Envoi de Gestes 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris Wolowiec,

Merci pour votre double-envoi. Le deuxième exemplaire trouvera vite lecteur.

Quelques mots sur ces gestes, que je lis un peu dans le désordre, en cherchant parfois mon rythme, car certains « énoncés » s’immobilisent en moi et je n’arrive plus à les faire avancer, c’est ma faute bien entendu, mauvais lecteur, mauvais pasteur ; en ce cas je saute à d’autres pages qui, au contraire, paraissent rayonner et fuser, et qui me rendent, en quelque sorte, translucide à mon tour. Je cingle avec vos phrases infinitives (devenues navires ET fouet). Et j’y trouve beaucoup de joie. Pour décrire ce que j’éprouve parfois à vous lire : une vive allégresse à sentir contre moi la lame de la catastrophe. Hébétude de lucidité. Il est possible de se réchauffer au tact glacial du vide immédiat, de l’invivable immédiat. Se chauffer par exemple à votre feu construit d’aphorismes.

Quoi qu’il en soit, je me plais à penser que ces gestes sont comme une chanson de gestes, ou la geste d’une série de gestes, qu’ils déploient la suite des hauts faits du héros appelé Somnambule Translucide. Ce héros agit et parle à l’infinitif. Ce bougre ne dira jamais « J’affirme l’existence comme prétexte de l’extase ». Il sera le sujet implicite, déterritorialisé, qui se passe des pronoms, qui passe sans la canne d'un pronom ! (…)

La série de hauts faits : de fulgurantes certitudes, d’affirmations comme surgies seules et agissant seules. Mais je dis bien « comme ». Il semble que la certitude n’est pas pure immanence, qu’elle est bien différente en cela d’une tautologie, qu’elle implique ou qu’elle est le « baiser dans la distance reconnue infranchissable » (je brode à la va-vite à partir de ce que vous décrivez de Ponge). Autrement dit, la certitude est en quelque sorte une certification et suppose un certificateur (décidé, résolu).

Ce certificateur m’intéresse. Ce serait donc le somnambule translucide, qui mettrait je en sommeil, qui « assujettirait » la conscience et l’inconscience pour les mettre au service de la « figuration de l’infigurable ». Mais ce somnambule… Soit je l’appelle Boris Wolowiec, et il est un autre nom de l’auteur. Soit je l’appelle le héros, quasi-narrateur, et il faut bien alors supposer un deus ex machina, à savoir, encore une fois, Boris Wolowiec. Bref je n’accepte pas sans résistance votre excommunication du Je. Il me semble toujours que Je est le plus juste nom de celui qui décide, qui opère, qui opte, qui affirme la certitude, qui certifie.

Car j’ai l’impression de vous apercevoir dans vos textes, d’apercevoir quelqu’un vivifiant en douce le somnambule. Mais enfin tout ceci est bien embrouillé. Je ne dis pas que je vous ai surpris en train d’escamoter « je » dans une quelconque arrière-cours. Je ne le dis pas… mais je me demande… Ce n’est sans doute pas fondamental. C’est théorique.

Du point de vue de la pratique, de la pratique de la lecture, on ne pourra pas cependant empêcher le lecteur d’imaginer Boris Wolowiec, chair et esprit, scandant en rythme ses puissants aphorismes (au plus sombre de la nuit sans étoile !!). Bien sûr c’est une reconstitution, c’est le mirage d’un récit ô combien épique. Mais votre héroïsation me parait inévitable (tout comme une certaine mise en récit, a minima). Et souhaitable tout autant. La poésie sans sujet-auteur me parait faite pour des algorithmes et autres robots du net voleurs d’âme, ce que nous ne sommes pas, ou, pour bien dramatiser toute l’histoire, pas encore.

« Défenestrer les galaxies avec une démarche d’escargot-tigre ». Le « projet » (ou l’enjeu ? ou l’intrigue ?) est grandiose et grotesque. Le grotesque n’enlève rien à la grandeur, au contraire.
Une petite remarque. J’imagine quelqu’un m’adressant la parole : « eh, que fais-tu ces derniers temps ? », et ma réponse : « Figure-toi que je défenestre les galaxies avec une démarche d’escargot-tigre. » Réintroduire Je n’aurait pas que des inconvénients. Je de retour sur scène s’affirmerait crânement comme inévitable guignol, cloche fêlée mais seule cloche possible, transcripteur claudiquant du vide immédiat. Pasteur bouffon du grand silence. Avec de grosses friandises d’humour potache.

Pardonnez le brouillard. A bientôt,

Philippe Crab

PS : Vous venez chez nous ce samedi, si tout va comme il faut. J’ai cru comprendre que vous dormiez le jour. La nuit venue, avez-vous faim ? Si oui, avez-vous des dégoûts alimentaires particuliers ?
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

 

Merci beaucoup pour votre généreuse lecture de Gestes. J’essaierai d’y répondre quand nous nous rencontrerons à Paris. 

 

 

 

Quelques indices déjà malgré tout.  

 

 

L’infinitif ce serait mon aspect beckettien. Gestes c’est quelque chose comme du surréalisme beckettien. Ou encore du René Char clownesque. Oui je sais c’est absurde. 

 

 

A propos de la certitude. Pour le dire schématiquement, ce qui certifie n’est pas un je. Et cela simplement parce que le geste de certifier n’est pas une décision. Ce qui certifie c’est la coïncidence de la chair et de l’âme. Ce qui certifie c’est la précision animale de la chair comme la précision charnelle de l’âme.

 

 

 

S’abstraire du je ce serait aussi la pulsion d’affirmer le vide entre le nom et le prénom. Lire à ce propos Prénom-Vide-Nom à l’intérieur des Conversations avec Eric Chevillard. 

 

 

Pour le dire de manière elliptique, j’ai le sentiment que l’aptitude à jouer avec l’espace entre son prénom et son nom (…) est un des gestes de l’imagination. Il n’y a pas de lieu de l’identité. Le prénom n’a pas lieu parce qu’il est une forme de l’utopie. Le prénom affirme l’utopie de la préhistoire. Et le nom n’a pas lieu du fait qu’il est le signe de l’ubiquité. Le nom signale l’ubiquité de la mort éternelle. C’est pourquoi la seule manière d’avoir lieu est d’essayer de tenir debout à l’intérieur du blanc, de la chute de blanc entre son prénom et son nom. 

 

(…) 

 

 

« Pour qui médite sur l’indicible, il est utile d’observer que le langage peut parfaitement nommer ce dont il ne peut rien dire. De ce point de vue, la philosophie antique distingue soigneusement le plan du nom (onoma) et le plan du discours (logos)… Anthistène le premier avait affirmé qu’à propos des substances simples il ne peut y avoir de logos, mais seulement un nom. Est indicible, selon cette conception, non pas ce qui n’est attesté par rien dans le langage, mais ce qui dans le langage ne peut être nommé; est dicible en revanche, ce qu’on peut définir par le discours, même si fait éventuellement défaut un nom en propre. »    G.Agamben 

 

 

Le nom nous révélerait ainsi comme matière simple, matière de la simplicité, à la manière des atomes de la chimie. Le nom serait ce qui en nous est beaucoup trop simple, beaucoup trop évident pour pouvoir être dit. Malgré tout si le nom et le prénom sont des atomes simples, la globalité formée par le prénom et le nom est celle d’une molécule qui reste à la fois indicible et innommable. Il y a quelque chose d’étrange à ce qu’il n’y ait pas en français de mot pour désigner la forme globale prénom-nom. Le mot le plus proche serait peut-être celui d’appel « Comment vous appelez-vous ? ». C’est un mot aussi utilisé en sport, en athlétisme surtout, la prise d’appel, le geste de prendre appel avant un saut en hauteur, en longueur ou au triple saut. J’ai plutôt le sentiment que l’appel dont je parle ressemble à celui du triple saut, prénom-vide-nom. Avoir plutôt le sentiment c’est à dire appeler, appeler la molécule acrobate prénom-vide-nom.

 

 

 

La nuit venue, avez-vous faim ?

 

Faim en effet c’est exact. Préparez ainsi la nourriture qui vous chante. Et je serais heureux si vous aviez aussi du vin blanc fruité. Parce que si héroïsme il y a, ce serait celui burlesque de savourer le séisme des bonbons. 

 

 

 

Post-scriptum. 

 

 

Les Rita Mitsouko, les Rolling Stones réorchestrés ou plutôt désorchestrés par Joan Miro. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Jusqu’à je sauf ? Objet, objeu, obje !

"Pour le dire de manière elliptique, j’ai le sentiment que l’aptitude à jouer avec l’espace entre son prénom et son nom (…) est un des gestes de l’imagination. (…) C’est pourquoi la seule manière d’avoir lieu est d’essayer de tenir debout à l’intérieur du blanc, de la chute de blanc entre son prénom et son nom."

De ce côté-là, entre mon prénom et mon nom, soupçonnant un effarant appel d’air, j’ai mis Crab, projet de jet de je vers je ne sais quoi de vide et de génératif. Il est tout aussi troublant que dérisoire de signer du nom d’un inexistant (du nom d’un non…) ses propres gesticulations.

"Parce que si héroïsme il y a, ce serait celui burlesque de savourer le séisme des bonbons."

Cela me convient parfaitement. Quoique je préfère le salé au sucré. Ou le sucré-salé. Le séisme de néant du Saint-Nectaire, pour paraphraser Jourde. Ou d'un très vieux Comté.

Bonne journée, on va faire ce qu’on peut pour le blanc fruité, un Sancerre peut-être.

-Crab-