Transe Artérielle 

 

 

Salut à vous Florian,  

 

 

Vous utilisez la guitare comme une pioche, une pelle et parfois même un râteau. A chaque instant cela racle aux éclats. Vous jouez de la musique à la manière d’un terrassier, un terrassier de la transe, un terrassier de la transe terrassante. Vous jouez en effet le rythme de la mélodie comme si vous creusiez un trou, comme si vous creusiez un trou à l’intérieur de quoi, à l’intérieur des quarks de quoi, à l’intérieur de quarks quantiques de quoi. Vous ressemblez ainsi à une sorte de fossoyeur ahuri, un fossoyeur ahuri qui travaille à chaque instant avec un oiseau sur l’épaule (Eloïse, pinson spectral). 

 

« Pinson, pinson, pinson, comme c’est curieux les noms. (…) Faut être bête comme l’homme l’est si souvent pour dire des choses aussi bêtes que bête comme ses pieds, gai comme un pinson. Un pinson n’est pas gai, il est seulement gai quand il est gai ou triste quand il est triste, ou ni gai ni triste. Est-ce qu’on sait seulement ce que c’est qu’un pinson ? » Jacques Prévert 

 

« En réalité les oiseaux sont peut-être des chevaux, on ne le sait pas, des chevaux qui piaffent d’impatience dans les prés de l’envol solitaire, on ne le sait pas mais on peut l’inférer de la façon dont ils s’ébrouent et se rengorgent dans les flaques, leur plumage frémissant comme ébouriffé d’un galop contenu. » Laurent Albarracin 

 

Arlt c’est à dire l’art avec un cheval sur la langue ou encore l’art avec une bouche incrustée à l’intérieur des tibias. Arlt a aussi un aspect artériel. Arlt c’est à dire l’arbalète artérielle du baiser. 

 

Un truc encore comme ça. Que pensez-vous de la musique composée par Neil Young pour Dead Man de Jim Jarmusch ? J’ai retrouvé à ce propos quelques phrases de Greil Marcus.

 

« Dans un film dont l’action se déroule il y a plus d’un siècle, la mélodie modale, sans accompagnement, que joue la guitare électrique, parait plus ancienne que tout ce que l’on voit à l’écran. » Neil Young donnerait ainsi à entendre une préhistoire de l’électricité, une préhistoire du son électrique, une préhistoire du sentiment électrique, quelque chose comme une guitare électrique au silex, une guitare électrique au charbon, et qui sait même une guitare électrique à l’anthracite. Sa guitare vrombit comme un escargot-dragster, un escargot-dragster égaré avec exactitude à l’intérieur de la cathédrale de la tragédie. « La mélodie modale ne trouve aucune résolution, aucune complétude. Elle évoque moins une chanson qu’une fanfare, une fanfare pour un défilé que personne n’aurait pris la peine d’organiser. » Neil Young utiliserait ainsi la guitare comme une pelle de fanfare faramineuse, la pelle de fanfare faramineuse du désespoir. 

 

Je viens aussi de voir sur internet un concerto pour piano de Ravel joué par Martha Argerich. C’est magnifique. Gershwin n’avait plus ensuite qu’à se pencher avec élégance pour en ramasser les débris. Ah les extraordinaires couleurs rythmiques de Ravel. 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

boris bonjour

 

 

 

je suis bien content de vous lire, d'autant que je n'en finissais plus de remettre à plus tard le moment de vous écrire moi-même. 

 

(…). les derniers mois sont passé comme la foudre, à ne rien foutre qui plus est (j'y reviens). 

 

 

briseul, du corridor m'a envoyé votre livre (et le grand chosier d'albarracin). je l'en remercie (ça vient d'arriver, ou plutôt je viens de les récupérer parce que je gyrovaguais en angleterre ces derniers jours, avec arlt. liverpool n'est pas très baisante, londres plus réjouissante que ce que j'imaginais et je me suis pas mal entiché de brighton).

 

à part ça j'ai peu quitté paris (à part quelques jours sur une ile danoise, pour un concert, quelques autres dans le trièves -théâtre du roi sans divertissement de giono, lu récemment et dans lequel j'ai trouvé un grand vigoureux poème sur l'ennui en lieu et place du roman paysager qu'on y attendrait - si paysages il y a bel et bien, ils mordent comme chez schmidt, quand ils ne décapitent pas tout à fait).

 

et puis en ardèche, chez ivan mignot, qui traduit haarms et khlebnikov en s'emportant toute la journée comme une rage de dents.  

 

 

pour ce qui est des grandes orageuses lacérations du temps que neil young organise très calmement tout au long de deadman, je ne me suis pas posé la question depuis des lustres, mais je crois me souvenir que le film tient, oui, presque en son entier, sur cette guitare là (elle en est l'immanence et le déroulé).

 

il y a quelques guitaristes de cet acabit dans l'éboulis tellurique, le cosmos ramassé dans les épluchures, le dripping métaphysique. je pense notamment au blues atonal et parkinsonien de loren mazzacane connors ou à la violence spectrale de dylan carlson du groupe earth. ce que vous dites de la préhistoire de l'électricité est très vrai. il y a dans cette musique un blues d'avant le blues, un blues de sioux, un blues qui est le passage du gibier de l'autre côté de la chasse (de la forêt, du miroir). deadman oui, parce que la guitare tire jusqu'au bout sa pulsation du pouls de l'agonisant (qui marche). 

 

 

ce que vous dites de ma guitare de fossoyeur frappe juste et m'enchante encore une fois (mais si je creuse, est-ce pour enterrer ou déterrer? et quoi?)

 

mais il s'agit bien pour moi de creuser, oui. il y a dans mon jeu de la pelleteuse en plastique et de la locomotive électrique, tout de même (si ça creuse bel et bien, il me semble aussi que ça avance, en cahotant et toujours en rond). ma guitare est une foreuse naine, un petit train de rien du tout, un bilboquet aussi, parfois. elle ne sait pas ce qu'elle veut et pourtant elle s'y entête. 

 

 

éloïse à la fois sainte à la giotto et pinson spectral, vous visez fort et juste, décidément. j'ai  peu lu de remarques aussi lucides, pénétrantes et même révélantes que les vôtres (que fait la critique, je vous le demande?) 

 

bravo aussi pour le cheval sur la langue, l'arbalète artérielle du baiser! je n'aurais pas mieux dit, et même pas mieux vu. 

 

vous dégagez mieux que personne tous les motifs (parfois contradictoires) qui agissent ce répertoire. le tournoiement, le forage, la chute. 

 

 

parlant de chute, un ami se frappait récemment de découvrir chez le gréco, je crois, les petits mouvements ascendants du pinceau, pour découvrir dans ses crucifixions quelque chose comme l'idée d'une chute vers le haut (je n'ai pas retenu toute la démonstration).

 

c'est bien la chute que je retenais déjà des crucifixions en général - déjà:  la verticale de la croix qui n'en finit pas de tomber dans l'horizontale, le corps du christ qui coule, dieu qui descend dans l'homme, mourant qui plus est. la chute vers le haut, voilà qui me va (mes oiseaux tombent sur des mélodies ascendantes, et sur fond de temps réversible, rappelez vous. si l'on commence par "après quoi nous avons ri", on peut bien chuter vers le haut.

 

je ne sais pas si je suis très clair.  

 

 

je ne compose pas grand chose en ce moment, la musique m'emmerde un peu. ou plutôt c'est contenir mes images dans des mesures si brèves. j'ai passé l'été à les laisser courir en prose, pour voir, ce qu'elles avaient dans le ventre. sans savoir où j'allais (je ne le sais pas plus aujourd'hui, au bout de quelques petites dizaines de pages). j'écris par blocs de prose un peu gyrophare, n'importe comment (c'est plein de tics et de vitesses instables, de scènes d'enfances et de métaphores boiteuse). ça finit par composer une petite tapisserie mal fagotée, où les temps se mélangent à la diable, deux-trois personnages, qui ont tous les âges, tournent en rond, allègrement, dans la panique générale et les hallucinations. je n'ai aucun recul là-dessus mais j'y descends avec une grande joie intranquille, fièvreuse, idiote. 

 

j'ignore si ça vaut le coup de vous le donner à lire. 

 

 

j'ai vu que vous aviez pris langue avec botta. en voilà un drôle de zèbre, lui aussi, n'est-ce pas? 

 

 

il me faut vous quitter, éloïse organise un concert en ville, je dois aller lui prêter main forte.

 

à bientôt.

 

amitiés.

 

florian.

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Florian, 

 

 

Si vous voulez m’envoyer des textes, je les lirai évidemment avec attention et plaisir. Prenez malgré tout votre temps. Envoyez-moi ainsi quelque chose qui vous semble déjà tenir debout avec intensité. J’ai en effet une manière d’évaluer les textes souvent abrupte et violente et je ne voudrais pas vous décourager. Pour le dire déjà avec clarté, j’ai le sentiment que vous avez un talent indiscutable d’écriture (de même d’ailleurs que votre ami Jean-Daniel Botta). Vos phrases pulsent avec une évidence magnifique. Le problème reste maintenant de savoir si vous avez la ténacité nécessaire pour travailler ce talent. Ce problème c’est aussi celui du temps, c’est à dire le problème de savoir combien de temps vous voulez accorder à ce travail d’écriture.  

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec