Noms Innombrables 

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

En effet, je n’ai pas répondu. Pourtant il est extrêmement rare d’entendre à l’intérieur de chansons des allusions à James Joyce (riverrun , l’épiphanie), à Ghérasim Luca (l’intégralité de Dans un Jeu Vidéo) ou encore à Philippe Beck (La ridylle de Dans de la Nature du Rasoir d’O). Si donc je n’ai pas répondu, c’est parce que votre musique est sans doute trop sophistiquée et érudite pour mes propres aptitudes musicales. 

 

 

Je veux dire que j’ai en musique des goûts plutôt primitifs et brutaux. Ce que je cherche à l’intérieur de la musique, c’est ainsi l’impact de la sensation ou du sentiment, c’est pourquoi la musique de Arlt me plait tant. Il me semble que vous êtes quant à vous un musicien raffiné et intellectuel. Vous seriez une sorte de Lewis Carroll de la mélodie. (Deleuze a écrit un livre aussi extraordinaire que difficile à propos de Lewis Carroll : Logique du Sens. Je ne sais si vous l’avez lu.) Ou encore un Marcel Schwob du rythme, un Marcel Schwob du rythme avec la gueule d’un Antonin Artaud qui aurait lu les livres d’Eric Chevillard. 

 

 

Après la réception de votre lettre j’ai vu et écouté Lettre de Motivation sur internet. Eh bien, c’est un film élégant comme une hybridation de Jonas Mekas et de Philippe Katerine (celui de Peau de Cochon). Et ce petit film m’a alors pour la première fois ouvert une porte à l’intérieur de votre musique, la porte de la roue, la porte de la roue qui à la fois entrouvre et entreferme la route à chaque instant. Vous voyez je tâtonne, malgré tout j’approche un peu. Bizarrement, c’est peut-être aussi par Bobby Lapointe que je parviendrais à vous rejoindre. « Carabi de carabo, rien n’est plus beau qu’une retraite aux flambeaux. » S’il y a un lieu de coïncidence entre le lyrisme élégiaque de Philippe Jaccottet et le burlesque minimaliste de Bobby Lapointe, vous savez sans doute où il se trouve. 

 

 

Votre manière d’écrire est parfois aussi proche de l’écriture schizophrénique de Louis Wolfson : le mélange dissocié des langues, le champignonnement à la fois gnostique et babélien des vocables (et aussi la schizophrénie fixe du flocon, la schizophrénie apophantique du flocon du songe). 

 

 

Et quand vous jouez de la guitare, c’est parfois aussi comme si vous tricotiez des étincelles. Ou bien encore vous donnez parfois l’impression de jouer comme un exilé de la pop, un exilé de la pop à la recherche d’une schizophrénie du temps, d’une schizophrénie réversible du temps. Ce que Deleuze dans Critique et Clinique, appelle la faille du temps. (Salutations aussi au passage à Pacôme Thiellement, celui d’Economie Eskimo et de Pop Yoga.) 

 

 

Comment palindromiser le langage même ? Palindromiser le langage ce serait alors qui sait « plonger des mouillettes dans le Jabberwock ». Chanter ce serait ainsi à la fois réversibiliser le langage avec la voix et réversibiliser la voix avec le langage. 

 

 

A propos de la réversibilité, du « délire du réversible » comme vous dites, j’ai écrit ceci à l’intérieur de ma correspondance avec Philippe Jaffeux. (Il me semble d’ailleurs que les Courants de Philippe Jaffeux pourraient vous intéresser.)  

 

 

C’est comme si pour vous le vide était la mutation d’espace comme la réversibilité de temps entre la voix et l’écriture. Et la seule manière d’inventer un contact entre la voix et l’écriture c’est de saturer le vide, de saturer les tournures du vide. 

 

 

« Rien n’est moins littéraire que l’eau. » Problème : quelle serait alors la matière du chant ? Le chant est-ce de l’eau, est-ce du feu ou encore un mélange d’eau et de feu à savoir de l’alcool ? Chanter ce serait savoir comment alcooliser la voix. Chanter ce serait savoir comment donner à sentir l’eau de feu de la voix. 

 

 

J’ai parfois encore pensé aux textes de Jules Laforgue à l’écoute de vos chansons : l’utilisation par exemple des mots enfantins, dodo ou dada « O dodo de midi, (…) dodo jongleur des feuilles mortes » « enfourcher son dada indélébile ». A ce jeu-là, Laforgue est en effet un virtuose. 

 

 

« On aura beau n’écrire qu’en cursives ôter toute ponctuation » Serait-ce une allusion au Paradis de Philippe Sollers ? Vous êtes d’ailleurs à l’évidence comme Sollers un amateur fanatique de la citation démente. 

 

 

Il y a enfin surtout chez vous une curieuse émotivité cérébrale (curieuse émotivité cérébrale dont votre pseudonyme Crab serait en quelque sorte le sceau). Et il y a aussi une vengeance subtile en filigrane dans votre caractère. Vos mélodies seraient alors des exorcismes discrets. Cette sorte de vengeance subtile explique sans doute votre intérêt pour l’œuvre d’Eric Chevillard. Comme Eric vous seriez alors aussi un rhétoricien, un rhétoricien de la musique. Cependant je ne suis pas certain de disposer des connaissances musicales pour en apprécier avec netteté les enjeux. 

 

 

 

« Faut-il styliser les vaches ? » Eh bien oui, évidemment. Et c’est sans doute ce qu’a essayé d’accomplir Malevitch. Le carré noir sur fond blanc, c’est la vache stylisée, et même la vache absolument stylisée. Sans oublier malgré tout que l’hébétude majestueuse des vaches parvient toujours déjà aussi à styliser l’imbroglio de notre sagesse. 

 

 

Je ne sais si Florian Caschera ou Jean-Daniel Botta ont évoqué avec vous mes goûts musicaux. Voici quelques noms pour essayer de favoriser l’entente d’un dialogue. D’abord surtout Igor Stravinski, Thelonious Monk et Jimi Hendrix. Et aussi comme ça en désordre, pour le plaisir d’une liste aberrante et paradoxale : Cecil Taylor, Steve Reich, Ligeti, les Rolling Stones, Bach, Brel, Webern, Barbara, Purcell, Keith Jarrett, les Rita Mitsouko, Satie, Django Reinhardt, Ravel. (Je multiplie ainsi les noms au petit bonheur du hasard, c’est du name-dripping.)

 

 

 

 

Post-scriptum. 

 

 

Merci pour votre lecture attentive de A Oui. 

 

 

Et je suis heureux de savoir que vous lisez Nuages à voix haute à proximité de vos enfants. Nuages apparait en effet comme un texte d’abord adressé à la naïveté d’exister. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

REMERCIEMENTS – Tout d’abord : merci pour ce courrier, vos nombreuses propositions de lecture, vos correspondances inattendues, flatteuses, épineuses. Vous parlez de vengeance, de ma curieuse émotivité cérébrale : vous lisez à livre ouvert en moi, c’est effrayant. Reste à savoir de quoi je me venge. Encore que la vengeance soit une façon d’être, et d’aller, on trouvera toujours du nouveau grain à moudre en chemin.

CHANSON ALCOOL – L’eau de feu de la voix : le chant, un alcool qui ferait tenir l’informe aqueux et l’ardeur lumineuse, pourvoyeuse de formes. C’est un magnifique programme que vous proposez. Dans les milieux où je gravite, tout se passe comme si on ne pouvait plus chanter sans se demander ce qu’est le chant et la chanson (et la chanson FRANCAISE en particulier, avec l’idée sacrément empoisonnée que le français n’est pas chantant, n’est pas « à chanter »). C’est l’ère du soupçon dans nos cénacles. A  quoi peut (et a la droit de) ressembler une chanson (à quoi, aqua ? à aqua ? mais à quoi ressemble aqua, sinon à rien ? ) ? Qu’est-ce que c’est que la chanson ? qu’est-ce qui se chante et ne se chante pas ? Pourquoi chanter et pas  « simplement » écrire ? Pourquoi chanter et pas « simplement » composer de la musique ? Et ce grand doute, ce grand doute impur, qui me rapproche bien sûr des amis Jean-Daniel et Florian (que j’appellerai toujours Sing Sing), et de pas mal d’autres, je le fais travailler à ma façon. Je cherche pour ma part à avoir les coudées franches, à avoir le plus de latitude possible. La chanson je crois permet cela. Peu légitime, peu académisée, elle est un terrain de jeu immense, et, dès lors qu’on ne veut pas en faire un gagne-pain, elle permet tous les mélanges en principe incompatibles, quel que soit l’angle où l’on se place (incompatibilités logique, « ontologique », sociologique). Que tant de chanteuses et chanteurs fassent la même chose, qu’ils soient si casaniers, alors que la forme qu’ils ont choisi est si ouverte, si accueillante… Il y a de quoi vouloir se venger ! Il ne faut pas prononcer trop de mots dans une chanson, en choisir de pas trop compliqués, on se demande pourquoi… il faut un couplet et un refrain… un thème d’emblée communicable… il ne faut pas confondre chanson et littérature… Tout ceci a conduit à la quasi-ruine l’industrie musicale, mais les nouvelles configurations que l’on devine un peu partout ne sont pas vraiment plus réjouissantes.

LYRISME !! – Je prends la chanson au niveau suivant : le chant relie comme il le peut le langage et la musique, deux domaines incroyablement lointains (Schopenhauer est le support (la caution ?) de ma minuscule méditation : le langage à extension minimale et compréhension maximale ; la musique à extension maximale et compréhension nulle : les deux se rejoignent dans le domaine de l’expressivité, sortir de soi quelque chose. On pourrait dire lyrisme plutôt qu’expressivité ; je tiens d’autant plus au mot « lyrisme » qu’il a été comme mis à mort au siècle dernier, mais c’est un phénix). Le chant, c’est le champ de bataille entre deux façons d’exprimer soi et le monde, la chanson, c’est un endroit où les contradictions peuvent travailler à plein régime, avec une dramaturgie « immanente », le conflit, il est là dès que je commence à chanter, « empaqueté » dans le chant, des sons sensibles et des mots-concepts, pardon pour les tautologies.
(Je dis minuscule méditation par honnêteté. Je n’ai aucune confiance en moi pour produire de la pensée logique valable. Mais ça ne m’empêche pas d’essayer, et puis tous les carburants sont bons.)

MINORITE – Deleuze reprend la formule de Kafka : « littérature mineure » ; vous devez connaître la rengaine pour la chanson : la chanson est un art mineur (dans un sens opposé à première vue bien sûr à celui de Kafka). En jouant sur les termes, je dirais que la chanson est la mineure éternelle, parce que chanter est bien la chose la plus enfantine qui soit, que chanter « sur le monde » (un myosotis, une chenille, ou la mort de grand-mère) c’est toujours commencer quelque chose, initier à la façon d’un enfant, avec de la bonne volonté, de la vaillance, sans voir tous les obstacles et les impossibilités, et aussi avec une forme de narcissisme primesautier qui s’ignore presque (!) : ô je chante et ô c’est beau, ces résonances, ces harmoniques dans l’air. Ce Ô chanté, pâmé, innocent et amoureux du monde et de soi, c’est la chanson/Song/Lied/etc.

AQUA – Dans aqua, par exemple, que vous citez, je « restitue» comme je peux un emballement de l’esprit, qui se met à enchaîner les propositions, en surrégime, qui saute d’hypothèse en hypothèse, comme si chaque hypothèse était une vérité indiscutable. Que fait l’esprit en pratique ? En pratique il fait de la théorie, sur tout ce qui passe à portée, il fait de la théorie hâtive. Il ratiocine à tort et à travers, et cela donne des monstruosités logiques, des choses informes qui se croient parfaitement formalisées, formées. Quand je chante (avec le soutien indispensable de mon fils) « évidemment la musique n’est pas une onde » etc., il ne s’agit pas pour moi de prononcer une vérité (je ne sais pas du tout ce qu’est la musique), mais simplement de suivre l’activité « ratiocinante » de l’esprit. Cette faculté de l’esprit à produire un chaos sous couvert de « rationalité », m’enchante. Au bout des ratiocinations, quelque chose comme l’absurde, le non-sens, l’esprit cul par-dessus tête, la douche heureuse malgré les conséquences ultimes (tu retourneras à l’eau, mon fils). Faire retomber le soufflé de la théorie ? Le soufflé du je ? En tout cas, provoquer le sourire, le rire un peu tordu, mais tout de même une détente de l’être, un dégraissage, un souffle renouvelé (et toujours un effroi sous-jacent).

HUMOUR ? – La levure du nonsense ? J’ouvre à oui à l’entrée humour. Je crois bien avoir lu dans votre correspondance votre méfiance à l’égard de l’humour (en tant qu’il serait quelque chose de potentiellement idéologique, comme l’enrobage du capitalisme, le sucre d’une pilule d’aliénation). Mais dans à oui, l’humour est aussi « le miracle de désinvolture de l’érosion ». Est, ou pourrait être (puisqu’il reste encore à « l’inventer »). Je voudrais (déclaration d’intention) qu’on entende cette érosion désinvolte à l’œuvre dans chacune de mes chansons (ou de mes textaillons), ou du moins qu’on pressente le frisson de cette érosion. Je n’ai pas lu « Logique du sens », mais il y a dans différences et répétitions  (dans la présentation à Sacher-Masoch aussi) cette idée que l’humour consiste à accepter avec une extrême conséquence la logique des choses, à se plier à tout ordre jusqu’à le rendre absurde, à montrer l’absurdité de toutes choses, de tout ordre. Un renversement de l’intérieur, de la base, sans position de surplomb (ce serait l’ironie), et surtout, la possibilité de jouir de tout « système », de soutirer du bonheur de la machinerie humaine/sociale (et de tracer des lignes de fuite aussi, des terriers traçants, ceci, c’est plutôt dans le « Kafka » de Deleuze/Gattari, ou dans « rhizomes », et ce serait ça la littérature mineure, pour Deleuze).  

FORME/SENS – Art (ou écriture ?) : donner une forme (j’ajouterais crânement : provisoire) à l’insensé, donner en même temps un sens (provisoire) à l’informe. Un jeu aussi de simulacre, de comme si. Plus loin, vous dites pousser les choses jusqu’à « boire l’illisible/Souverain s’évanouir/Déclarer tu à oui. » Tutoyer l’à-ouisque, tutoyer ce qui est, l’espèce de fatalité, gravité, nature, cosmos, c’est un peu mon projet, toute modestie bue. Et si Souverain « je » s’évanouit, c’est pour que les immensités folles tombent elles-aussi du piédestal.  Et ensuite, embarquer le plus grand nombre sur le radeau-chanson, je ne perds pas tout espoir. En tout cas, prévoir de la place, au cas où.

RAFFINEMENT, INTELLECTUEL, etc. – Je rêve d’être un intellectuel. Je rêve d’être raffiné. Et pourtant quand on me dit que mes chansons sont intellectuelles ou raffinées, ou subtiles, ou savantes, allez comprendre, je ne suis pas content (c’est que souvent un jugement de valeur pas très favorable est planqué dans l’appréciation, mais je ne pense pas du tout que ce soit votre cas). Plus ça va (plus ça ira je crois) et plus je cherche (chercherai)  une forme de spontanéité, de vitesse, dans l’élaboration de la chanson. C’est que je ressens comme une nécessité à faire advenir ces choses, une poussée pas très cérébrale, ou pas très « synthétique », un « c’est le moment ou jamais, advienne que pourra »… et que bien des chansons à première écoute spontanées, peu intellectuelles, me semblent au contraire méditées longuement, réfléchies à outrance en fonction d’un programme esthétique et/ou d’un public (large ou très restreint). Je mets très très bêtement la sincérité (continent brumeux, la chose que je chante me donne-t-elle une sorte de coup au cœur ?) tout en haut des motifs qui font que je garde ou pas une chanson.
Du coup, y-a-t-il un enjeu spécifiquement musical dans mes chansons ? J’espère, mais je ne suis pas sûr de pouvoir le dire de façon très adéquate : cet enjeu, c’est celui (peut-être) de la musique « pop » : établir des passerelles bizarres (un carnaval, mais spontané ?) entre des arts et des modes d’expression musicaux différemment placés sur l’échelle des honneurs : la « grande » musique (la classique, la contemporaine, et le jazz aujourd’hui) et la « petite » (comptine, chanson, variété…). Zappa fait ceci bien sûr, avec maestria (problème). En vrai, je prends, mettons, la guitare, je chantonne, je cherche des points de  contact ou de frottement avec quelques brouillons de textes disposés autour de moi, petit à petit, je mélange les pâtes… A un moment, je place les micros, et j’enregistre un instrument, une voix, un autre instrument, une autre voix, je me « schize » au maximum depuis deux disques, avec pas mal d’improvisations dans les prises, pas mal de couacs que je laisse. C’est une confiture anarchique, pas toujours très subtile. Si cela me semble tenir malgré tout, je retiens (mais j’ai beaucoup de cadavres de chansons), je retiens ce qui tient à mon « sensorium »... Mon rêve serait donc que l’enjeu musical et l’enjeu « langagier » soient un seul et même enjeu, un seul et même jeu.

JE !? –  Je dis « ma » façon, « ma manière », position du problème. Il s’agit de faire des choses singulières, c’est évident, et donc il s’agit aussi de se singulariser : je cherche une entrée « singularité » dans à oui, à « Art », à « Beauté », à « Ecriture », à « Hommes », à « Animaux »… Mais ce n’est pas du tout votre « épistémê » (ou votre écosystème ? ou je me trompe ?).  C’est une vieille question, encroûtée de morale, j’aime bien les vieilles questions encroûtées de morale : derrière tout art, est l’artiste, est la lutte pour la reconnaissance. L’art (comme la science), lieu de la plus haute dénégation de soi, et lieu pourtant où la lutte est la plus féroce. Par exemple, peut-on faire de la musique « pop » sans justement se placer en surplomb, retirant des profits de distinction du fait que l’on est capable de mêler « à la volée » haute philosophie et variété internationale (façon les pages culture de Libération, ou les Inrockuptibles à la grande époque, vieille stratégie rhétorique si j’en crois la distinction de Bourdieu) ?

MEA CULPA – Me pardonnerez-vous pour ce désordre et ces lacunes ? Je ne rebondis que sur une minuscule partie de ce que vous m’avez écrit, je laisse (pour l’instant) l’épineuse question de la « schizophrénie réversible » du temps, pour ne pas dire tout à fait n’importe quoi, ou des truismes sur l’ « ipséité ». Je fomente ma cathédrale du temps, l’air de rien, ce sera sans doute une cabane de guingois, pourvu que ça tienne… Puis je voudrais vous parler plus de à oui, aborder la jouissance que me procurent vos écrits pas seulement pour leurs pensées (qui désarçonnent et étincellent en nous), mais pour leur « style » (quitte à couper les cheveux en quatre, à dissocier des inséparables). Wolowiec écrit des phrases merveilleuses, et, tout en tombant (je ne vais pas vous enlever ça), il ricoche, ses phrases ricochent à l’infini, sans qu’il y ait déperdition de force, quel moteur pour l’apprenti-ricocheur !

Quelles musiques alors ? Les noms que vous citez, oui, mais Berg plutôt que Webern, parce que Berg n’a pas renoncé à se plaindre frontalement, parce qu’il est excessivement lyrique ! J’ajoute : Eric Dolphy (plus que Coleman), qui est un idéal pour moi et beaucoup d’autres. Le continent Beethoven, les derniers quatuors évidemment, les sonates. Mon amour pour ceux qui ne sont pas à proprement parler des innovateurs, des inventeurs de forme, mais des perfectionnistes : Franck, Brahms, Mingus aussi d’une certaine façon...  Les musiques sans compositeur (qui obligent à poser la question de l’art sans artiste, sans champ artistique) d’Asie ou d’Afrique, là je pioche surtout dans ce que Jean-Daniel me fait écouter… Et j’avoue ma difficulté à écouter Barbara, Brel, aujourd’hui du moins, finalement, Bobby Lapointe me touche (m’émeut !) plus…

(Et de jeter des noms à mon tour : Apulée, Villon, Rabelais, Sterne, Rousseau, Austen, Proust, Woolf, Nabokov, Sarraute, Gombrowicz, Prigent, TOUT GAETAN SOUCY (l’extraordinaire Immaculée Conception en tête), je sais ou soupçonne qu’il y en a certains dans la liste qui ne vous plaisent pas ou très peu… (J’ai eu des échos (désespérés) par qui vous savez de votre rejet (définitif ?) de Thomas Bernhard. Merci au passage d’être un des rares à avoir des avis tranchés, nous n’en pouvons plus du syncrétisme culturel ambiant, du tout se vaut, de ce que j’appelle non pas le « à oui », mais le « à ouais » : il ne faudrait surtout pas que ce soit cela la « pop culture »)
Et donc : Merci.

PS – je parlerai moins de moi la prochaine fois, si vous me laissez une deuxième chance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autres Noms Innombrables

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

(Et de jeter des noms à mon tour : Apulée, Villon, Rabelais, Sterne, Rousseau, Austen, Proust, Woolf, Nabokov, Sarraute, Gombrowicz, Prigent, TOUT GAETAN SOUCY (l’extraordinaire Immaculée Conception en tête), je sais ou soupçonne qu’il y en a certains dans la liste qui ne vous plaisent pas ou très peu… 

 

Il me semble que Rabelais est un génie indiscutable. Je regrette d’ailleurs de ne l’avoir lu que superficiellement. Ce qui est saisissant chez Rabelais, c’est le tourbillonnement ultra scabreux du vocabulaire, la prolifération énergumène des phrases, l’agglutination bordélique du verbe. 

 

 

Mon attitude envers l’œuvre de Proust est quant à elle plutôt ambivalente. L’ampleur de l’œuvre et la multitude de ses détails élégants est en effet impressionnante. Cependant la tonalité du style de Proust, disons celle d’un platonisme efflorescent, a tendance à m’agacer. Ceci par exemple dans une lettre à Anna de Noailles « Et ce qui tombera de votre cerveau sera toujours précieux comme sera toujours fine l’odeur d’une fleur d’aubépine. » 

 

 

Ce qui m’ennuie aussi chez Proust, c’est son interprétation de la sensation, c’est sa façon d’interpréter les sensations plutôt que de simplement dire les sensations. Proust désire en effet changer la sensation en signe. « Il fallait tenter d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois. » Je préfère à l’inverse déclarer les sensations comme formes immédiates, comme formes immédiates de l’insensé. 

 

 

Charles Dantzig a écrit des pages superbes à propos de Proust dans son Dictionnaire Egoïste de la Littérature Française. En voici quelques extraits. « Romancier austro-hongrois ayant écrit en français. » « Son écriture sinueuse et moirée comme un tapis de soie. » « Proust, c’est la patience (…) La patience est sans doute ce qu’il a apporté de plus important au roman français. » « Si on classait les écrivains par conjonctions, Proust irait avec « or ». » « La Recherche du Temps Perdu (…) la radiographie d’un cerveau, avec toute ses circonvolutions, et d’un cœur, avec ses palpitations (plus la photocopie d’un carnet d’adresses.) » « Cette dernière partie (le Temps Retrouvé) donne à La Recherche du Temps Perdu l’air d’un roman de conclusions perpétuellement contredites et complétées comme une symphonie de Beethoven, tandis que le long début du Côté de Chez Swann lui donnait l’air d’un roman d’introductions perpétuellement complétées et contredites, comme des sonates de Satie… » 

 

 

Roland Barthes a aussi écrit une étude intéressante intitulée Proust et les Noms dans ses Nouveaux Essais Critiques. « C’est parce que le nom propre s’offre à une catalyse d’une richesse infinie, qu’il est possible de dire que, poétiquement, toute la Recherche est sortie de quelques noms. » « Tenir le système des noms, c’était pour Proust, et c’est pour nous, tenir les significations essentielles du livre, l’armature de ses signes, sa syntaxe profonde. » Il y aurait ainsi une syntaxe implicite de la suite des noms, une syntaxe de la contigüité pourtant agrammaticale de la suite des noms. C’est pourquoi une simple liste apparait déjà comme une forme de composition mentale. 

 

 

A propos de Proust, j’ai écrit quelques notes intitulées Flaubert et Proust à l’intérieur de ma correspondance avec Eric Chevillard. J’ai d’ailleurs remarqué que dans cette liste il y a de nombreux auteurs qu’Eric Chevillard admire aussi. Disons au moins quatre de façon indiscutable : Sterne, Nabokov, Gombrowicz et Gaétan Soucy. 

 

 

Gombrowicz. Je trouve que c’est un écrivain très étrange, aussi passionnant que dangereux, autrement dit empoisonné. L’idée de Gombrowicz selon laquelle la structure de signes de l’univers est ontologiquement criminelle est une idée parfaitement effroyable et sans doute d’ailleurs invivable. Gombrowicz c’est la trivialité de la paranoïa, c’est la révélation affolante d’une vulgarité de la pensée même. Trivialité grandiose de Gombrowicz. A ce propos pour être honnête, le mot intellectuel que j’ai utilisé à votre propos avait aussi une valeur négative. Je me méfie en effet beaucoup de la pensée. L’intelligence n’aurait de valeur qu’en tant qu’aptitude à lire entre, aptitude à lire entre les lignes. Je préfère malgré tout la bêtise prodigieuse de savoir comment écrire sans lire, de savoir comment écrire à la surface sans ligne du papier.  

 

 

Rousseau. Pour le dire franchement il m’est assez difficile de comprendre comment vous pouvez apprécier à la fois Rousseau et Gombrowicz. Il y aurait cependant une relation intrigante entre Rousseau et Gombrowicz, la question de la subjectivité au centre du monde, de la subjectivité paranoïaque au centre du monde. 

 

 

Bizarrement dans cette liste il y a peu de poètes, j’avais pourtant eu le pressentiment que vous étiez aussi un lecteur par exemple de Charles Cros, auteur entre autres de Principes de Mécanique Cérébrale, de Tristan Corbière, ce très étonnant rhétoricien du rythme « Sommeil, Voleur de nuit ! (…) Sommeil ! Clair de lune des yeux crevés ! » ou encore d’Alfred Jarry, ceci par exemple extrait des Minutes de Sable Mémorial, à rapprocher de Tombe Issoire. « On égorgea les fleurs sur la route des innocents. / Le barrissement des tambours fit envoler le sang. / Que brouta la biche de Geneviève de Brabant. » 

 

 

Quant à Prigent, alors là, non, définitivement non. Prigent n’est qu’un imposteur, un anarchiste de pacotille, un transgressif de prisunic. Ce que P. Muray appelle un mutin de Panurge. Francis Ponge avait d’ailleurs un jour infligé à Prigent une superbe leçon. Alors que Prigent quémandait une lettre de recommandation pour une place quelconque dans je ne sais quelle institution culturelle confortable. Ponge lui avait refusé son aide par ses mots « Il faut choisir entre la révolution et une place dans l’institution. Désirer les deux à la fois, c’est contradictoire. » Ponge était en effet un homme qui savait accorder avec précision sa vision du monde et sa vie quotidienne. Prigent n’est à l’inverse qu’un hypocrite qui trahit à chaque seconde des principes de révolte qu’il revendique de façon exclusivement vaniteuse. (Il est d’ailleurs assez incompréhensible que ce soit Prigent lui-même qui ait raconté cette histoire, c’est l’indice qu’il patauge dans l’inconscience la plus ridicule ou dans la mauvaise foi la plus impardonnable.)

 

 

 

(Schopenhauer est le support (la caution ?) de ma minuscule méditation : le langage à extension minimale et compréhension maximale ; la musique à extension maximale et compréhension nulle : 

 

A propos de la théorie de la musique selon Schopenhauer, Clément Rosset a écrit un livre intéressant, Esthétique de Schopenhauer. J’y ai retrouvé ces phrases à propos du lyrisme. « Le thème de la réminiscence esthétique signifie saisie intuitive de ce qu’on peut approximativement désigner sous l’expression de vieillesse du monde. Vieillesse du monde qu’exprime notamment la poésie lyrique. « Tout ce que des millions d’êtres passés, présents et à venir, ont ressenti ou ressentiront dans les mêmes situations qui reviennent sans cesse, il (le poète) le ressent et l’exprime vivement. Ces situations, par leur retour éternel, durent autant que l’humanité elle-même et éveillent toujours les mêmes sentiments. » (Schopenhauer) »

 

 

je tiens d’autant plus au mot « lyrisme » qu’il a été comme mis à mort au siècle dernier, mais c’est un phénix) 

 

Ainsi lyrisme en effet pourquoi pas. Il serait malgré tout préférable d’inventer un lyrisme sans je, un lyrisme du il, celui par exemple des Courants de Philippe Jaffeux ou encore un lyrisme de la chair asubjective, celui des cataractes d’aphorismes de A Oui. 

 

 

parce que chanter est bien la chose la plus enfantine qui soit, que chanter « sur le monde » (un myosotis, une chenille, ou la mort de grand-mère) c’est toujours commencer quelque chose, initier à la façon d’un enfant, avec de la bonne volonté, de la vaillance, sans voir tous les obstacles et les impossibilités, et aussi avec une forme de narcissisme primesautier qui s’ignore presque (!) : ô je chante et ô c’est beau, ces résonances, ces harmoniques dans l’air. Ce Ô chanté, pâmé, innocent et amoureux du monde et de soi, c’est la chanson/Song/Lied/etc. 

 

Il me semble que les derniers disques de Philippe Katerine (Le Film en particulier) évoluent  eux aussi à l’intérieur de cet espace de la puérilité extravagante, celui d’un « narcissisme primesautier » comme vous dites. Katerine va maintenant très loin à l’intérieur de l’enfantillage mélodique. Comme un gentil dingue il s’amuse à accomplir à chaque instant des poupées russes de Beatles ou des petits tas d’Eric Satie. 

 

 

Je prends la chanson au niveau suivant : le chant relie comme il le peut le langage et la musique, deux domaines incroyablement lointains 

 

A propos de la relation entre chant et parole, voici un extrait de L’Indiscipline de l’Eau de Jacques Darras. 

 

 

« Parler c’est avec la voix.

 

Chanter c’est avec la voix.

 

Parler n’est pas chanter.

 

La voix peut chanter des paroles.

 

La voix ne peut pas parler la chanson.

 

La voix qui parle la chanson parle les paroles de la chanson.

 

Dans ce cas elle n’a plus besoin de la chanson.

 

La voix qui parle les paroles d’une chanson est étrange.

 

Si je me mets à parler les paroles d’une chanson sans la chanson

 

J’aurai l’air de dire un poème.

 

La voix qui parle les paroles d’une chanson dit en fait un poème.

 

Tous les poèmes ne sont pas des chansons.

 

Tous les poèmes ne veulent pas avoir l’air de chansons.

 

Aujourd’hui les poèmes des poètes sérieux n’ont pas l’air de chansons.

 

Surtout pas l’air de chansons.

 

Aujourd’hui les poèmes n’aiment pas la musique.

 

La voix qui parle dans le poème se méfie terriblement de la voix qui chante.

 

La voix qui parle dans le poème veut prendre son indépendance.

 

La voix à chanson et la voix à parole ne se parlent plus.

 

Le dernier poète chanteur s’appelle Aragon.

 

C’est la parole qui ne parle plus à la musique.

 

C’est sa décision et pas l’inverse.

 

La chanson, elle, continue à chanter toutes sortes de paroles sans espèce de distinction.

 

La chanson ne recule devant aucune parole.

 

La chanson qui est musique emporte toutes les paroles. »

 

 

à quoi, aqua ? à aqua ? mais à quoi ressemble aqua, sinon à rien ?

 

 

A propos de l’eau, une fois encore L’Indiscipline de l’Eau de Jacques Darras. 

 

 

« Ah l’eau.

 

Conversation continue.

 

Et simultanée.

 

Par quoi communiquent en permanence la source avec la bouche l’émission l’embouchure, l’avant avec l’après. » 

 

 

« Je voudrais que nous retrouvions dans la parole la fluidité.

 

Cette transparence fluide qui est comme la respiration de l’eau avant l’embouchure. » 

 

 

« L’eau est l’inaccessible de la terre

 

L’eau est le mouvement de la terre

 

Elle est un ciel qui se déplace

 

Elle est une tresse de pluies voyageuses. »

 

 

je prends, mettons, la guitare, je chantonne, je cherche des points de  contact ou de frottement avec quelques brouillons de textes disposés autour de moi, petit à petit, je mélange les pâtes… A un moment, je place les micros, et j’enregistre un instrument, une voix, un autre instrument, une autre voix,  

 

La chanson ce serait aussi qui sait une forme de montage, un montage de mots et de sons, un montage entre l’eau des mots et le feu des sons et aussi à l’inverse entre le feu des mots et l’eau des sons.

 

 

établir des passerelles bizarres (un carnaval, mais spontané ?) entre des arts et des modes d’expression musicaux différemment placés sur l’échelle des honneurs : la « grande » musique (la classique, la contemporaine, et le jazz aujourd’hui) et la « petite » (comptine, chanson, variété…). Zappa fait ceci bien sûr, avec maestria (problème). 

 

Il y a en effet un désir de pouvoir flagrant chez Zappa. Ce n’est pas par exemple un hasard si Zappa souhaitait que Pierre Boulez orchestre un jour sa musique. Par ce désir de pouvoir Zappa ressemble à Velasquez en peinture ou à Orson Welles au cinéma. Il faut cependant ajouter que lorsque Boulez interpréta enfin une de ses œuvres, Zappa fut profondément déçu. Cette déception est d’ailleurs à son honneur, c’est l’indice d’un suspens de ce désir de pouvoir à l’intérieur de sa musique. Zappa serait à la fois celui qui désire superviser (ou plutôt superécouter) la construction d’une pyramide de notes et celui qui souhaite subrepticement en secret (selon un zaoum quasi-khlebnikovien) la ruine future de la pyramide qu’il donne à entendre. Zappa serait celui qui désire à la fois construire une pyramide et construire aussi autour un désert qui détruira ensuite cette pyramide. 

 

 

Eric Dolphy (plus que Coleman), qui est un idéal pour moi et beaucoup d’autres. 

 

Oui, en effet, le son prodigieux d’Eric Dolphy. Cela ressemble à la lame de douleur exacte d’une crise de colique néphrétique. Dolphy essaie à chaque instant de souffler une pierre, une pierre précieuse, un diamant ou un saphir (je dirais volontiers un diaphir), coincé à l’intérieur d’un de ses reins, le rein de sa sidération, le rein de son raffinement, le rein de sa sidération raffinée.

 

 

 

 

Cette faculté de l’esprit à produire un chaos sous couvert de « rationalité », m’enchante. Au bout des ratiocinations, quelque chose comme l’absurde, le non-sens, 

 

La levure du nonsense ? (…) cette idée que l’humour consiste à accepter avec une extrême conséquence la logique des choses, à se plier à tout ordre jusqu’à le rendre absurde, à montrer l’absurdité de toutes choses, de tout ordre. 

 

Oui, et cela est très clairement formulé. Je vous le redis donc, il me semble que Logique du Sens est un livre qui vous intéresserait et même vous passionnerait. « Le non-sens est à la fois ce qui n’a pas de sens, mais qui, comme tel, s’oppose à l’absence de sens en opérant la donation de sens. Et c’est ce qu’il faut entendre par nonsense. » 

 

 

je cherche une entrée « singularité » dans à oui, à « Art », à « Beauté », à « Ecriture », à « Hommes », à « Animaux »… Mais ce n’est pas du tout votre « épistémê » 

 

En effet, la singularité du sujet ne m’intéresse pas. Ce qui me plait plutôt c’est la particularité souveraine de l’âme.

 

 

un emballement de l’esprit, qui se met à enchaîner les propositions, en surrégime, qui saute d’hypothèse en hypothèse, comme si chaque hypothèse était une vérité indiscutable. Que fait l’esprit en pratique ? (…) Il ratiocine à tort et à travers, et cela donne des monstruosités logiques, des choses informes qui se croient parfaitement formalisées, formées. (…) il ne s’agit pas pour moi de prononcer une vérité (…), mais simplement de suivre l’activité « ratiocinante » de l’esprit. Cette faculté de l’esprit à produire un chaos sous couvert de « rationalité », m’enchante. Au bout des ratiocinations, quelque chose comme l’absurde, le non-sens, 

 

Ce que vous exposez ainsi est à la fois semblable et différent de la technique d’écriture de A Oui. A l’intérieur de A Oui je multiplie en effet aussi des hypothèses de certitudes, cependant ces hypothèses de certitudes ne sont pas celles d’une ratiocination, ces hypothèses de certitudes essaient plutôt à l’inverse de détruire l’arrogance même la raison. La suite des aphorismes de A Oui essaie ainsi de détruire l’activité ratiocinante de l’esprit afin de donner à sentir les gestes de déraison de l’âme, les gestes de bêtise de l’âme, les gestes de bêtise démente de l’âme.  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTELLIGENCE – Entre les lignes j’avais lu au moins la négativité de l’intelligence, mais je voulais souligner la bienveillance et l’ouverture de votre premier courrier. Que j’ai retrouvées dans le deuxième, bien entendu. Mais je souffre ! Je a mal ! Une première lecture tout à fait en diagonale, et je repère, plus explicite, plus formée, la même critique ! Ah, que la critique, que le doute, même esquissés, marquent ! Marquent le je ! Combien de fois l’ai-je constaté chez mes camarades, officiellement désintéressés par cette question du je, et follement malades dès qu’un soupçon de critique s’immisçait dans la louange : est-ce vrai ? ma pauvre œuvre, mon œuvre à moi, mon pauvre moi, ce glissement, je l’ai vu, il va vite, il est instantané…

Damnée intelligence ! Damnée intellectualité ! Si mon intelligence me rend bête, en tout cas, soyez témoin que je suis le premier à le dire ! Mes chansons déraillent, sautent de discontinuités en discontinuités ! Désarçonnent le raisonneur que je suis (peut-être), le moquent ; le mettent face à face avec l’irrationnel, le contradictoire, l’impossible ! Dans tous les sens ! Elles me défient, elles me décident ! Je les regarde souvent avec circonspection… Ceci n’est pas la réalisation d’un programme, c’est un « jet de je » ahuri, terrorisé, heureux… Comment dire ? Je ne sais pas, après tout, sinon l’exprimer par les chansons. Si je suis intellectuel, eh bien tant pis, chacun sa jambe de bois. Je garde jalousement la formulation «curieuse émotivité cérébrale », elle me ridyllise avec  je ne sais quoi, moi et mon répertoire. Et la « vengeance » dont vous parliez, je me l’approprie aussi, je cherche d’ailleurs une nouvelle victime.

JE ET LYRISME – Ce je n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la subjectivité  (toute une bibliothèque philosophique), il est là, tout puissant, dans notre langue et quelques autres, toujours valorisé par celui qui l’énonce (je pense, je crois, je souffre, j’aime..).
Je pense à cette lettre de Proust en réponse à un critique (fort bête, et très intelligent pourtant : je vous suis sur ce point) ; Proust lui reproche de n’avoir pas bien compris du côté de chez Swann, tout en faisant assaut de modestie (ses insuffisances, sa maladie, son épuisement expliquent sa médiocrité…) : c’est un « je » bouleversé qui s’exprime, un je menacé !, menacé d’engloutissement, un je au milieu des cannibales, Je-Proust ressemble un peu à Je-Rousseau, et même à Je-Gombrowicz « dans » certaines pages de son journal. Mélange d’humilité extrême et de prétentions ahurissantes, contradiction entre un moi souverain et un moi tremblotant.

Entre ascèse et silence est l’âme, tentation d’extase de la bêtise. Bêtise, alors, de vouloir sortir de la bête ? Mais avons-nous le choix ? Ma proto-âme vous suit à toute allure, mais mon intelligence me questionne : comprends-tu ? Mesure la distance, bambin, et flagelle-toi ! Voilà ce qu’elle raconte, la prudente, la sournoise ! Le lyrisme serait alors (je vous emprunte le conditionnel pour une phrase) la tentative d’évasion d’un JE libertaire emprisonné par l’ « esprit » de nécessité et de conséquence du reste du monde, intelligence comprise : de l’air ! de l’air ! et, miracle, si JE s’en sort, alors, l’âme adviendrait ? (Je) croise les doigts.

(je trouve magnifique cette idée selon laquelle le lyrisme donne à entendre la vieillesse du monde)

LIRE – Faut-il alors ? Deleuze, me rendant plus intelligent, ne va-t-il pas me rendre plus bête ? Quoi qu’il en soit je vais lire avec joie et souffrance logique du sens, vous m’avez convaincu. Incontestablement, je devrais lire Jacques Darras. Ce que vous m’envoyez me fascine. Mais le premier texte me laisse une « impression » étrange : n’est-ce pas une théorie qui se cache sous les voiles élégantes de la poésie ? beaucoup d’intelligence planquée en contrebande ? Ruse d’universitaire qui sait habiller son propos dans une forme délicate ? Bref, n’y-a-t-il pas là un écart inadmissible entre « fond » et « forme » ? Il faudrait reprendre cette histoire du « parlé » opposée au « chanté » : il y a de la musique dans chaque parole, un rythme, des notes, des thèmes, des variations, des reprises, c’est une histoire d’oreille ; veut-il simplement opposer écrit/oral ? Le texte sur l'eau est très beau.

ROUSSEAU&GOMBROWICZ – Mes lectures ne forment pas système, même pas système de noms, et je reconnais l’incohérence de mes goûts littéraires (et musicaux, aussi ;  d’ailleurs j’aime celui qui aime Webern ET les Rita Mitsouko). Cependant, je trouve que Rousseau (confessions) et Gombrowicz (journal) peuvent se lire en même temps, cela ne veut pas dire que je les confonds, mais ce sont deux grands JE déraisonnables, plus ils raisonnent, plus ils déraisonnent. Rousseau paranoïaque, je veux croire le contraire. Je suis sûr qu’il avait raison ! Tant de haine et d’envie autour de lui, quoi de plus vrai ? S’il avait seulement pu voir à quel point lui aussi était haineux et envieux : mais enfin, au moins, il nous l’a montré malgré lui, ses portraits les plus frappants sont ceux où il moque et réduit impitoyablement le modèle : ce faisant il brosse un autoportrait de lui très cruel, en toute inconscience. Il me plait dès la première ligne, son narcissisme est pur, primesautier (redisons-le), enfantin (redisons-le aussi). Son tempérament est naturellement humoristique (un cousin de Sacher-Masoch), son intelligence le pousse à l’ironie, et alors quel combat dans le confessionnal !

Gombrowicz, ce que vous écrivez me touche, la trivialité grandiose de Gombrowicz, sa révélation de la vulgarité de la pensée. Je suis fasciné par son duo-duel immaturité/maturité, Informe/Forme, fasciné par la vigueur qu’il a donné à cette opposition en apparence boiteuse et même simpliste, à la fois immature et trop sérieuse, théoriquement fragile, mais si éloquente, si « parlante », si effarante quand il la fait « jouer » dans ses romans ! Il fait chanter la théorie, pas sur un grand air, mais quel allant ! Quelle conséquence dans l’humour ! Quel corps à corps aussi avec soi-même ! Quel coup porté à la virilité (et à l’enfance en même temps)…

CHEVILLARD – Oui. Vous avez tout à fait raison. Je ne cherche même plus à me soigner, ou à cacher mon vice. Les grands auteurs qu’il aime sont les grands auteurs que j’aime. J’aurais d’ailleurs pu ajouter Schmidt, Michaux, Ponge, Beckett, mais il faut savoir s’arrêter. C’est par Pierre Jourde que j’ai connu Soucy, lorsque celui-ci est mort, mais Pierre Jourde (qui a contribué à la rédaction de la fin du dernier roman de Soucy) citait Eric Chevillard évoquant Gaétan Soucy dans l’autofictif (Cependant je marque la distance en citant l’immaculée conception plutôt que la petite fille qui aimait trop les allumettes, ce pas de côté n’est pas rien).

Je n’ai pas mis de poésie, ah, mais Proust, ah mais Nabokov, et Villon tout de même ! Sans oublier Boris Wolowiec, et ses nuages. Et Prigent, dont je vous reparle plus bas. Vous évoquiez  Jaccottet, que j’ai lu et relu ; Laforgue, que je vénère, je pourrais mettre beaucoup d’autres noms, que vous aimez, et moi aussi. MAIS je me pose des questions sur la poésie ! Les blancs entre les vers, on dirait qu'ils veulent me mettre au garde-à-vous ! La prose poétique me semble trop modeste pour être honnête. Ce n'est qu'une crise passagère.

PROUST – Je vous entends bien sur le style de Proust, cette « efflorescence»  peut être irritante (encore que vous citiez une phrases de sa correspondance, pas très représentative de sa prose, qui dure, qui s'étend, alors je vous trouve un peu cruel), mais l’un des plaisirs du lecteur (moi par exemple) lisant Proust, c’est de découvrir la folie cachée de ses « intuitions » dans d’immenses phrases où la grammaire perd toute mesure, et tout ceci derrière une apparence peut-être « efflorescente », mignarde et à deux dimensions, c'est une de ses ruses, et non la moindre. Albertine endormie est d’abord une plante, puis elle devient l’Océan sur lequel on embarque, quelque chose comme la Nature, le cosmos tout entier (c’est une vision qui me semble extrêmement sensuelle, voire matérielle, pas du tout idéelle ou « d’essence »). Je ne sais pas quelle « Loi » Proust mettait derrière cette impression, peut-être aucune, de quoi elle était le signe, peut-être de rien. Proust dit à peu près que Nerval ne prenait pas ses images pour des images, ni ses rêves pour des rêves. On pourrait dire la même chose de lui, ou du moins le lire de cette façon.

Je suis moins sensible à votre critique sur « la méthode » proustienne telle qu’il la décrit dans le temps retrouvé, ou au début de contre Sainte-Beuve. La phrase célèbre que vous citez est sans doute critiquable, mais Proust se rend-il justice dedans ?  Il y a chez lui une intuition de la durée, de la permanence, jusqu’à quel point ceci est platonicien, d’ailleurs, je me demande. Ses « essences », ce sont plutôt des intensités qui pèsent sur les sens et l’esprit, des beautés qui durent, et ce sont en tout cas des jouissance extrêmes : Proust est un obsédé sensuel.  Puis on peut être fou de la recherche sans nécessairement apprécier la théorie qui en est plus ou moins à l’origine, comme on peut aimer Berg sans trop se soucier du sérialisme.

PRIGENT – c’est une lecture, récente, stimulante, mais pas du tout systématique, et vraiment détachée du « moi social » du bonhomme. Il a eu une position centrale dans une certaine poésie d’avant-garde. Aujourd’hui, son « incontournabilité » est bien retombée, non ?  Il semble s’en accommoder bien mieux que Sollers, par exemple, son discours actuel colle avec cette nouvelle « marginalité ». Si j’ai ajouté Prigent à la liste, d'abord pour avoir votre sentiment sur lui, sur ce qu'il écrit, ce n’est pas par goût pour le « fond » théorique de son travail. D’emblée je déteste ses « prémisses » freudiennes, son "oedipianisation" du langage-maman etc. J’essaye de dire ça « intelligemment », en vérité, ces choses me font bouillir, c’est le vaudou psychanalytique mêlé à l’avant-garde, donc, je trouve, une espèce d’arnaque poétique et politique. En revanche, je suis amusé par le fait qu’il raconte cette mésaventure avec Ponge : si ce n’est pas là une démarche humoristique, assez radicale dans la mise en jeu de soi, qu’est-ce que c’est ? Il y a de nombreuses pages de commencements qui m’ont enthousiasmé, ce bredouillement, ce mélange des registres cadencé en pentamètres approximatifs, ces avortements opiniâtres, enfin, cela m’a plu et m’a fait souvent rire (je l’ai lu très récemment, après fructidor : je suis un quarteron de lettré au grand maximum), même si le systématisme des procédés est parfois lassant. Dans la vie moderne, ses poèmes me semblent ratés avec humour, ils rebondissent avec légèreté. Et ses « performances » (le mot me déplaît) sont parfois remarquables, je pense à etceterâle, que j’ai entendu (« posté » par Pennequin sur youtube), au texte bien léger-léger, mais projeté par la voix, à toute allure, c’est autre chose : tout se passe comme si le texte (un mot, orgasme… quelques jeux de mots rigolos, peut-être une vague critique de l’ « impératif orgasmique » ? bref) n’était plus qu’un matériau pour un emballement progressif du cerveau, du gosier, de la bouche. Un genre de « tropisme » qui tournerait en rond, de plus en plus vite.

Donc je ne prends pas Prigent pour l’avant-garde éclairée, lui non plus ne s’y trompe pas ou plus ; il  me semble que ses interviews « tardives » font voir un homme plutôt modeste, pas inconscient de sa position, de son insertion sociale, de la faillite des avant-gardes. Je peux me tromper, mais j’ai vraiment apprécié certains de ses écrits. Et, proches de lui, il y a des écrivains que j’apprécie : le pétaradant Pennequin, et même, jusqu’à un certain point, Nathalie Quintane.

Mais vous me forcez à réfléchir ! J’ai l’oreille gauche en feu, mon cerveau est lourd, mon intelligence est incontestablement une sensation pesante…

Et Jane Austen ! Et Apulée ?

Merci.

PS : Et Bruno Schulz. Et Soft Machine.

PS2 : J’aime beaucoup Philippe Katerine. Mais s’il y a bien une chose dont je suis à peu près sûr, du haut de ma minuscule expérience d’enfant et de papa, c’est que les enfants font spontanément des constructions musicales étranges, branlantes et parfois spectaculairement dissonantes, arythmiques (ou alors cela me dépasse), et qu’ils ne chantent pas du tout des comptines, des airs simples et légers, quand on les laisse se débrouiller, face à un ukulélé ou à un xylophone ou à un bout de bois, ou encore « seuls à seuls » avec leur voix. Selon moi, c’est déjà de la musique, en tout cas c’est un souffle « artistique » très net (mais qui finit par tourner un peu en rond). Alors, ensuite, ils écoutent de la musique, ils domestiquent leurs « impressions/expressions » spontanées : et ils se mettent bien entendu à chanter des tubes de variété, c’est la chute. Katerine chantant, un peu faux, de jolies ritournelles, me semble un personnage touchant, « poétique », mais pas vraiment enfantin, c’est plutôt un (…) effaré d’avoir grandi. (…) Ceci n’est pas contradictoire avec ce que vous en dites.

PS3 : Dans littérature monstre, de Pierre Jourde (c’est un livre monstre), on trouve de bien réjouissantes réflexions sur l’absurde, sur les loufoqueries, des auteurs peu cités, relativement oubliés aujourd’hui, « mineurs », sont convoqués et étudiés : Tristan Derème, Georges Fourest et d’autres… C’est passionnant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

A propos de la bêtise je vous adresse pour mémoire cet extrait de mes Conversations avec Eric Chevillard. Je ne sais si vous l’avez déjà lu. 

 

 

Il serait peut-être intéressant de proposer une typologie des différents aspects de la stupidité. La stupidité en tant que stupeur serait un mélange de surprise et de peur. L’idiotie serait en relation avec ce que Diderot appelait l’idiotisme autrement dit avec une sorte de singularité à la fois anatomique et mentale. La connerie serait essentiellement sexuelle, ce serait une façon de vivre à chaque seconde dans le cocon du con. L’imbécillité aurait un aspect à la fois ciliaire et angélique « Le battement d’aile de l’imbécillité » de la formule de Baudelaire. La crétinerie aurait peut-être à voir au-delà même de son étymologie chrétienne avec la crête de la montagne ou la crête du coq, la crête de montagne du cri du coq ou la crête de coq de l’écho de la montagne (crétinerie par exemple des personnages de Novarina). La niaiserie serait un avatar de la négation et du déni, de la nausée aussi : la niaiserie énoncerait la nausée du déni. La sottise enfin serait en relation avec la hantise et le sosie, avec la hantise du sosie. 

 

 

Quant à la bêtise (malgré la moquerie formidable de Flaubert à son propos) je ne suis pas certain qu’elle soit si condamnable que cela. J’ai le sentiment qu’il y a malgré tout une valeur admirable de la bêtise. La bêtise c’est l’habitude animale en nous. Quand la bêtise règne ce n’est pas de façon politique ou sociale, c’est plutôt de manière biologique, précisément comme règne animal. Pour le dire avec clarté, j’aime beaucoup la bêtise. La bêtise affirme d’abord la bête. La bêtise révèle la forme bestiale de l’existence. 

 

 

 

(Un livre de Denis Grozdanovitch intitulé Le Génie de la Bêtise vient aussi de paraitre.) 

 

 

 

Jacques Darras. Ce que vous m’envoyez me fascine. Mais le premier texte me laisse une « impression » étrange : n’est-ce pas une théorie qui se cache sous les voiles élégantes de la poésie ? beaucoup d’intelligence planquée en contrebande ? Ruse d’universitaire qui sait habiller son propos dans une forme délicate ?

 

 

Oui, j’ai une impression assez semblable à la vôtre. Il y a en effet une sorte de ruse chez Darras. Je ne sais pas cependant si cette ruse est celle de l’homme ou celle de l’auteur. Ses dissimulations diplomatiques sont évidentes lors de ses interviews ou de ses discours publics. Je ne sais pas cependant si cet aspect de son caractère parasite ou non son écriture. Je ne l’ai pas assez lu pour le savoir. Je ne sais donc pas si c’est une ruse psychologique ou une ruse rhétorique. Ce que je sais c’est que L’Indiscipline de l’Eau est un livre à la fois puissant et élégant. Et il me semble que la conjonction de la puissance et de l’élégance n’est pas si simple à inventer en poésie.  

 

 

 

Quant au reste à propos de Proust, Gombrowicz, Rousseau, Prigent, Katerine, eh bien soit. A propos d’Apulée et de Jane Austen, c’est regrettable je n’ai rien dire, je ne les ai jamais lus, pas même feuilletés. Je me souviens à l’inverse avoir lu des pages intéressantes à propos de Satie dans Littérature Monstre de Pierre Jourde. (Je n’ai plus malgré tout ce livre à ma disposition afin de vous en parler.) 

 

 

Une dernière chose, la plus importante. J’aurais été heureux de savoir ce que vous aviez à dire à propos d’Eric Dolphy. (J’ai le sentiment qu’il y a une ressemblance entre Dolphy et Webern, je ne saurais cependant indiquer précisément en quoi.) 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec