Salut à toi Philippe,

 

 

Je viens d’ajouter des textes à l’intérieur de mon Espace d’Ecriture Bleu Nuit. En voici la liste ci-joint.

 

 

Je t’envoie déjà la Rhapsodie de la Nébuleuse du Crabe.

 

 

Ainsi libre à toi, si un jour tu le souhaites, de composer ce chant à ta manière.

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

 

Merci pour la Rhapsodie sur la nébuleuse du crabe. Incontestablement cela se chante, cela se chanterait très bien, mais chanté par moi le danger est grand qu’on y entende un autoportrait amoureux, dans cette manière dure à éviter en chanson (ou en littérature houellebecqienne) d’attendrissement pour « sa propre » vacuité, d’indulgence pour sa sourde chambre à échos. Enfin, tu as « rhapsodié » le texte de telle façon que je m’y reconnais, c’est inquiétant. J’ai rouvert la Nébuleuse du Crabe, j’avais le souvenir (erroné) d’un autre crab, plus palafoxien, impossible à cerner, labile à l’infini (c’est plus le crab d’Un Fantôme).

 

Je viens de lire avec enthousiasme tes notes à propos de Voyage au Bout de la Nuit ; c’est très juste et très beau ; voici Céline. Aussi : merci pour ces notes. Tout me parle et parlera à qui admire Céline.

 

Le rapprochement avec Zola est remarquable. Je ne sais pas (encore !) pourquoi, mais je crois que la nuit célinienne est en relation intime avec le vitalisme de Zola. Il y a des pages de Zola (par exemple l’accouchement dans La Terre ou la mise à mort de l’épicier dans Germinal, naissance et mort sous le même prisme) qui semblent appeler Céline (maintenant que Zola a disparu des programmes du lycée, il est peut-être temps de le relire (de le lire déjà)).

 

La nuit de Céline est quelque chose qui monte, c’est évident dans les extraits que tu cites, mais Céline évoque aussi une autre nuit plus abstraite, la nuit permanente que Bardamu traverse du début à la fin de son voyage, une nuit qui ne s’élève pas (ni ne tombe d’ailleurs), une nuit basse et sourde, toute allongée, toute en allongement, grande horizontalité collée de bout en bout du voyage à la ligne-histoire (ainsi aussi de la mort, de la merde, de la pauvreté, de la tristesse, de la fatigue (gradation inverse)). Plus le voyage « avance », moins la nuit est épaisse, mais plus elle est là, plus elle affine les personnages, plus elle réduit les péripéties, et tout se montre sous « sa vraie nuit », de plus en plus mince et « non-soi » et « rien d’autre que rien ».

 

La franche horizontalité de la nuit, qui rédime à sa façon : la grande honnêteté du récit à épisodes de Céline réside dans le refus de toute illusion verticale, de toute élévation comme de toute véritable chute (en ces deux sens Céline est l’anti-Camus), et par exemple la description de New-York donne la « vérité » de la transcendance selon Céline-Bardamu : rien que de l’ignoble pompeux et rutilant, du crapoteux qui ne s’avoue pas, tout comme l’héroïsme guerrier des officiers et des femmes de l’arrière, tout comme l’amour de Madelon pour Robinson. Le « vertical » factice trahit l’éternité (qui est, selon les cosmologues, une désespérante opération « pneumatique » et cyclique, gonflage/dégonflage et on recommence), le gratte-ciel, l’église, la croix, ou le tas de fumier, ne montent que pour mieux être arasés. Ce qui se voit de loin est louche, toute hauteur est un trompe-l’œil.

 

(Quand, dans les trois textes antisémites, Céline s’essaye à décrire une grandeur « stable », un genre de transcendance plausible selon lui, il nous la sert « historique », il évoque Charlemagne et le traité de Verdun de 843, c’est un désastre, une pitrerie sinistre, une auto-trahison. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire trois livres époustouflants après-guerre)

 

Dans les dernières lignes du voyage, il y a un remorqueur qui siffle, qui appelle toutes choses, villes et campagnes, non pas à s’abîmer, mais à s’enfuir avec lui, à glisser toujours plus loin, plus minuscules, plus étroites, comme les péniches sur les canaux, jusqu’au fleuve, et « qu’on n’en parle plus » (plus rien, même plus un trait, même plus une ligne de texte — quelle fin !). A l’horizon la réduction.

 

Céline-concierge, je trouve ça génial. Le romancier écoute et écrit au ras de la ville — bien mieux que le poète (ou poëte) dans la foule — sans fascination pour les hauteurs ; sans attrait particulier pour la mort selon moi : dans la mort rien de grand, et même rien de durable, pas plus « d’être » que dans la vie. Céline le concierge ou le concierge-médecin, attentif également au prosaïsme dispendieux des corps. Le Christ égaré dans le voyage il me semble que c’est plus Robinson que Bardamu. Robinson meurt de devoir abandonner l’imposture christique, Bardamu survit et Céline aussi.

 

Le prodige célinien est de toucher si aisément la beauté à ces bassesses, son « courage » est de tenir que la beauté ne peut être ailleurs, ni plus haut, ni plus tôt ni plus tard : dans le visage de Bébert, dans la moustache de la mère des Péreires, c’est l’instantanéité et l’ici-bas de toute noblesse. Les minuscules longues jambes plutôt que le gratte-ciel ; ou les grâces dansantes de Lucette ; ou l’agonie silencieuse d’un pauvre chien.

 

Merci, donc, je vais lire les autres textes petit à petit (et d’abord le texte sur TP saison 3 ; j’étais sûr, je ne sais pas pourquoi, que tu écrirais quelque chose sur les carnets de Camus)

 

Et j’espère à bientôt

 

Philippe

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe,

 

 

Merci pour ta réponse au texte à propos de Céline.

 

Il y a en effet quelque chose comme une nuit horizontale dans le livre de Céline. C’est pourquoi il serait intéressant de faire l’inventaire des figures de l’horizontalité à l’intérieur du Voyage. Et il y a en effet aussi un antagonisme radical entre Céline et Camus. Ta remarque est sagace, elle révèle un espace critique qui serait à explorer.

 

Autrement je ne pense pas que le lien entre Zola et Céline soit une trouvaille, c’est plutôt une évidence. J. P Richard dans Nausée de Céline ou encore Deleuze dans le dernier chapitre de Logique du Sens à propos de Zola indiquent aussi ce lien.

 

André Suarès a écrit un texte superbe de quelques pages à propos de Voyage au Bout de la Nuit. C’est certainement ce que j’ai lu de plus intense à propos de Céline. J’essaierai de t’en envoyer des extraits je ne sais quand.  

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris