Salut Florian,

 

 

 

Je t’envoie ci-joint Esquisse à propos de Cassavetes. 

 

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                                                                                                       A Bientôt                     Boris

 

 

 

 

 

 

 

Esquisse à propos de Cassavetes

 

 

 

J’ai à l’évidence un caractère très différent de celui de Cassavetes. A la fois physiologiquement et éthiquement presque tout nous sépare. Je ne partage pas son histrionisme et sa nervosité et je me souviens aussi par exemple de mon agacement spontané lorsque je l’avais entendu dire cette phrase dans un documentaire de A. Labarthe. « Le silence c’est la mort. » J’ai en effet précisément à l’inverse le sentiment que le silence apparait comme la forme même de l’immortalité. Malgré tout, malgré ces différences nombreuses qui font que j’aurais été sans doute incapable de le côtoyer et de partager ne serait-ce que quelques instants en sa compagnie, j’admire son œuvre. J’admire ainsi son œuvre sans aimer l’homme, et même pour le dire avec honnêteté, j’admire son œuvre sans aimer cette œuvre même.

 

Cassavetes est d’abord essentiellement un cinéaste urbain. Cassavetes n’a par exemple quasiment jamais filmé un seul arbre. Ce qui intéresse Cassavetes c’est exclusivement l’homme, c’est exclusivement les sentiments. Cassavetes filme la frénésie des sentiments humains à la surface de l’asphalte, la circulation des sentiments humains parmi l’asphalte urbaine. En cela Cassavetes se tient disons entre la Nouvelle Vague française (l’aspect godardien de Shadows) et le Nouvel Hollywood, surtout Scorcese et encore Ferrara.

 

Il y a une extraordinaire invention posturale à l’intérieur des films de Cassavetes. Cassavetes est un virtuose incomparable des postures du corps, des postures du corps parlant, invention posturale d’une intensité comparable à celle de Schiele ou de Bacon en peinture. Il y a une  très grande attention en particulier de Cassavetes à la poitrine, au thorax, aux torses, aux torsions des torses, aux poitrails mêmes, à la poitrine de raillerie du poitrail : le poitrail de Peter Falk à demi déshabillé dans la scène de beuverie de Husbands. Et aussi le plan du torse semblable à celui d’un petit enfant du bookmaker chinois qui batifole dans la piscine avant de mourir, ou encore le magnifique plan de la poitrine de la strip-teaseuse noire qui respire avec une émouvante lenteur dans Meurtre d’un Bookmaker Chinois, et enfin le plan inoubliable de la main en suspens à hauteur de son thorax de Mabel lorsqu’elle attend le retour de son mari dans Une Femme sous Influence. 

 

Le cadrage des postures humaines apparait ainsi chez Cassavetes d’une invention prodigieuse.  Cassavetes filme à chaque instant l’approche et l’approximation des corps, à la fois comment les corps s’approchent les uns des autres et aussi comment les corps essaient de s’approcher de l’espace, comment les corps s’approchent de l’espace dans lequel ils se trouvent déjà, dans lequel ils se trouvent pourtant déjà. Ce geste du corps qui s’approche de l’espace où il se trouve pourtant déjà, c’est chez Cassavetes celui de l’attente. Extraordinaire scène d’attente de Cosmo Vitelli avant la scène du meurtre du bookmaker, où il attend dans un bar, entre deux bavardages avec une serveuse et deux livraisons de hamburgers, quelque chose comme une inspiration ou une décision, l’inspiration de la décision de tuer.

 

Les scènes d’attente sont donc toujours très intenses à l’intérieur des films de Cassavetes. Superbe scène d’attente aussi dans l’appartement au début de Gloria, et aussi la scène d’attente de l’entrevue avec le gangster au début de Meurtre d’un Bookmaker Chinois. Cassavetes donne superbement à voir l’excès de l’attente, comment à l’intérieur de l’attente l’angoisse et la peur semblent suinter et déborder du corps. Il y a une sorte de suintement étrange chez Cassavetes. Chez Cassavetes les sentiments suintent du corps, suintement de sueur des personnages de Gloria, suintement de sang de la blessure au ventre de Cosmo Vitelli (où là encore Cassavetes sait comment montrer une posture du corps, cette fois la posture d’un ventre, la posture d’un abdomen.)

 

La grande bizarrerie du cinéma de Cassavetes c’est aussi que le désir amoureux est incessant et omniprésent et que Cassavetes cependant ne montre jamais aucune relation sexuelle. L’accomplissement du sentiment amoureux pour Cassavetes c’est l’étreinte, l’embrassade et le baiser. La seule scène où Cassavetes montre ce qui ressemble à un coït, c’est la scène d’étreinte burlesque avec la basketteuse sur un lit d’hôtel londonien dans Husbands. Evidemment parce que le coït n’est jamais montré, il se diffracte dans presque tous les gestes des personnages. Les films de Cassavetes apparaissent ainsi comme de gigantesques coïts impossibles, de gigantesques et grand-guignolesques coïts interdits. En cela son cinéma est profondément hystérique, la théâtralité hystérique est quotidienne chez Cassavetes, c’est celle-là même de son caractère (c’est parfaitement visible dans le documentaire de Labarthe). Cassavetes préfère alors plutôt filmer implicitement ce qui vient avant ou après le coït. C’est par exemple la très belle scène finale d’Une Femme sous Influence où P. Falk et G. Rowlands bordent ensemble le lit conjugal, heureux comme des borderline jumeaux, comme des borderline siamois.

 

Ainsi pour Cassavetes, le sexe c’est le hors-champ. C’est pourquoi presque chaque plan de ses films a la forme d’un viol. Cette forme du plan comme viol apparait flagrante dans Faces. Ce que filme ainsi Cassavetes, ce n’est jamais le sexe, c’est plutôt le visage du sexe comme le sexe du visage. C’est pourquoi aussi pour Cassavetes le summum de l’émotion amoureuse s’accomplit à l’instant du baiser.

 

Une autre des grandes virtuosités de Cassavetes, c’est celle du parler-marcher, virtuosité qui vient sans doute de son admiration pour les Marx Brothers, pour Groucho en particulier. A ce propos les admirations de Cassavetes sont singulières et remarquables : les Marx Brothers, Frank Capra, Humphrey Bogart. Et Cassavetes était aussi l’ami de Bob Fosse. Il y a par exemple des ressemblances évidentes entre les scènes de rêve de Love Streams et celles de Que le Spectacle Commence.

 

Ne jamais oublier que Cassavetes est d’abord un acteur. Cassavetes appartient à la race particulière des cinéastes-acteurs à savoir le plus souvent celle des burlesques : Chaplin, Keaton, Allen, Moretti ou encore Kitano, et encore aussi évidemment Welles. Il est flagrant que Cassavetes a trouvé ses principales idées de cinéaste simplement en jouant, en répétant les scènes avec ses acteurs, les acteurs-amis avec lesquels il jouait à l’intérieur de sa maison. Le cinéma pour Cassavetes c’est simplement ça : disposer d’une maison où il joue avec ses acteurs-amis qu’il s’amuse à suivre avec sa caméra un peu au hasard à la fois comme un sportif et un peintre, comme un peintre-sculpteur, comme un peintre-sculpteur-athlète. (Il y a de l’athlète chez Cassavetes, voir la scène de l’entrainement de basket de Husbands.)

 

Il y a ainsi une grande importance de la maison, de l’espace domestique dans le cinéma de Cassavetes. Cassavetes filme à l’intérieur de sa propre maison, et il accomplit parfois aussi le montage de ses films dans son salon ou même dans sa salle de bain. Cassavetes est ainsi un cinéaste qui travaille à la maison, comme A. Cavalier, comme le Godard des derniers films à Rolle en Suisse ou encore comme le Lynch de Lost Highway. Cassavetes transforme sa propre maison en espace de cinéma, c’est-à-dire en espace où ça tourne. Et par ce geste extrêmement audacieux, filmer à l’intérieur de sa maison, il joue à faire tourner sa maison à l’intérieur d’elle-même, il transforme sa maison en toupie, en toupie de ses sentiments et de sa mémoire, en toupie de son amour.

 

« Le sujet central du film (Opening Night), est celui de la coexistence des lieux de vie et des lieux de mort, l’importance des couloirs et des transitions. » P. Thiellement

Il y a en effet un aspect étrange des couloirs et des coulisses dans le cinéma de Cassavetes, les couloirs et les coulisses à savoir aussi les lieux où les architectures coulent, à la fois le lieu où l’architecture flue, flue avec exaltation (les couloirs de Faces) et aussi là où l’architecture sombre comme un navire, là où l’architecture sombre dans la mélancolie, la colère ou l’alcool (les coulisses d’Opening Night et les couloirs de Love Streams).

 

Cassavetes serait un cinéaste du corridor, et même un cinéaste du shock corridor (pour reprendre un titre de S. Fuller), du shock corridor de l’émotion, du shock corridor des sentiments, du shock corridor du cœur, du shock corridor des battements du cœur. Cassavetes change ainsi chacune des pièces de la maison en couloir, en coulisses, en corridor. Dans Faces surtout c’est flagrant, chaque pièce devient un corridor du désir, un corridor du hasard du désir, de l’exténuation de désir, du hasard extenué du désir, de la contingence exténuée du désir. Même l’escalier devient une sorte de couloir, de coulisse, le couloir-coulisse de la spirale des larmes ou des restes dodelinants de douche. A propos du corridor P. Sloterdijk a noté ceci. « Le corridor devient le héros d’une phénoménologie de l’espace « mal aimé », personne n’a inventé le corridor - il est en quelque sorte arrivé à l’architecture par hasard. » Le corridor ce serait donc l’endroit d’une non-invention, l’endroit de la non-invention du mal d’amour, l’endroit de la non-invention hasardeuse du mal d’amour. Il est évident que le cinéma de Cassavetes comme ceux d’Antonioni et de Bergman est un cinéma du mal d’amour, même si ce mal d’amour Cassavetes le révèle selon des rythmes, des attitudes, des postures et enfin des lieux très différents de ceux d’Antonioni et de Bergman. Il y a ainsi une sorte de cyanure d’amour qui hante le cinéma de Cassavetes, un cyanure d’amour qui sourd surexcité à travers les corridors et les escaliers. La fin de Faces c’est ça, une sorte de cyanure d’amour qui sature intégralement l’atmosphère de l’escalier (et sur les lèvres des deux personnages hagards meurent alors les cavatines de la nervosité.)

 

La figure essentielle du fantôme chez Cassavetes : le fantôme de la jeune fille dans Opening Night ou encore le fantôme du chien-Noé dans Love Streams. Ce qui toujours revient chez Cassavetes c’est la jeunesse, la jeunesse archaïque, la jeunesse archaïque de l’émotion, la jeunesse archaïque du sentiment. Ce qui toujours revient c’est la naïveté, l’impulsion de la naïveté. Opening Night ne parle que de cela, à savoir comment une femme devenu vieille affronte le fantôme de sa naïveté, le fantôme de la naïveté de son désir, la naïveté de son désir à la fois perdu et revenu, à la fois perdu comme revenu et revenu comme perdu. Le surgissement du fantôme de la jeune fille dans Opening Night est stupéfiant. (Il faudrait alors examiner plan par plan les relations entre les postures du fantôme, les postures de G. Rowlands, les ombres, le miroir, les murs et la porte de la loge pour voir comment Cassavetes compose cette scène.) Il y a par exemple cette idée superbe : G. Rowlands parle avec le fantôme de la jeune fille dans sa loge et le personnage interprété par Cassavetes frappe alors à la porte. A cet instant la jeune fille fantôme tourne la tête la première vers la porte et cela avant même G. Rowlands, comme si le fantôme avait une ouïe plus fine et des réflexes auditifs plus subtils que la femme vivante. Une fois encore aussi bizarrement Cassavetes retrouve une figure de Tarkovski. (Je dis bizarrement parce que ces deux hommes aux caractères et aux intentions cinématographiques si différentes, utilisent malgré tout parfois des figures comparables.) Cette figure c’est celle du pivotement du personnage où, comme l’indique J.Y Heurtebise à propos du Miroir de Tarkovski. Le passage du présent au passé se fait en pivotant sur soi.

 

 

 

La magnifique scène du meurtre du bookmaker dans Meurtre d’un Bookmaker Chinois. Je pense que c’est la seule fois au cinéma où j’ai ressenti ce que c’était que de tuer quelqu’un. Je l’ai ressenti parce qu’à la différence des innombrables films où ceux qui vont être assassinés ne sont rien d’autre que des silhouettes scénaristiques (combien de films en effet où les hommes meurent sans avoir jamais été vivants à l’écran), Cassavetes parvient quant à lui en simplement quelques plans à donner de manière superbe un corps au bookmaker. Cassavetes a surtout l’idée géniale de filmer le bookmaker comme un petit enfant, un petit enfant qui s’amuse dans son bain. Le meurtre apparait ainsi effroyable parce que ce que Cassavetes alors filme c’est son héros qui tue un innocent, qui tue malgré tout un innocent. Ce que suggère alors subtilement Cassavetes, c’est que même si ce bookmaker n’est pas innocent en soi, il est quand même innocent envers Cosmo, innocent c’est-à-dire qu’il n’a pas l’intention de lui nuire. Cassavetes montre ainsi son héros qui tue quelqu’un qui n’a envers lui aucune malveillance et aucune malfaisance. (Pour être honnête, j’ai aussi senti ce que c’était que de tuer quelqu’un dans Collatéral de M. Mann quand T. Cruise assassine très froidement l’homme noir avec qui il vient quelques instants auparavant de parler joyeusement de jazz. La scène est aussi très belle, elle s’achève en une sorte de piéta instantanée où par égard pour cet homme qu’il vient de tuer (et qui aurait très bien pu malgré tout devenir son ami) Cruise porte un instant la tête de l’homme à l’intérieur de la paume ouverte de sa main afin d’éviter ainsi que la tête ne heurte trop brutalement la table où cet homme s’effondre soudain.

 

La scène d’enterrement un matin d’hiver au début de Husbands est la plus belle scène d’enterrement que j’ai jamais vu au cinéma. C’est simplement d’une beauté inouïe. A cet instant Cassavetes devient l’égal des plus grands peintres, c’est même plus magnifique et plus intense encore que les tableaux de Goya ou de Courbet. Les portraits de ceux et celles qui contemplent le cercueil dans le froid sont beaux comme le portrait de Berthe Morisot en noir par Manet. Et le plus extraordinaire c’est que Cassavetes parvient à trouver une composition d’ensemble à ces portraits, une composition aussi précise que celle d’un Mantegna ou d’un Picasso. Oui, c’est simplement du très grand art. Les trajectoires des voitures sombres avec les fumées des pots d’échappement dans l’atmosphère gelée, Ben Gazarra qui aide la mère de l’ami mort à marcher à la sortie d’une des voitures, le dialogue génial entre Falk et Cassavetes pendant qu’ils cherchent un paquet de cigarettes. C’est inoubliable parce que c’est à la fois banal et sublime, sublime et banal. Seul Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance et Pialat dans Van Gogh et Le Garçu sont parvenus à montrer l’événement public de la mort avec une précision comparable.