Téléphone 

 

 

 

 

Au téléphone nous ne parlons pas à quelqu’un. Au téléphone nous parlons à untel. 

 

 

Le numéro de téléphone n’est pas un numéro d’identité, c’est un numéro d’appel. Ce que les hommes et les femmes de notre époque désirent, ce n’est pas parler aux autres, c’est appeler et être appelés. Ils désirent appeler et être appelés au secours. Ils désirent interpeller, interpeller n’importe qui n’importe où, n’importe quand. Le téléphone institue une sorte de hep universel. Les hommes et les femmes modernes ne désirent pas être appelés par leurs noms, ils désirent être appelés à travers leur nombre. Ils désirent prier le nombre de l’autre et que les autres prient leur propre nombre. 

 

 

Les téléphones portables sont semblables à des poudriers (E. Chevillard). Celui ou celle qui téléphone désire se poudrer d’appels, se maquiller d’appels, se maquiller d’interpellations universelles. Il désire masquer son visage à travers des appels de fantômes, des appels de tombeaux, des appels d’oreilles- tombeaux. Le téléphone change l’autre en fantôme du n’importe où. Le téléphone n’abolit pas l’autre, le téléphone abolit la chair de l’autre, le téléphone abolit le lieu et le temps de l’autre. Au téléphone, il ne subsiste plus de l’autre que la pensée. Au téléphone, l’autre ne subsiste qu’en tant que spectre psychique, spectre psychique de l’ubiquité et de l’éternité.  

 

 

Lorsque nous parlons au téléphone, les phrases n’ont pas lieu, les phrases se connectent d’oreille à oreille, de cerveau à cerveau sans apparaître à l’intérieur de l’espace du monde. Au téléphone les phrases n’apparaissent même pas à l’intérieur de la bouche de celui qui parle. Au téléphone c’est en effet le cerveau qui émet la voix. 

 

 

 

Photographier ou filmer avec un téléphone portable est une façon de regarder avec l’oreille. Le téléphone portable développe une sorte de narcissisme de l’oreille, une sorte de narcissisme de l’écho. L’obsession du selfie se développe en tant que narcissisme de l’écho, en tant que narcissisme sonore de l’image et écho visuel de la voix. Le téléphone portable développe le désir que l’ubiquité de notre image nous parle à l’oreille et que nous parlions à l’oreille de l’ubiquité de notre image. 

 

 

Avant les téléphones portables, à l’époque des appareils photos, les photographes de mode effectuaient des autoportraits à distance mais ils n’effectuaient pas de portraits à bout de bras. Les premiers autoportraits à bout de bras ce sont ceux de la photo polaroid, autrement dit de la photo qui se développe presque simultanément à sa prise de vue. A l’inverse il n’y a quasiment jamais eu d’autoportraits à bout de bras sur pellicule. (Le rouleau de pellicule photo ressemble d’ailleurs à une oreille cependant ce n’est pas une oreille simultanée, c’est une oreille du retard, c’est l’épiderme de retard du regard. La pellicule-photo serait ainsi une paupière-oreille ou une oreille-paupière.)   

 

 

Dans les années 1980, chacun ou presque avait déjà anticipé que l’homme de l’avenir disposerait d’un sorte d’ordinateur-télévision miniature qu’il emporterait partout avec lui. Ce que personne n’avait cependant prévu c’est que cet ordinateur-télévision serait un téléphone, que la seule façon de miniaturiser ensemble l’ordinateur et la télévision (et aussi l’appareil photo et la caméra) c’était de les changer en téléphone, que la seule façon de miniaturiser ensemble l’ordinateur et la télévision c’était de les téléphoner. C’est précisément cela qui n’a pas encore été pensé : la façon exclusive de miniaturiser simultanément ordinateur, télévision, appareil photo et caméra c’est de les changer en téléphone autrement dit c’est de les assujettir à l’instance du téléphone. 

 

 

Désormais à travers le téléphone portable, la télévision est une télévision téléphonée, l’ordinateur est un ordinateur téléphoné, l’appareil photo est un appareil photo téléphoné, la caméra est une caméra téléphoné. C’est ce qu’ont parfaitement compris D. Lynch et P. Katerine. Lynch de manière grandiose dans la dernière saison de Twin Peaks et P. Katerine de manière plus humoristique et modeste dans Peau de Cochon. 

 

 

Le téléphone a aussi l’aspect d’un talisman. Le téléphone portable est le talisman de l’image-écho. En cela le téléphone serait aussi un bijou, le bijou du à bout de bras, le bijou talismanique qui protège du mauvais œil, le bijou apotropaïque porté à bout de bras. La folie du selfie c’est de croire que la façon exclusive de se protéger du mauvais œil est d’effectuer à chaque seconde son image, c’est de croire que la façon exclusive de se protéger du mauvais œil c’est d’être désormais le seul à pouvoir se regarder. Avec le téléphone portable chacun se regarde à chaque seconde pour éviter l’événement inquiétant du regard de l’autre, chacun se regarde à chaque seconde pour interdire à l’autre de nous regarder, pour obliger l’autre à nous regarder exclusivement à notre façon, exclusivement à la façon de notre propre regard. Avec le téléphone portable l’image de soi se change alors en masque acoustique. Chacun écoute désormais à chaque seconde vrombir l’ubiquité de son image dans le coquillage automatique de son téléphone. 

 

 

La société capitaliste est à la fois celle du miroir et celle de l’électricité. La société capitaliste est celle du miroir électrifié. Ce miroir électrifié c’est le téléphone portable. Ce qui est cependant presque incompréhensible, c’est que le téléphone portable électrifie le miroir, électrifie les images du miroir à l’intérieur de l’oreille. 

 

 

L’homme sans cesse connecté à son téléphone portable s’enveloppe d’un bourdonnement parasite incessant. L’homme sans cesse connecté à son téléphone portable s’encamisole  d’une fanfare de fantômes, une fanfare de fantômes électriques, une fanfare de fantômes électroniques, une fanfare de fantômes électroniques dont la fonction exclusive est de le regarder tel qu’il désire se voir.