Salut Sang-Sang, 

 

 

Je t’envoie quelques remarques à propos de Daniil Harms. 

 

 

J’ai le sentiment que Harms prolonge Lichtenberg. L’œuvre de Harms répond essentiellement à celle de Lichtenberg à savoir à la logique de l’omission décisive. Pour Harms, la formule de Lichtenberg « Un couteau sans lame dont il manque le manche. » est le principe même de la pensée. Penser pour Harms c’est précisément essayer de couper avec le couteau de Lichtenberg et surtout y parvenir. Harms essaie de faire fonctionner l’omission comme une lime efficace. Harms essaie d’inscrire à l’intérieur de la phrase la lime de la limite, la lime de l’infini, la lime de la limite infinie. « L’infini, voilà la réponse à toutes les questions. Toutes les questions ont une seule réponse. C’est pourquoi il n’y a pas beaucoup de questions, il n’y en a qu’une. Cette question est : « Qu’est-ce que l’infini ? » 

 

 

Harms appartiendrait ainsi à une sorte de constellation littéraire étrange à la fois en dehors de l’histoire et de la géographie, un triangle ultra-bizarroïde composé de Lichtenberg, de M. Fernandez et de lui-même. 

 

 

Il y a en effet une ressemblance profonde entre Harms et M. Fernandez. Harms dit aussi à sa manière la continuité du rien (et même la paradoxale continuité interstitielle du rien. « Sur le rien, il y a plus : certains de ses interstices, qui sont nombreux. » M. Fernandez). Les problèmes posés par Harms et Fernandez sont extrêmement proches, même si la manière stylistique de poser ces problèmes reste très différente. Alors que Fernandez pose ces problèmes avec raffinement, sophistication et subtilité, Harms les pose avec trivialité et brutalité. A ce propos la relation entre Fernandez et Harms serait à peu près semblable à celle entre Klossowski et Gombrowicz. (A la constellation triangulaire Lichtenberg-Fernandez-Harms, on pourrait alors aussi ajouter les noms de Klossowski et de Gombrowicz pour composer cette fois la forme d’un octogone stellaire. Je ne sais pas cependant si c’est une hypothèse finalement intéressante. Je veux dire que je ne suis pas certain que cette hypothèse donne à penser quelque chose de précis.) 

 

 

Une dernière hypothèse serait aussi de rapprocher Harms de G. Manganelli. Ceci par exemple extrait de Discours de l’Ombre et du Blason.

 

« Depuis le commencement des temps, les mots ont rapport à la Fin du Monde. (…) Ils sont contemporains de la fin du monde, puisque cette fin ne finit pas. Je veux dire par là que notre projet dans le monde inclut toujours la fin, sans jamais en venir à bout. Sans fin du monde, les mots n’existeraient pas. » 

 

 

Il y aurait une sorte de zéro de l’infini pour Harms. Harms révèle le zéro de l’infini. Harms s’arrête à chaque mot au zéro de l’infini. Harms s’arrête à la fois à l’orée du zéro et à l’orée de l’infini. Harms préfère s’arrêter à la lettre. Harms préfère s’arrêter à la lettre à l’orée du zéro de l’infini. La rhétorique de Harms ce serait d’essayer de transformer chaque lettre, chaque mot et chaque phrase en zéro de l’infini ou plutôt en indices du zéro de l’infini, en traces du zéro de l’infini, en traces mentales du zéro de l’infini, en indices idiots du zéro de l’infini, en indices sidérants du zéro de l’infini. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt                     Boris