Extrait d’Oliver Sacks 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

 

 

Je viens de retrouver ces phrases étonnantes de L’Homme qui prenait sa Femme pour un Chapeau d’Oliver Sacks. Je t’envoie ces extraits. (Une indication. J’ai aussi envoyé ces extraits à Léonore Boulanger et Eloïse Decazes.) 

 

 

 

« Le docteur P. était un musicien distingué, qui s’était rendu célèbre depuis des années  comme chanteur puis comme professeur à l’école de musique locale. C‘est là, avec ses étudiants, que certains problèmes étranges commencèrent à apparaitre. Un étudiant se présentait, et le docteur P.ne le reconnaissait pas ; ou plus exactement, il ne reconnaissait pas son visage : c’était seulement au moment où l’étudiant parlait qu’il pouvait l’identifier d’après sa voix. Ces incidents se multipliaient et suscitaient l’embarras, la perplexité, la peur - et parfois le rire. Car non seulement le docteur P. progressivement, ne distinguait plus les visages ; mais il voyait des visages là où il n’y en avait pas : tout comme Magoo, dans la rue, tapote affectueusement les bouches d’incendie et les parcmètres en les prenant pour des têtes d’enfants, il s’adressait aimablement aux poignées sculptées des meubles et s’étonnait  qu’elles ne lui répondent pas.

 

(…)

 

C’est ainsi que le docteur P. vint me consulter. Il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour m’apercevoir qu’il n’y avait pas trace chez lui de démence au sens ordinaire du terme.

 

(...)

 

Et pourtant il y avait quelque chose de légèrement bizarre. En parlant, il me faisait face, il était tourné vers moi, mais il y avait néanmoins quelque chose… c’était difficile à dire. Il me faisait face avec ses oreilles, et non avec ses yeux, en vins-je à penser. Au lieu de me regarder, de me fixer, de m’« appréhender » d’une manière normale, ses yeux se fixaient soudainement et étrangement sur moi - sur mon nez, mon oreille droite, mon menton, puis remontaient sur mon œil droit, un peu comme s’ils notaient (ou même étudiaient) ces aspects particuliers de ma personne sans voir l’ensemble de mon visage ni ses changements d‘expression, sans me voir « moi » comme un tout.

 

(…)

 

Il abordait les visages  - même ceux de ses proches ou d’êtres chers  - comme s’il s’agissait de puzzles ou de tests abstraits. 

 

(… )

 

Il voyait bien mais que voyait-il ? J’ouvrais un exemplaire du National Geographic Magazine  et lui demandait d’en décrire quelques photos. Ses réponses furent très curieuses. Ses yeux sautaient d’un point à un autre, il remarquait des détails imperceptibles, comme il avait fait pour mon visage. Une brillance, une couleur, une forme arrêtait son attention et lui tirait un commentaire, mais en aucun cas, il ne voyait une scène dans son ensemble. Il ne parvenait pas à voir le tout, mais seulement des détails qu’il enregistrait comme des taches sur un écran radar. Il ne considérait jamais l’image dans son ensemble – il n’affrontait pour ainsi dire jamais la physionomie de l’image : le paysage ou la scène n’avait pour lui aucun sens.

 

(…)

 

Lorsque l’examen fut terminé, madame P. nous convia à passer à table, il y avait du café et un choix exquis de petits gâteaux. Le docteur P. attaqua les gâteaux de bon appétit, en fredonnant. Il mangeait rapidement, avec une grâce instinctive, tout en continuant de chanter. Il attirait les assiettes vers lui et se servait ici et là tout en poursuivant son gargouillis, comme s’il chantait ce qu’il mangeait. Et il ne s’interrompit brusquement que lorsqu’un coup violent, autoritaire, fut frappé à la porte. Le docteur P. s’arrêta alors de manger et s’assit à la table, glacé, immobile, le visage totalement égaré : la table qu’il voyait jusque-là, il ne la voyait plus, il ne la percevait plus comme une table couverte de gâteaux. Sa femme lui versa alors du café : l’odeur chatouilla ses narines et le ramena à la réalité. Et la mélodie du repas reprit.

 

Comment peut-il faire quoi que ce soit, me demandais-je ? Que se passe-t-il quand il s’habille, quand il va aux toilettes, quand il prend un bain ? Je suivis sa femme dans la cuisine et lui demandait comment il faisait pour s’habiller.

 

- C’est comme pour manger, expliqua-t-elle, je sors ses vêtements habituels, aux endroits habituels et il s’habille sans difficulté, en chantant. Il fait tout en chantant. Mais, s’il est interrompu et perd le fil, il s’arrête complétement, ne reconnait plus ses vêtements - ni son propre corps. Il chante tout le temps - il y a le chant du repas, le chant de l’habillage, le chant du bain, un chant pour tout. Il ne peut rien faire sans en faire un chant.

 

(…)

 

Je pense que chez lui, la musique avait remplacé l’image. Il n’avait pas d’image corporelle, mais une musique corporelle : c’est pourquoi  il pouvait se mouvoir et agir si facilement, mais pouvait en arriver à une interruption et une confusion totales dès que sa « musique intérieure » s’arrêtait.

 

(…)

 

Dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Schopenhauer parle de la musique comme d’« une volonté pure ». Combien il aurait été fasciné par le docteur P. cet homme qui avait perdu le monde comme représentation, mais l’avait intégralement conservé comme musique ou volonté. » 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Albatros Chanteur 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

C’est un cas étonnant en effet, et un texte étonnant. Tu ne m’en voudras pas de commencer par des critiques.

Le paragraphe 52 du monde comme etc. ne dit pas que la musique est « une volonté pure » ; il dit quelque chose de très différent. Schopenhauer écrit en effet que la musique est  « l’objectivation de la volonté pure ». Ou encore : l’objectivation la plus pure, la moins médiate, de la volonté. Mais objectivation, c’est-à-dire représentation, écart encore par rapport à la volonté.

D’où de faciles oxymores qui ne nous font pas forcément voir très loin, par exemple : la musique est la médiation immédiate de la volonté.

Objectivation de la volonté pure… Qu’est-ce que Schopenhauer entendait (si j’ose dire) par-là ? pure volonté devenue pur spectacle, pure représentation de l’irreprésentable, figuration de l’infigurable ? La musique serait la volonté entière, mais débarrassée de son principal attribut : la souffrance (rien de plus passif que la volonté de S, comme le remarque Rosset). Ou bien : la souffrance chantée se muerait en son contraire : la jouissance, la réjouissance.

(De toute façon, Schopenhauer ne se satisfait pas longtemps de « la voix qui chante » et des consolations artistiques. Passé le livre I, il file aux conséquences dernières, la sortie du monde, la négation du désir, l’ascèse.)

Mais enfin tu ne m’écrivais pas pour Schopenhauer, mais pour l’étrange cas du docteur P.

Est-ce que ce "cas" parle à Léo, à Eloïse, à moi le vilain petit canard (l’aspirant couac) ? Il me semble que Sachs raconte bien la sensation (le rêve de sensation) qu’on peut croire connaître ou désirer connaître en chantant. En finir avec les figures (feu la figure), les images, les pensées, l’an-esthésie des  « fenêtres » ; synthétiser temps et espace et tout ce qu’on voudra dans une espèce d’immanence esthétique.

Voilà qui m’attire beaucoup, et qui me dérange au moins autant. Cela me dérange parce que c’est un rêve un peu trop limpide, un peu trop limpidement impossible. Le monde comme chant nous est interdit. Rêve qui s’écarte du jour, du temps de l’activité, de la contrariété, du zig-zag, de la bâtardise, de l’impureté, d’un brin de conscience en équilibre instable, d’une forme d’insatisfaction (donc de désir), que je crois être le « cœur des choses », la « matière » la plus dense et précieuse. Nous sommes trop loin du compte, dit Ponge. Travailler dans et sur ce « trop loin du compte », avec les outils les plus dépareillés (par exemple de la musique et du langage), et pour les résultats les plus incertains, me semble à la fois inévitable et merveilleux. Travailler le déchantons ! Le chanter, pourquoi pas.

Autre remarque, cette fois, je considère le cas de docteur P comme un cauchemar. Sa « maladie » le condamne à devenir pur spectateur en quelque sorte (et, plus ou moins, des mêmes spectacles répétés jour après jour). Doc P. abandonne « la pratique » (en tant qu’elle est une activité, non une passivité). Il n’enseigne plus,  il ne chante plus « de lui-même », chante la partition écrite par sa femme avec le café, les gâteaux, les vêtements. Toute perturbation du rituel le renvoie à la souffrance nue, l’insatisfaction absolument sans recours. Il y a quelque chose qui pourrait se creuser, peut-être. Du côté de la pratique : l’œuvre (ou œuvrette) comme gagnée sur la béatitude des répétitions et sur la souffrance des interruptions.

A bientôt,

Philippe