Salut à toi Philippe, 

 

 

 

Je t’envoie A propos d’Avec l’Enfant. 

 

 

Une indication. J’ai aussi envoyé ce texte à Florence Trocmé, Laurent Albarracin, Eric Chevillard, Emmanuel Caroux, Ivar Ch’Vavar, Philippe Jaffeux, Florian Caschera, Jean-Daniel Botta et Léonore Boulanger.   

 

 

 

 

                                                                                                      A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

A propos d’Avec l’Enfant. 

 

 

 

Avec l’Enfant apparait d’abord comme une apologie de la fantaisie. Avec l’Enfant essaie ainsi de dire comment l’enfant affirme la fantaisie, la fantaisie plutôt que l’imagination. L’enfant serait alors semblable à un surréaliste spontané (surréalisme spontané que je développe à l’intérieur du chapitre intitulé Fantaisie de l’Enfant). A ce propos, l’écrivain qui serait le plus proche de cette fantaisie de l’enfance c’est Benjamin Péret. J’ai écrit le chapitre Fantaisie de l’Enfant en marge de l’œuvre de B. Péret, en marge en particulier de ce texte étonnant intitulé Histoire Naturelle.  

 

 

Cette fantaisie de l’enfant c’est une manière de transposer des usages, de transposer des techniques, de transposer des fonctionnements techniques. Un ami m’avait par exemple une fois raconté qu’il avait vu sur la plage en vacances des enfants s’amuser à se photographier avec des cornets de glace. L’enfant fait ainsi comme si le cornet de glace était un appareil photographique. En effet l’enfant ne sait pas encore comment les objets fonctionnent, c’est pourquoi il parvient à proposer des hypothèses de fonctionnement fantaisiste avec une incroyable facilité. 

 

 

 

A l’époque où j’écrivais ce texte, j’habitais la ville de Troyes, et je travaillais la fenêtre de mon appartement grande ouverte sur la rue. J’entendais alors souvent deux petites filles d’une famille d’origine centre-africaine jouer ensemble dans le jardin de la maison en face de chez moi. Ces deux petites filles s’appelaient Alison et Ophélie, elles avaient environ 8 et 4 ans. La petite Ophélie avait une voix d’une fraicheur et d’une clarté inoubliable. Ainsi chaque jour je les entendais jouer, parler, crier, et se chamailler gaiement. Ophélie presque chaque jour en attendant sa sœur à l’intérieur du jardin hurlait « Alison ! Alison ! Tu viens ! » C’était un hurlement sans aucune stridence, un hurlement de fraicheur, un hurlement de gentillesse, un hurlement de fraicheur gentille, de gentillesse fraiche. Et j’ai aussi surtout entendu Ophélie clamer un matin cette table de multiplication ahurissante avec un timbre de voix d’une certitude intégrale. « Une fois un, un. Deux fois un, un. Trois fois un, un. Quatre fois un, un. Cinq fois un, un. Six fois un, un. Sept fois un, un. Huit fois un, un. Neuf fois un, un. Dix fois un, un. » La certitude de sa voix était alors si intense que j’ai eu l’intuition instantanée que ce qu’elle disait était finalement exact. (J’entendais aussi parfois Ophélie chanter la comptine du petit escargot avec un mélange d’application et d’enthousiasme qui déchirait littéralement le cœur. « Petit escargot, porte sur son dos, sa maisonnette. Mais c’est quand il pleut, qu’il est le plus heureux, et c’est tant mieux. ») 

 

 

Parfois encore quand je sortais à pied de mon appartement pour aller chercher du pain à la boulangerie, je voyais Ophélie s’amuser à prendre et à jeter des graviers à l’intérieur de l’espace d’ouverture du portail de sa maison. Elle jetait ces graviers avec une attention étonnante. Etrangement j’avais un peu oublié ce geste enfantin de prendre et de jeter. C’est seulement en revoyant Ophélie accomplir ce geste avec autant d’intensité qu’il m’est revenu instantanément en mémoire et que j’ai eu l’intuition que ce geste était quelque chose comme un schème, un schéma essentiel, un schéma extrêmement profond de l’enfance, un schéma préhistorique presque de l’humanité même, à savoir le schéma archétypal de la prise et de la projection. 

 

 

 

Le livre apparait aussi comme une réponse à deux beaux livres d’E. Savitzkaya : Marin, mon Cœur et Exquise Louise. Une formule prodigieuse surtout de Savitzkaya que j’ai intégrée telle quelle à l’intérieur du livre : « S’endormir d’étonnement. », phrase que j’ai essayé d’amplifier par une suite d’aphorismes. 

 

 

Le livre répond aussi parfois de manière allusive à des textes de Bachelard (La Poétique de la Rêverie, le chapitre intitulé Les Rêveries vers l’Enfance), de Deleuze (Critique et Clinique) et d’Agamben (Enfance et Histoire). 

 

 

Ceci par exemple de Bachelard « Reconnaitre la permanence, dans l’âme humaine, d’un noyau d’enfance, une enfance immobile mais toujours vivante, hors de l’histoire, cachée aux autres (…) qui n’a d’être réel que dans ses instants d’illumination - autant dire dans les instants de son existence poétique. » Avec l’Enfant modifie malgré tout la vision de Bachelard. En effet je n’ai pas le sentiment que le monde de l’enfance soit celui de l’imagination, l’imagination que Bachelard théorise. Et cela simplement parce que l’enfant ne sait pas ce qu’est le travail, le travail de la matière. Ou bien lorsque l’enfant travaille la matière, il travaille la matière au hasard sans finalité. Un enfant sait par exemple comment pétrir, pétrir la terre, cependant un enfant ne sait pas forger, forger le fer. 

 

 

Et encore ceci de Deleuze « L’enfant ne cesse de dire ce qu’il fait ou tente de faire : explorer des milieux, par trajets dynamiques, et en dresser la carte. (...) Rien n’est plus instructif que les chemins d’enfants autistes, tel que Deligny en révèle les cartes, et les superpose, avec leurs lignes coutumières, leurs lignes d’erre, leurs boucles, leurs repentirs et rebroussements, toutes leurs singularités. » (Ce que les Enfants Disent, Critique et Clinique) 

 

 

 

Avec l’Enfant apparait évidemment aussi comme une réponse à la phrase célèbre de Baudelaire. « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté. » La phrase de Baudelaire est belle, je ne suis pas certain cependant qu’elle soit exacte. 

 

 

En effet, je n’ai pas le sentiment que l’enfant soit génial, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait un génie créateur de l’enfant. Je dirais plutôt que l’enfant invente d’innombrables gestes et jeux de fantaisie. Il n’y a pas de génie de l’enfant et cela simplement parce que l’enfant ne sait pas composer. L’enfant ne sait pas composer parce qu’il ne sait pas comment achever. « Le devoir d’achever est le premier de nos devoirs et si les enfants l’ignorent c’est qu’ils ignorent mourir et l’urgence d’en finir. » Marc Cholodenko. Pour l’enfant cela recommence toujours. Pour l’enfant l’inachèvement recommence toujours. Le problème c’est ainsi de parvenir à donner malgré tout une forme à ce recommencement inachevé, de parvenir à composer malgré tout cet inachèvement recommencé de l’enfant. Cette forme c’est celle de la répétition, de la répétition volontaire, forme de la répétition volontaire qui a d’abord été inventée par Charles Péguy, qui a été reprise ensuite par Francis Ponge et plus récemment aussi par Christophe Tarkos. La rhétorique de la répétition apparait ainsi comme la seule manière de parvenir à intégrer à l’intérieur de l’écriture la sensation d’inachèvement, d’inachèvement toujours recommencé de l’enfance. 

 

 

Une précision encore cependant. L’enfant n’est pas génial, malgré tout il n’y a pas de génie sans aptitude à sauvegarder les formes de fantaisie de l’enfance. Le génie ce serait ainsi de sauvegarder à l’intérieur de sa chair les formes de fantaisie de l’enfance et de parvenir ensuite à travailler ces formes de fantaisie avec une extrême lucidité. Le génie c’est de travailler avec lucidité les formes du jeu de l’enfance, et par ce geste de travailler les formes du jeu de l’enfance, de savoir ainsi comment métamorphoser ces formes de jeu afin qu’elles apparaissent comme des formes du futur. Le génie c’est de travailler l’enfance pour que cette enfance devienne hypothèse du futur, hypothèse d’une existence future. « Qui croit renouvelable l’énigme la devient. » R. Char. Le génie ce serait ainsi de parvenir à renouveler l’énigme de l’enfance afin de devenir ainsi l’énigme de l’enfance au futur. C’est ce que j’avais déjà indiqué à l’intérieur de Malcolm de Chazal, Génie Mystique de la Sensation. 

 

 

« Après Sens Plastique, je me suis retrouvé plus enfant que lorsque j’étais enfant. »

 

Chazal ne pense donc pas uniquement comme Baudelaire que « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté. » Chazal considère plutôt que le génie apparait comme une manière de trouver une forme d’enfance absolue, une forme d’enfance intégrale que l’enfant n’a pas connue (…).  

 

Ainsi pour Chazal le génie ne retrouve pas l’enfance, le génie ne retrouve pas l’enfance qui a été perdue, qui a été perdue dans le passé. Pour Chazal le génie parvient plutôt à l’inverse à créer l’enfance, à créer l’enfance au futur. Le génie invente l’enfance comme forme du futur. Le génie invente l’enfance comme forme indestructible du futur, comme forme immortelle du futur.  

 

Ainsi pour le dire de manière provocatrice, le génie ce n’est pas l’enfant, le génie c’est plutôt celui qui fait travailler l’enfant, celui qui fait travailler presque cyniquement l’enfant. Le génie c’est celui qui fait travailler l’enfant à l’intérieur de la mine du papier. En effet le génie écrit avec la mine de son crayon ce que l’enfant a d’abord extrait de la mine du papier. Le génie c’est ainsi ce miracle, ce miracle cynique de la transformation de la mine de papier de l’enfance en mine de crayon de la vieillesse. En effet celui qui écrit de manière géniale ce n’est pas l’adulte (autrement dit tel que le note P. Quignard celui qui a atteint sa fin, ad-ultima). Celui qui écrit de manière géniale c’est celui qui se tient en équilibre en dehors même de sa fin, en dehors même de la finalité de sa vie. Le geste du génie ce serait ainsi de court-circuiter prodigieusement l’âge adulte par la coïncidence violente de l’enfance et de la vieillesse, par la coïncidence à la fois programmée et improvisée de l’enfance et de la vieillesse. Le génie c’est le vieillard qui fait travailler l’enfant, c’est le vieillard qui fait travailler le jeu de l’enfant jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’extrême épuisement. Malgré tout l’enfant reste inépuisable, le jeu de l’enfant reste inépuisable. Le génie c’est le vieillard qui fait travailler le jeu de l’enfant, malgré tout c’est aussi celui qui un jour apprend lorsqu’il n’a plus lui-même la force de faire travailler ainsi cyniquement l’enfant, que le jeu de l’enfant, que la volonté de jeu de l’enfant reste toujours plus intense et démesurée que la volonté de travail d’un vieillard. Le génie c’est aussi celui qui un jour apprend que l’œuvre a des limites quand à l’inverse le jeu de l’enfant grâce auquel l’œuvre s’est élaborée reste illimité. Le génie ainsi un jour apprend que le jeu de l’enfant inachève toujours l’œuvre, que le jeu de l’enfant apparait toujours à la fois comme ce qui commence et inachève l’œuvre. 

 

 

 

Quelques indications encore en désordre. 

 

 

Le chapitre Hypothèse de l’Enfant est une reprise et une amplification d’une phrase des Absences du Capitaine Cook d’Eric Chevillard. « Il plie son âge en trois, il oublie un arbre, il se met nu sur ses vêtements… » C’est comme si alors plutôt que de citer simplement cette phrase, je préférais m’amuser à prendre et à jeter cette phrase comme ça, comme ça pour le plaisir et à force de prendre et de jeter cette phrase, je métamorphosais ainsi cette phrase pour voir, pour voir ce que cela donne. 

 

 

Le chapitre Tas de l’Enfant a un statut un peu particulier à l’intérieur du livre. Ce chapitre n’a pas en effet été écrit à la même époque que les autres. Ce chapitre a été écrit, si je me souviens bien, deux ou trois ans après les autres. Ce chapitre serait une sorte de récapitulation, de récapitulation des autres chapitres dans le style de G. Stein. Ce chapitre serait une manière de ranger les jouets ou plutôt une manière de transformer le geste de ranger les jouets en jeu, une manière d’inventer le jeu même de ranger les jouets. 

 

 

La fin du livre (Sensation de l’Enfant, Posture de l’Enfant, Sommeil de l’Enfant, Silence de l’Enfant) a une forme plus proche de l’imagination de Bachelard et de l’écriture de Malcolm de Chazal. Cette fois l’enfant imagine, l’enfant imagine avec profondeur et intensité. Je me demande cependant si je ne ruse pas alors un peu et ne modifie pas la manière par laquelle l’enfant approche le monde. J’ai en effet le sentiment qu’à la fin du livre l’enfance n’apparait plus simplement évoquée par le texte, que l’enfance apparait plutôt cette fois recomposée, recomposée par le geste d’imagination de l’écriture. 

 

 

Une remarque enfin à propos du titre Avec l’Enfant. C’est une manière de faire rimer d’emblée la préposition avec et le nom Wolowiec, une manière d’exclamer ainsi une rime entre mon nom et la préposition avec, comme si à l’intérieur de l’enfance le nom devenait préposition et la préposition devenait nom. 

 

 

 

Le livre ressemble ainsi finalement à une mosaïque, une mosaïque à la fois de méditations abstraites et d’évocations sensorielles, de méditations abstraites dans un style parfois proche de Gertrude Stein et d’évocations sensorielles plutôt surréalistes, d’un surréalisme burlesque et désinvolte à la manière de Benjamin Péret.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

Merci pour cet envoi.

Je suis parti en vacances avec ton « à propos », et sans avoir lu le livre sinon les larges extraits qu’on trouve sur ton site. J’étais sans avec l’enfant ? J‘étais avec sans l’enfant ? Toujours est-il que je vais me procurer l’ouvrage au plus vite, et que je pourrai faire coïncider l’à propos avec ce à quoi il se rapporte. Quelques mots de la plus haute importance sur mes vacances et mes fréquentations enfantines :

(enfant conteur) Pendant nos longues promenades champêtrocéaniques, Joseph racontait à Cléo, des heures durant, une sorte d’histoire dont vous êtes le héros. Comme un maître de jeu, il lui proposait différentes options à la fin de brèves périodes narratives, Cléo choisissait, et l’aventure (son aventure) se poursuivait au gré des fantaisies ou des imaginations, je ne sais pas, de Joseph. Il y a évidemment une passion du récit chez les enfants. (Les adultes, parfois, aiment marcher. La marche et le récit allaient bien ensemble ; nous pérégrinions, et les enfants marchaient deux fois plus, en quelque sorte).

(enfant idéographe) Autre passion enfantine : l’idéographie. J’ai le souvenir des dernières pages de Michaux dans un barbare en Chine : l’enfant est un fabricant de signes, il dispose des « tenant-lieu » aux quatre coins de l’aire de jeu (donc : un travail spontané de composition, de délimitation spatiale sinon temporelle). Dans le jardin, abstraitement, michaldiennement, chinoisement, Cléo donnait aux choses différentes procurations, le buisson représentait la forêt, le trou de taupe la caverne aux trésors, je ne sais quoi d’autre, mais pour elle le jardin prenait sens (et intérêt, et fonction) de cette façon.

(enfant ingénieur) Sur la plage, Joseph édifiait des barrages, creusait des canaux reliant les eaux de ruissellement (pas très limpides) à la mer. L’enfant ingénieur ? Autre façon de considérer le mot « génie ».

(conteur+idéographe+ingénieur : Jules Verne, deux ans de vacances)…

(enfants mimes de parents mimes) Enfin : Sur la plage, à nouveau. D’autres enfants, d’autres adultes. Je n’ai pas fait grand-chose, j’écoutais vaguement. Il m’est apparu, ou réapparu, que les adultes ne jouaient pas moins que les enfants, jouaient, en particulier, à faire les parents, la maman, le papa. Une vraie représentation pour eux-mêmes et pour les toujours possibles spectateurs. Et que les enfants jouaient beaucoup à jouer aux adultes jouant aux parents. Je ne sais pas pourquoi cela m’a « frappé » (légèrement). Il y a là un genre de cercle ludico-mimétique (bof…) qui me semble assez redoutable, sinon totalement vicieux (bref, je n’avais pas toujours le moral, et la ronde des âges me condamnait à la cinétose de l’éternel retour du simulacre…). Ces singeries enchaînées m’ont semblé un brin diaboliques.

Bien sûr, les enfants la plupart du temps menaient de front ces quatre activités. Bizarrement, je n’ai pas remarqué l’enfance rêveuse/pensive/patiente/passive devant petites et grandes choses, l’enfant absorbé par l’informe, l’inhumain, le « néant », dont parle Jourde quelque part dans Littérature et authenticité (c’est une bonne partie de mon expérience enfantine). Mais peut-être que je regardais mal, ou trop haut : il fallait guetter au ras du sol les bébés médusés par leurs contemplations.

Tout ceci non pour diminuer l’à propos de ton à propos, bien évidemment, mais pour t’indiquer quelques lointaines résonances belle-isloises sur les façons et formes des fantaisies de l’enfant.

A très bientôt,

Philippe

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Remarques Diverses 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

 

 

Les adultes, parfois, aiment marcher. La marche et le récit allaient bien ensemble ; nous pérégrinions, et les enfants marchaient deux fois plus, en quelque sorte). 

 

En effet, raconter c’est une manière de redoubler la marche. Le roman courtois, Cervantès et  Diderot savaient déjà cela de manière somptueuse. S’il y avait une hypothèse pour moi de retrouver la joie du roman ce serait de l’imaginer ainsi. 

 

 

(enfant idéographe) Autre passion enfantine : l’idéographie. 

 

J’évoque aussi cela à l’intérieur d’Avec l’Enfant. J’utilise alors cependant d’autres mots que idéographie, signes et tenant-lieu. Je ne dirais pas par exemple que l’enfant est un fabricant de signes. Tu le sais, je cherche toujours à combattre le désir sémiologique et plus encore ce que Baudrillard appelait la sémiurgie autrement dit la démiurgie des signes. A l’inverse quand tu dis que l’enfant compose des idéogrammes avec des tenant-lieu (que j’appelle plutôt des indices), là je suis d’accord. Idéogramme c’est un mot étonnant. Evidemment si j’avais utilisé ce mot, j’aurais malgré tout écrit un autre livre. Ce livre à propos de l’idéographie enfantine, P. Jaffeux l’écrira peut-être un jour. 

 

 

 

J’ai aussi pensé à toi en lisant ces phrases de La Condition Humaine de Malraux dans les Carnets de la Drôle de Guerre de Sartre. « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge. Oui. Sa vie aussi on l’entend avec la gorge, et celle des autres ? (…) Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. »

 

 

 

Voici enfin des extraits de différentes lectures à propos de la musique. 

 

« Une appréciation musicale, c’est-à-dire l’activité de cette mémoire, qui permet de percevoir qu’un son change, dure, disparait (sans la mémoire, les sons les uns après les autres, retomberaient dans le néant), et de juger du rapport qui existe entre ces sons, même quand ils ont disparu. »   P. Muray

 

 

Une remarque provocatrice de Lalonde « Sans la mort, la musique serait une erreur. » 

 

 

Et une remarque folle de Stockhausen « A-t-on suffisamment souligné que le genre et la quantité de musique qu’on a écoutés de son vivant ont une influence déterminante sur l’état d’âme et les décisions à prendre après la mort. »    

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris, 

 

 

J’utilise alors cependant d’autres mots que idéographie, signes et tenant-lieu. Je ne dirais pas par exemple que l’enfant est un fabricant de signes. Tu le sais, je cherche toujours à combattre le désir sémiologique et plus encore ce que Baudrillard appelait la sémiurgie autrement dit la démiurgie des signes. A l’inverse quand tu dis que l’enfant compose des idéogrammes avec des tenant-lieu (que j’appelle plutôt des indices), là je suis d’accord. 

 

Au sujet des signes : je n’ai pas été très précis. Je suis d’accord, l’enfant ne fabrique pas véritablement de signes, je dirais plutôt qu’il institue comme signes des éléments qu’il extrait du grand potlatch sensoriel (qu’il extrait aisément, tant l’ordre et l’agencement sont manifestes dans la « nature »). Et peut-être que le mot signe ne rend pas tout à fait  justice à cette « institutionnalisation », qu’on pourrait aussi appeler assignation. Institutionnalisation sans le risque de la statufication, de la pompe. A chaque fin de jeu on désinstitutionnalise.

 

Il faudrait saisir ce moment où l’on dit à tel complexe de choses : « tu seras un signe », ou mieux encore : « tu feras le signe ». « Va pour », « bon pour » un signe : tu seras bien assez bon pour signifier autre chose que toi-même. Je considère le mot signe de cette façon-là. Et même : nous allons faire comme si tu signifiais par toi-même quelque chose mais je sais bien que ce n’est pas le cas ; moi parti, tu redeviendras un joli pion de la grande muette. 

 

(le tutoiement sera de pure forme — ce qui est déjà beaucoup) 

 

Naturatura ne nous fait pas de clins d’œil, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas tact, tact d’indifférence, décidément ta formule (sens pongien) est belle. Le dos des choses ne cesse de pousser sur nos sens (qui souvent n’attendent que ça). On pourra éprouver comme un genre de « titillation » (via les sens, du thalamus) à certains moments, et se laisser prendre à cette pure illusion d’intention, c’est-à-dire la laisser s’épanouir sans la croire vraie pour autant. Au bord de l’eau l’enfant joue à défier la vaguelette, lui lance des défis, la prend à partie, fait mine de lui répondre. Mais il sait qu’il est seul à jouer. 

 

L’enfant donc fait des éléments de la nature les ministres temporaires de ses fantaisies. Enfant… Peut-être que cette activité se poursuit bien après l’enfance, mais le risque de rigidification augmente alors considérablement. Peut-être que la fantaisie de l’enfant consiste justement à ne jamais perdre de vue le caractère fantaisiste, passager, de ses assignations. 

 

Je suppose qu’il n’y a sémiurgie que lorsque les signes s’agrégeant les uns aux autres, s’empilant toujours plus haut dans la superstructure, on en vient à oublier leur « essentielle inessentialité », leur prodigieuse vacuité. Mais, sans prendre de risque sémiurgique, nous instituons des signes, au cours d’une promenade par exemple  —  sitôt finie la balade, les signes (ces épiphytes, dirait Philippe Beck) disparaîtront des choses (ils auront été leur "face", leur simple masque, pour quelques temps seulement). 

 

J’aime qu’une ivresse, qu’une euphorie, naisse de cette initiale sobriété, que musique et texte jaillissent de cette attention au silence, à l'insignifiance première. 

 

[La musique est sans doute la plus « sémiurgique » des activités, mais en même temps elle « signale » à chaque instant l’absence de matérialité de ses signes, les sons sont de pures carences d’être — ce que ne fait pas aussi limpidement la littérature.]

 

 

 

* 

 

A côté de l'impressionnante cathédrale du temps proustienne, dans laquelle les signes ont été agencés pour l’éternité (pour signifier l’éternité ?), j’aime me dire que ce ne serait pas si mal si « je » (ou quelconque autre je plus futé) parvenais, bon an mal, à bricoler une cabane du temps (chantée/écrite) qui résisterait aux assauts divers dans la mesure de ses moyens, « tiendrait lieu » le temps (tiendrait temps) qu’elle peut. La cabane est une construction honnête qui s’avoue dès l’enfance comme vouée à la ruine. 

 

Dans le parti pris des choses, la coquille de l'escargot est une splendide cabane. 

 

** 

 

 

 

J’avais oublié les belles phrases de Gisors dans la condition humaine. Je m’entends avec la gorge, je m’entends aussi, du dedans, dire quelque chose au sujet du dehors. L’écho sourd du monde, en moi. Et aussi : ceux que j’entends avec les oreilles, je sais qu’ils sont en train de s’entendre avec la gorge. Des cavernes d’échos qui résonnent plus ou moins de concert, tout un monde lointain pour les spéléologues.

 

 

A très bientôt,

 

 

 

Philippe