à partir desquels rebondir dans les élucubrations que les journalistes obtiennent de nous quand ils se piquent de nous cuisiner.

 

j'ai bien peur de me montrer moins précis que vous à l'heure de re-peser tout ça, tout est malheureusement très flou pour moi quand à tous ces objets là, que je vois venir tous seuls en façonnant nos chansons (que je préfère appeler nos "danses") sans bien savoir qui ou quoi me les a lancé dans les quilles. les obsessions que ces chansons n'en finissent pas d'arroser, ce sont bien les obsessions des chansons-mêmes, qui me sont montées aux lèvres chargées de leurs bestiaires, leurs fantômes, leurs sempiternels accidents d'oiseaux, leurs chutes à n'en plus finir (tout s'y casse tout le temps la gueule, j'ai mis un certain temps à m'en rendre compte et peut-être se casser la gueule est-ce le début de la danse), la météo, la météo, la météo, sans que je sache pourquoi.

 

c'est peut-être après coup, vaguement interloqué, que je me suis à guetter des voisinages ici et là (le chamanisme jardinier de savitzkaya, la voix des morts et les animaux parlants chez volodine, le paysage qui gueule chez schmidt...) 

 

je suis touché par ce que vous dites à propos des rituels déréglés chez dumont, c'est moi-même quelque chose qui m'intrigue beaucoup et que je cherche de plus en plus sur scène et dans l'écriture même des chansons (répétitions qui tournent court, cérémonies pauvres qui vont s'effilochant, dervicheries naines, déplacements d'objets, prières qui font tousser...)

 

les rituels, les tournoiements, le diable qui rôde, le paysage de face: tout ça me dope infiniment. 

pour en revenir un peu moins vaguement aux angles dans lesquels vous ruez dans votre lettre: 

feu la figure: certains ont cru y voir une volonté iconoclaste alors qu'il s'agissait bien pour moi de saluer la figure, la figure morte, et partant, pourquoi pas, de nous risquer à la revitaliser un peu.

 

j'en aime aussi l'allitération en "f", (d'après jeanne favret saada,  si je me souviens bien,  la désorceleuse madame flora -tiens, tiens- quand elle opère se met à flanquer des "f" plein son babil. intriguant.)

 

votre anecdote messine m'a fait rire. j'ai passé pas loin de 25 ans dans la région, c'est une ville pas mal emmerdante mais que j'ai vu d'un autre oeil lors de ma dernière visite l'été dernier. parmi les colossales architectures teutonnes, les épouvantables lampadaires starck, les dernières pierres de casernes désaffectées ( elles disparaissent, laissant place aux salles de sport, fast food, je ne sais pas quoi), les constructions récentes, tortillent ça et là quelque bout de rempart médiéval, quelque tour mérovingienne, et alentour, un pied d'aqueduc (un peu plus loin sur la route, l'aqueduc à vrai dire). quelque chose subsiste de la grande lotharingie délirante et ce quelque chose crève la ville en ses rares zones érogènes. voilà qui me passait complètement au dessus de la tête à l'époque où j'y rampais matin et soir et qui m'a puissamment serré le coeur la dernière fois.

 

mais il est bon et drôle que les cravates flambent au col des petits messieurs qui pavanent au buffet de la gare, je vous l'accorde mille fois. 

 ça me mène sans pousser beaucoup à la persévérance du moyen-âge et là encore, mille fois d''accord pour renvoyer l'époque dans les cordes boing boing de sa rationalité gris-taupe, pas foutue d'entendre l'oxymore tapi partout, ni l'invisible ni le caractère réversible d'à peu près tout. je vois le monde, polyphonique, polyrythmique et furieusement séquencé la même "frénésie d'entrelacs" dont parle cingria quand il se penche sur les écritures du moyen-âge. je ne sais pas si vous me suivez. rebondissez, rebondissez, vous me ferez plaisir. 

je ne connais pas dupin, non, mais vous m'ouvrez l'appétit. 

les tourne-disques, tourne-tables? dans le mille! 

et puis l'os, cachette du rire? alors là! voulez-vous bien tirer un peu sur ce fil? voilà qui claque ou je ne connais rien à rien. j'aimerai vous voir développer. 

je n'oublie rien? 

(monk, peut-être à propos du quel je n'ai pas grand chose à ajouter sinon que j''aimerai voir pousser des phrases dans le sens de ses danses d'ours hilare et somnolent (je parle de sa façon de bouger, de composer, de jouer). 

peut-être reparlerons-nous de Mozart.

 

 

bien à vous 

et merci encore pour votre stupéfiante attention. 

sing sing.