Bonsoir Boris Wolowiec,

(Je trouve scandaleux de présenter Dolphy, on le fait souvent, comme un « passeur » entre hard-bop et free jazz. Il ne fait rien passer d’autre que Dolphy, et tous ses disques nous disent que ces étiquettes n’ont aucune espèce d’intérêt.)

Dolphy me plaît immédiatement dans ses solos, sur ses disques ou sur ceux des autres, c’est dans son souffle et son phrasé, qu’il soit à la clarinette basse, au sax alto ou à la flûte. On a dit parfois qu’il n’avait pas un « beau » son, je me demande pourtant s’il en existe un qui ait eu plus complète maîtrise du son puissant, épais, mais aussi velouté, parfois caressant (le disque Conversations notamment), cependant sans la moindre mièvrerie, son qui reste plein lorsqu’il enchaîne les chromatismes à une vitesse folle, ou encore lorsqu’il joue des intervalles spectaculaires, des gouffres entre deux notes, peu fréquents en jazz. Puis il menace de l'intérieur ce beau jeu acrobatique, il fait sentir que le déraillement n’est pas très loin, qu’il est probable. Quand le déraillement vient, ce sont des sons rugueux, ou organiques, plus tout à fait « musicaux», qui jaillissent d’un bloc, et cette cassure n’est pas affectée, elle semble vraie et nécessaire (ce sont peut-être les diaphirs dont vous parlez). Dans la plupart des solos, il y a  conflit, parfois une vraie « contamination », entre des parties très liées, « remplies », et des parties hérissées de discontinuités, de silences, de faux départs de phrases, de hurlements brefs, comme si la belle voix se brisait, le discours s’enrayait.

On retrouve ces contrastes et ces contaminations dans l’écriture de ses thèmes. Dolphy compositeur invente des thèmes étranges, presque laids et comme effarés. Dans son dernier disque, Out to lunch !, chaque thème exprime un genre (différent) d’ébahissement total, une hébétude SUPERLATIVE devant quelque chose… d’hébétant, qui force à tout interrompre pour s’étonner. Un « alors voilà à quoi tout ceci ressemble ?! c’est pas possible ! c’est impensable ! »

Je n’ai jamais eu de colique néphrétique ! J’ai déjà vu un calcul rénal (et j’ai « vu » les souffrances de la personne qui l’a finalement expulsé), ce calcul ressemblait à un petit oursin tout pâle, très laid, un engin de torture parfait et dérisoire, tellement petit : un minuscule caillou peut provoquer autant d’ « intensités » ?  Souffler un « diaphir »-calcul coincé dans les reins : souffler le diamant de la souffrance, exprimer la beauté dans la sidération animale de la souffrance. Je trouve votre image formidable, mais je n’entends pas autant que vous cette douleur dans le jeu d’Eric Dolphy. Plutôt la volubilité frappée d’hébétude, l’hébétude devant l’énormité indicible (et pourtant il continue de « dire »). Cette « sidération », je l’imagine plutôt rattachée d’une façon ou d’une autre aux impressions venues d’un extérieur, un genre de spectacle du monde, plus qu’à des sensations venues directement du rein, du corps, de l’intérieur de la bête. Mais peut-être est-ce au moment où le spectacle du monde devient incohérent et impossible à saisir que jaillit cette espèce de cri sidéré.

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Sur le rapport entre Webern et Dolphy : je sais votre prodigieuse façon de creuser les terriers qui font communiquer des choses en apparence très éloignées, j’espère que vous saurez fixer ce rapport par l’une de vos fulgurations, moi, j’ai du mal à le percevoir. Très difficile de mettre en parallèle (mais c'est une transversale qu'il faudrait trouver) une musique écrite d’un bout à l’autre, élaborée presque sans « support acoustique », créée d’abord sur le papier, et la musique telle que la conçoivent les musiciens de jazz, esquissée rapidement sur une feuille, puis inventée au moment où elle est jouée.

Quoi qu’il en soit, l’un parle et l’autre se tait : Dolphy enregistre comme leader ou sideman un nombre conséquent de disques en 4 ans, l’œuvre entière de Webern tient sur deux disques. Plus Webern explore la forme, plus il a la hantise du remplissage, plus il est mutique. Ses dernières pièces sont des allusions fantomatiques : ce n’est même plus le son qui semble concentré, c’est le silence. Les expériences de Dolphy le poussent au contraire à « produire » de plus en plus, à s’étendre. Certaines parties des solos de Dolphy peuvent avoir l’allure décharnée, lacunaire des compositions de Webern, mais avec Dolphy, ce décharnement contraste avec des moments très denses dans le même morceau. Webern, c’est la différence entre rien et presque rien qu’il nous fait entendre, si nous tendons bien l’oreille (ce qui prend d’ailleurs beaucoup de temps).

Dolphy, je pense, emprunte sans scrupule inutile à tout le monde, comme l’ont fait d’autres grands du jazz, quand le jazz était encore une musique monstrueuse, qui mélangeait tous les registres, il injecte les couleurs dont il a besoin pour exprimer sa voix. J’entends, au cœur de morceaux tout de mêmes sacrément tonaux, des intervalles étranges, des notes out, qui peuvent rappeler l’atonalisme et le sérialisme, des ruptures et des interruptions (de nouvelles manières de distribuer le son et le silence) qui apparaissent dans les musiques « savantes » du début du XXème Siècle. Mais ces emprunts (qu'il revendiquait) ne le rapprochent pas beaucoup à mon oreille de la spécificité de Webern.

Je n'ai pas trouvé la transversale.

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Je me demandais si je pouvais sauter d’hébétude à bête. Non – en tout cas l’étymologie ne le permet pas. Dommage, cela aurait été gracieux de passer de Dolphy hébété à l’admirable bêtise. J’avais lu votre mot sur la bêtise, en réaction à l’article de Chevillard sur Musil. C’est beau, c’est wolowiecien (?). Je savais donc votre tendresse pour l'« habitude animale en nous ». Mais cette tendresse, ce n'est pas de la bêtise, c'est une caresse humaine sur une chaleur animale.

A bientôt,
Philippe Crab
  

 

 

 

(....)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

Merci à vous pour votre méditation improvisée à propos d’Eric Dolphy. 

 

 

Je vous envoie en préambule pour mémoire un extrait de mes Conversations avec Florence Trocmé, parce qu’une fois encore je ne sais pas si vous l’avez déjà lu. 

 

 

 

Montage de Glenn Gould

 

 

Si Gould renonça à l’événement singulier du concert, c’est sans doute parce que la musique lui avait appris (la musique de Bach surtout) qu’il n’y a d’unicité que de la répétition. Malgré tout quand Glen Gould joue Webern en concert ou à la télévision (Variations pour Piano opus 27 par exemple), il donne parfois aussi le sentiment d’accomplir des montages de notes de manière immédiate. Quand Gould joue Webern en concert, il sait comment transformer le piano en table de montage des notes, en table de montage des notes comme instants uniques. G. Gould montre ainsi à l’inverse qu’il n’y a de répétition que de l’unicité. 

 

 

Dans un entretien à propos du jazz dans la revue L’Infini, P. Sollers a mis en évidence la proximité entre la musique d’Anton Webern et celle de Thelonious Monk. Selon Sollers Webern et Monk cherchent quasiment la même chose. Cela me semble exact. En effet, pour Webern comme pour Monk, les notes n’apparaissent pas à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui survient à l’intérieur de chaque note, ou plutôt chaque note apparait comme le lieu de coïncidence d’une multitude de temps. 

 

 

Ou pour le dire d’une autre manière, les notes de la musique de Webern n’apparaissent pas à l’intérieur du temps, les notes de la musique de Webern apparaissent à l’intérieur du silence. Pour Webern la musique a lieu à l’intérieur du silence. Pour Webern la coïncidence de temps multiples des notes apparaissent à l’intérieur de l’avoir lieu du silence. C’est sans doute ce qui étonne et parfois scandalise dans la musique de Webern : il n’y a pas de continuité du temps, les notes ne sont pas disposées à l’intérieur d’un temps continu. C’est à l’inverse la discontinuité du temps, la discontinuité multiple du temps, les notes de la discontinuité multiple du temps qui apparaissent à l’intérieur du silence. 

 

 

Il y a aussi cette anecdote extraordinaire à propos de Thelonious Monk. Un soir, Monk et un ami parlent ensemble dans un bar, pendant que Monk dit quelque chose à son ami, il y a une bagarre auprès d’eux et Monk et son ami doivent interrompre leur conversation et se séparer brusquement. Quelques mois plus tard Monk et son ami se retrouvent dans la rue par hasard. A cet instant Monk s’approche de son ami et avant même de le saluer, il commence par finir la phrase que la bagarre avait interrompue quelques mois auparavant. Cette anecdote révèle ainsi que selon Monk, les phrases apparaissent plus grandes que le temps. Pour Monk, les phrases n’avaient pas lieu à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui avait lieu à l’intérieur des phrases (Et de même évidemment la musique n’avait pas lieu à l’intérieur du temps, c’est le temps qui avait lieu à l’intérieur de la musique.) 

 

 

C’est précisément avec ce même sentiment que j’ai écrit les aphorismes de A Oui. J’ai ainsi le sentiment que les phrases apparaissent comme des gestes de montage, comme des gestes de montage d’instants. Chaque aphorisme ne déclare pas un instant unique. Chaque aphorisme déclare plutôt un tas d’instants. Chaque aphorisme affirme le tas d'extase de plusieurs instants à la fois, le tas d’extase de plusieurs instants précipités de manière paradoxale en une seule et unique phrase.  

 

 

 

A propos du diaphir, je désirais surtout évoquer le Dolphy flûtiste. Il y a en effet une relation entre le son de la flûte et les reins. Ce que Malcolm de Chazal a indiqué dans La Vie Filtrée. « Qu’on joue longuement de la flûte, alors que nous avons l’oreille bouchée, et nous entendrons ces sons jouer à l’intérieur de nos reins, prouvant par-là que cet organe entend admirablement les sons aigus. »

 

 

Dolphy c’est du Webern enroulé et déroulé comme un ruban. Dolphy c’est du Webern enrubanné, enrubanné de douleur lucide. Comme si aussi Dolphy essayait de transformer le piano de Webern en magnétophone, en magnétophone de souffle du bout des lèvres, comme si Dolphy essayait de magnétophoniser le rythme de piano de Webern à l’extrémité des lèvres, à l’extrémité du sourire de sérénité réversible des lèvres. 

 

 

Ce qui sidère à l’intérieur de la musique de Dolphy, c’est la sérénité, la sérénité à l’intérieur de la douleur, le sucre de sérénité à l’intérieur de la douleur. Dolphy souffle le couteau de sucre de la douleur, le couteau de sucre de la sérénité, le couteau de sucre de la douleur sereine. 

 

 

Quoi qu’il en soit, l’un parle et l’autre se tait 

 

Evidemment, mon intuition d’une ressemblance entre Dolphy et Webern avait un aspect aberrant. Malgré tout c’est comme si la musique de Dolphy parlait par le geste à la fois d’accélérer et d’expulser le silence de Webern. Ou encore comme si Dolphy parlait par le geste d’asphyxier de vitesse le piano de Webern, d’époumoner de rythme le piano de Webern. 

 

(Dolphy était d’ailleurs sensible à ce problème du ralentissement et de l’accélération.

 

« Des chants d’oiseaux enregistrés et passés au ralenti ont la même sonorité qu’une flûte. Inversement, un enregistrement de flûte écouté à vitesse rapide ressemble au chant de l’oiseau ».) 

 

 

Dolphy étrangle des canards de diamants, c’est à dire des morceaux de sucre plongés à l’intérieur de l’encre d’encore du sang, de l’encre de cérémonie du sang. Dolphy s’enrubanne d’étranglements. Dolphy s’enrubanne d’étranglements sereins. Dolphy s’enrubanne d’asphyxie, s’enrubanne d’asphyxie sereine. Dolphy s’enrubanne d’asthme. Dolphy s’enrubanne d’asthme serein.

 

Il y avait aussi à propos de Dolphy cette remarque d’Alain Gerber. 

 

des audaces harmoniques et rythmiques (refus du tempo continu, par exemple) 

 

 

Dolphy refuse le tempo continu et Webern défie la continuité du temps. Ainsi le problème de la ressemblance entre Dolphy et Webern se jouerait à l’intérieur de la distinction entre tempo et temps. Problème : que devient la musique quand c’est la discontinuité même du temps qui devient le seul et unique tempo. (Problème à rapprocher aussi de l’écriture d’Arno Schmidt.) 

 

 

 

Je dirais volontiers qu’à l’intérieur de l’hébétude le temps devient quelque chose comme une nébuleuse. 

 

 

Une hypothèse. Imaginer la forme du temps comme celle du jeu de go. Les instants ainsi s’assembleraient, se juxtaposeraient, s’agglutineraient et même s’amalgameraient en une nuée de points contigus, en une nébuleuse de points contigus, une constellation de points contigus. Malgré tout les instants ne se succéderaient pas sur une même ligne ou un même cercle, les instant se juxtaposeraient et s’associeraient selon une forme de contiguïté à la fois aléatoire et symbolique. Un instant de janvier 1978 serait ainsi contigu à un instant de novembre 1990, un instant de juin 1985 serait ainsi contigu à un instant d’octobre 2002... 

 

 

 

(Vous trouverez aussi des trucs à propos de l’hébétude à l’intérieur de A propos de la Correspondance de Flaubert.)  

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Bonsoir Boris Wolowiec,

WEBERN, DOLPHY, DISCONTINUITE – Je crois bien avoir déjà lu vos remarques à Florence Trocmé, en tout cas je les lis ou relis avec intérêt. Cela est irritant, sans doute, mais je paraphrase, pour m’imprégner de  votre idée, et sans aucun doute je vais la dénaturer dans la redite (mais c’est ça aussi, la répétition) : chez Webern, les notes de musiques apparaissent à l’intérieur du silence – les notes initient le temps, ou plutôt des temps, multiples et discontinus, sur un fond « amorphe » de silence, une passivité presque spatiale. Il me semble qu’on pourrait considérer toute musique de la sorte, et l’unité et la continuité ne seraient alors que deux artifices, voire des conventions, propres à la plupart des musiques, artifices que Webern aurait refusé.
A quel point ceci (la discontinuité, la multiplicité) serait une « vue de l’esprit » ou une « vérité extérieure », tenant toute seule, je ne peux m’empêcher de me le demander. Je vous en reparle plus bas, à propos du jeu de go.

(Je me demande d’autre part si, de ce point de vue de la discontinuité temporelle, on ne pourrait pas trouver une transversale intéressante entre la musique et le récit, le roman en particulier. Lisant Ricoeur, il y a longtemps, cet herméneute « intersubjectiviste » que vous n’aimez peut-être pas beaucoup, j’avais été frappé par le fait que tout ce qu’il disait du récit pouvait s’appliquer d’une façon presque immédiate à la musique. Musique panacée, reconfiguration, ou problématisation du temps.)

Je ne vous cache pas que ce que vous dites sur Webern me parait encore plus limpide dans le cas de Boulez. Et je vois bien comment l’anecdote sur la phrase de Monk illustre parfaitement votre propos, mais je ne retrouve pas du tout ceci dans le jeu de Monk ! Je vais un peu réécouter quelques disques, mais Monk est pour moi du côté d’une libération intégrale du swing et de la mélodie, mais dans un cadre d’emblée continu, unifié.
Dolphy : Il est possible que « ce » jazz ait déroulé, amplifié, jazzé, en quelque sorte ce qui était une « promesse » discontinuiste de Webern.  Mais Dolphy nous joue un dialogue de (discontinuité/multiplicité) avec (continuité/ unicité), sinon une réconciliation, du moins un jeu possible entre les deux.
Puis Dolphy joue, et Webern écrit, je me répète, mais il me semble qu’il y a là un hiatus impossible à combler. Le jeu suppose l’excès, l’écriture la retenue. Improviser introduit nécessairement une continuité, aussi heurtée soit l’improvisation, c’est « une » improvisation, elle semble accepter comme présupposé l’existence d’un « contenant », « le temps », un certain nombre de mesures, etc. Avec Webern, on est toujours frappé quand on voit la durée des morceaux, qui semble sans rapport avec l’œuvre qu’on a entendu.

Les audaces rythmiques de Dolphy, hélas, nous ne pourrons jamais qu’imaginer ce qu’elles auraient pu être « par la suite », si etc. Seul son dernier disque s’affranchit des mesures ternaires ou binaires. Sur ce point, il reste très « en retrait » (c’est tout sauf un jugement de valeur) de l’ « arythmisme » de Webern. D’autre part seul son dernier disque efface la rupture routinière entre thème et improvisations propre au jazz. Seul son dernier disque enfin semble prendre la dissonance entièrement au sérieux, pour elle-même et non comme une « contestation » de l’harmonie, on peut imaginer une musique où l’harmonie n’aurait plus été qu’un accident, et l’atonalisme la règle. Je veux dire que le Dolphy-du-futur-antérieur serait resté un dialecticien de l’unité et la continuité, c’est un paradoxe ? je ne sais plus. Le mot dialecticien ne me plait pas.
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(Out to Lunch ! est donc, à mes oreilles, à la fois son disque le plus « déchiré » et pourtant le plus « plein », je vais dire un mot désagréable, « cohérent ». Plénitude dans la déchirure, je ne dis pas totalement autre chose que vous avec la sérénité à l’intérieur de la douleur. Peut-être que la déchirure n’entraîne pas toujours la douleur, j’utilisais le mot hébétude dans cette direction-là. )



DEVENIR DE LA MUSIQUE QUAND LA DISCONTINUITE DEVIENT LE TEMPO –  Du coup ce problème que vous soulignez concerne selon moi beaucoup plus Webern, ou Boulez, et bien des musiques de la deuxième moitié du XXème, que Dolphy ou Schmidt, dont « les tempi » me semblent très assurés, un genre de swing de la discontinuité qui  est très « dansant » (mais quelle danse bizarre !) et étrangement fluide (mais quel fluide contre-intuitif !). Je ne peux pas vous dire à quel point et pourquoi les livres de Schmidt me réconcilient avec je ne sais quoi, le temps, l’attention, mais aussi le savant et le trivial, la grande littérature et la bande-dessinée… J’ai la même impression en lisant Gombrowicz, qui n’a pourtant rien à voir, bien sûr.



LE TEMPS COMME UN JEU DE GO – Dans mon premier courrier, le seul non électronique, il me semble que j’avais émis cette idée de  « sauts d’espace-temps » dans à oui. Je suis passionné par la science fiction la plus charlatanesque ! Dans celle-ci, on courbe à volonté l’espace-temps, on ouvre un « whormhole » dans le cosmos, on ne s’embarrasse pas des années-lumières. Je n’y connais rien, mais la physique quantique me semble jongler fabuleusement avec des concepts très proches. Dans l’inframinuscule, les particules sont et ne sont pas en même temps (c’est tout de même ENTHOUSIASMANT), sont très proches et très lointaines, ici et ailleurs en même temps donc, on pourrait imaginer de généraliser ceci à la quatrième dimension, le temps. Là où je coince vraiment, c’est quand il s’agit de faire, dans la dimension du temps, le pas « ontologique », c’est-à-dire estimer par exemple que l’instant de janvier 78 est contigu à celui de novembre 90 absolument, et non pas seulement dans l’esprit et grâce à l’esprit d’un « contiguateur », humain par exemple, vous me pardonnerez d’écrire aussi mal. Autrement dit, dur de ne pas faire retomber cette idée de contiguïté du temps dans le subjectivisme, honni par de beaucoup  plus fins que moi.
D’autant plus que la physique quantique nous dit quelque chose de faramineux : la position des particules élémentaires dépendrait de celui qui observe, l’observateur influerait nécessairement sur la position (ou plutôt les positions) de la chose observée… là nous sautons dans l’ « inappréhendable », un genre de « subjectivisme » scientifique.
(Dans Proust et les signes, Deleuze met en garde à plusieurs reprises : attention, Proust évite l’écueil (le naufrage !) du subjectivisme, faites comme lui ! Bon, là vous vous rendez compte que je suis très au-delà de moi, bien plus que débordé, c’est un naufrage, une noyade de crabe.)


Mes enfants crient, jouent du piano n’importe comment, je n’ai aucune autorité, et je dois mettre  à chauffer l’eau des pâtes, mon attention bat de l’aile à tout instant, c’est dans cet état chaotique, ou dissocié, ou multiplié, ou fragmenté, que j’ai d’ailleurs élucubré mes deux derniers disques. Je ne vous ai pas parlé beaucoup d’hébétude, ce que vous écrivez sur Flaubert, il faut que je le relise avec un peu plus de calme. L’hébétude végétale ? je vais y réfléchir en tout cas. Pour Dolphy, je voulais parler d’un bonhomme éberlué par la dissociation des choses devant lui, pourquoi pas devant le temps et l’espace déformé (ce qui m’est arrivé les rares fois où j’ai fumé du haschisch), et même lui, mais provoquant une espèce de bonheur (et là le "shit" ne marche pas du tout pour moi, je préfère Dolphy, ou Schmidt), devant  cette incohérence, enfin, je l’entends ainsi, c’est aussi un toute petit peu ce que j’ai voulu faire, de mon minuscule côté, dans mes deux derniers disques…
Je vous salue, à bientôt !
Philippe
PS : et je vous enverrais bien, si cela ne vous déplaît pas, un disque qui a déjà trois ans, Necora Puber est son nom, un disque « continuiste », très simple, très différent des deux derniers, commis avec Léonore et Jean-Daniel.

 

(...) 

 

 


Les pâtes, vite !

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

Improviser le Temps 

 

 

 

 

Salut à vous Philippe Crab, 

 

 

 

 

Puis Dolphy joue, et Webern écrit, je me répète, mais il me semble qu’il y a là un hiatus impossible à combler. Le jeu suppose l’excès, l’écriture la retenue. 

 

Malgré tout cette distinction disparait quand l’écriture survient précisément comme un jeu. Ecrire apparait en effet aussi comme le geste de jouer de manière immédiate. Ecrire apparait comme le jeu d’essayer d’inventer un espace de coïncidence entre la retenue et l’excès, celui de « savoir jusqu’où aller trop loin » (pour reprendre une formule de Cocteau). 

 

A propos du jeu j’ai écrit ceci à l’intérieur des Conversations avec Pierre Vinclair.

 

J’écris comme j’affirme le geste de jouer avec les phrases. J’ai ainsi le sentiment qu’écrire transforme le langage en un enjeu d’existence. C’est pourquoi quand j’écris la phrase « Le jeu (re)trouve l’âme des choses », j’affirme cette phrase à propos du jeu elle aussi par jeu. J’écris ainsi cette phrase à la fois sans la démontrer et sans y croire. J’affirme cette phrase d’autorité en effet et cela sans qu’elle soit cependant un argument. Cette phrase n’est ni l’argument d’une démonstration, ni la justification d’une croyance. Le geste du jeu apparait plutôt comme celui d’inventer une forme d’affirmation en dehors de la démonstration, de la vérité, du jugement et de la croyance. Jouer c’est précisément s’amuser à détruire de manière innocente ce que Artaud appelait Le Jugement de Dieu. Jouer c’est affirmer la joie du hasard, la joie du hasard athée (à la manière par exemple de Diderot). Le jeu n’est ni ce qui arrange ni ce qui dérange. Le jeu n’apparait ni à l’intérieur de l’ordre ni à l’intérieur du désordre. Le geste du jeu (je veux dire le coup de dé du jeu) apparait plutôt à l’intérieur de l’intervalle de jeu précisément entre l’ordre et le désordre. Jouer c’est ainsi s’amuser à tenir en équilibre entre l’ordre et le désordre, entre l’ordre du sens et le désordre du non-sens. Par ce geste du jeu, j’écris ainsi sans aucune justification, j’écris de manière à la fois innocente et injuste. Par ce geste du jeu, j’écris sans justifier ce que j’écris ni en tant que maître ni en tant qu’esclave, ni devant moi ni devant Dieu. J’écris sans même écrire en mon nom. J’écris de manière innocente et injuste c’est-à-dire athée précisément parce que j’adresse ce que j’écris par la pulsion de vide inexorable entre mon prénom et mon nom.  

 

 

Improviser introduit nécessairement une continuité, aussi heurtée soit l’improvisation, c’est « une » improvisation, elle semble accepter comme présupposé l’existence d’un « contenant », « le temps », un certain nombre de mesures, etc. 

 

J’ai plutôt le sentiment qu’improviser, c’est le geste même d’improviser le temps. Ainsi celui qui improvise n’évolue pas à l’intérieur d’un temps unifié. Celui qui improvise improvise précisément les formes du temps, les formes de la discontinuité du temps. Peter Szendy écrit magnifiquement ceci à propos de Monk. « Je suis même parfois tenté d’imaginer que, entre les deux mains de Monk, il puisse y avoir des siècles. Voire des millénaires. » Ainsi à chaque accord discordant, Monk semble court-circuiter des siècles, court-circuiter des millénaires à main nues. Monk a ainsi la préhistoire à l’intérieur de la main gauche (des tas de grottes préhistoriques à l’intérieur de la main gauche) et la musique du 20ème siècle à l’intérieur de la main droite. Il ressemble ainsi à cette aberration sublime qu’Eric Chevillard évoque à l’intérieur de Préhistoire, l’aberration d’apparaitre comme le contemporain à la fois de la taille du silex, de l’invention de la roue, de la découverte de l’électricité et de la création de l’art abstrait. « Nous appartenons bien à cette même époque que l’avenir jugera, où l’homme presque simultanément isola le feu et l’atome…cette époque brève mais fertile qui vit coup sur coup l’invention du bronze et du cinématographe, où triomphaient l’art rupestre et la peinture abstraite. » Thelonious Monk joue ainsi à la fois comme un abstrait de la période paléolithique et comme un électrocuté des coups de silex du piano. Ce serait là par exemple la grande différence avec Art Tatum dont la main gauche est aussi virtuose que celle de Scarlatti ou de Liszt mais qui n’a jamais l’intuition d’une violence chtonienne et titanesque du piano. 

 

 

 

Je ne vous cache pas que ce que vous dites sur Webern me parait encore plus limpide dans le cas de Boulez. 

 

Non, il n’y a pour moi aucune relation profonde entre Webern et Boulez, même si les historiens de la musique ne cessent de prétendre le contraire. Pour le dire avec clarté, je trouve la musique de Boulez parfaitement horrible. La multiplicité de Boulez est une multiplicité purement cérébrale. La musique de Boulez n’est pas disrythmique ou arythmique comme celle de Webern, elle est non-rythmique. Boulez annihile le rythme à travers le nombre, à travers la diffraction du nombre de l’infini, à travers la diffraction neuronale du nombre de l’infini. (En cela la musique de Boulez serait assez semblable à la philosophie de Badiou.) 

 

La très grande différence entre la musique de Webern et celle de Boulez, c’est que la multiplicité de Webern est une multiplicité très bizarrement incarnée, disons une multiplicité des tendons ou des cartilages, alors que la multiplicité de Boulez est purement spirituelle. La musique de Boulez ne s’adresse pas au corps de celui qui écoute, elle s’adresse exclusivement à une sorte de cerveau en suspens à travers le néant, un cerveau ordinateur du néant même. C’est une musique effroyablement nihiliste. (J’ai à ce propos le sentiment que c’est un problème crucial de savoir à quels fragments de la chair une musique apparait adressée.) 

 

Il me semble que Boulez prolonge avant tout Schönberg, plutôt que Webern ou Berg. Il y a par exemple aussi un expressionisme spontané de Berg que Boulez ignore. C’est pourquoi il y a finalement autant de différences entre les musiciens dit atonaux qu’entre les peintres abstraits. Webern serait proche de Malevitch, Berg plutôt proche de Kandinsky, quant à Boulez c’est le Mondrian de la musique. Autrement dit la musique de Boulez est une musique de potentat fastidieux. Ce que Boulez pour notre malheur musicalise c’est le totalitarisme du possible. 

 

 

et l’unité et la continuité ne seraient alors que deux artifices, voire des conventions, propres à la plupart des musiques, artifices que Webern aurait refusé. 

 

Oui, là je suis intégralement d’accord. 

 

 

 

Là où je coince vraiment, c’est quand il s’agit de faire, dans la dimension du temps, le pas « ontologique », c’est-à-dire estimer par exemple que l’instant de janvier 78 est contigu à celui de novembre 90 absolument, et non pas seulement dans l’esprit et grâce à l’esprit d’un « contiguateur », humain par exemple, vous me pardonnerez d’écrire aussi mal. Autrement dit, dur de ne pas faire retomber cette idée de contiguïté du temps dans le subjectivisme 

 

Je n’ai pas le sentiment que cette contiguïté des instants du temps soit accomplie à travers un sujet ou un esprit. Ce temps d’instants contigus n’est pas celui de la pensée, ce temps d’instants contigus apparait plutôt comme celui de la chair, c’est-à-dire celui de la respiration ou encore du sang. Les instants apparaissent ainsi contigus à l’intérieur de l’arbre de la chair, à l’intérieur de l’arbre de souffle de la chair, à l’intérieur de l’arbre de sang de la chair. 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  A Bientôt                         Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Bonsoir Boris Wolowiec,

Jet du jeu – Oui, mille fois oui pour le jeu, et ce que vous en dites si bien dans ce morceau de correspondance, le jeu-geste d’écrire, l’immédiateté aussi possible de la composition.  J’apprécie aussi énormément la phrase d’autorité affirmée comme un geste de jeu. Je rapporte cela aux chansons. Je pense à la phrase que l’on va devoir faire vibrer dans le corps et dans la salle de concert, et dans les oreilles et les corps et les esprits des auditeurs, la phrase écrite et la phrase musicale, leur conjonction plus ou moins « naturelle » ou « forcée ». Il y a ce jet et cette retenue, ce jeu, dans tous les sens du terme, entre ces deux « termes ». Et ce moment fascinant de l’enregistrement (qui décidera de répétitions innombrables en concert, les seules vraies répétitions possibles, avec leurs différences précieuses, cela n’a rien à voir avec  une duplication parfaite dans des copies matérielles ou numériques) d’une chose qui n’est pas en soi nécessaire, mais qui va devenir nécessaire, incontournable, qu’on va par jeu rendre nécessaire, c’est chaque fois une « projection » merveilleuse et vraiment inquiétante, un  mystère, un enthousiasmant charivari entre accident et nécessité, réversibles à l’infini.

Webern – Je dirais que chez Webern, si jeu il y a, c’est un jeu d’abord de retenue, de rareté, alors que celui de Dolphy est au contraire un jeu d’excès, de profusion, de trop-plein, par quoi ils me semblent à deux positions très éloignées du « possible » musical. Peut-être qu’une contiguïté étrange naît de ceci, de cette trop apparente contradiction, une espèce de symétrie.
Webern n’est pas spécialement réputé pour son caractère joueur, et son « geste de jeu » ne me parait pas évident à concevoir, ou à entendre : tout semble tellement médité, ou plutôt pensé, avant toute expérience sonore. Là où vous percevez tendons et cartilages, je perçois intervalles et silences, et même, souvent, je les vois, grossièrement du moins, sur une espèce de partition immatérielle. Pour le reste, Webern qui donne à entendre le temps discontinu, jaillissant par jets, ou brèves secousses, je crois que nous sommes d’accord. Je ne suis pas assez entré dans son œuvre pour en dire plus sans emprunter à d’autres. Ils sont nombreux, ceux qui insistent sur l’indifférence de plus en plus prononcée de Webern à l’égard du rendu sonore des pièces qu’il travaillait sur le papier, attentif surtout éviter les répétitions d'intervalles ou de rythme, à trouver des lignes de forces originales, des structures inattendues dans le nouveau jeu sériel, mais « esthétiques » d’abord sur la partition, ou dans l'oreille de l'esprit, en quelque sorte

Schoenberg & Boulez – Le nouveau jeu dodécaphonique, puis sériel, « geste » en un sens gratuit, indémontrable, mais « jeté » éperdument, nous le devons à Schoenberg, sans aucun doute le plus spirituel des sérialistes comme vous le dites, mais il faut voir quelle sensibilité il mettait dans cette spiritualisation, on pourrait dire sensualité de l’esprit, voir aussi quels espoirs éperdus, et fous, aussi il mettait dans cette invention : c'était découvrir un nouveau monde. De toute façon, l’opposition du spirituel au sensuel, ou à l’incarné, ne me semble pas claire, pas satisfaisante, en tout cas pas « manipulable » tant par mon esprit que par mes sens.
Je trouve malaisé de considérer l’œuvre de Boulez comme un tout. Entre les années 50 et les années 80, par exemple, il ne s’agit vraiment plus du même compositeur, ses principes ont beaucoup changé, cela au moins est vérifiable. Quant à l’expérience musicale, ou autre, que ses travaux font connaître, je ne vois pas comment traiter « d’un bloc » une telle évolution, qui va, mettons, du « marteau sans maître » entièrement sériel, et assez inaudible en effet, pour moi en tout cas, à « répons » par exemple, musique infiniment plus accueillante, où continuité et discontinuité tissent des liens que mes oreilles trouvent fascinants. (Puis, dans les œuvres qu’il dirige, en maître d’orchestre imparable, Boulez n’a qu’une préoccupation : nous faire entendre leur « musique », tout simplement, en dehors d’un pathos et d’un personnalisme « ajouté », souvent dérangeants de la part des autres grands maestro. Avec lui, Mahler redevient audible « dans la durée », et même Bruckner.)
Je trouve très suggestive votre mise en relation de Berg avec Kandinsky, et de Webern avec Malevitch. Mais je vous trouve dur d’établir un parallèle Mondrian/Boulez, parce que j’aime beaucoup moins Mondrian, ou du moins ce à quoi il est parvenu, ce dans quoi il s’est arrêté. Boulez me semble beaucoup plus mobile du début à la fin de son oeuvre.

Main gauche/main droite chez Monk – la main droite est-elle si moderne, la gauche si archaïque ? Il y a dans la gauche des progressions harmoniques qui mélangent allègrement les siècles, avec beaucoup d’audaces, de « nouveautés », et dans la droite des structures mélodiques très anciennes qui donnent tout leur sens aux discontinuités rythmiques (ce swing toujours plus retardé, pas spécialement moderne, sans doute) et aux dissonances (qui sont justement cela : des dissonances, des appogiatures). Mais j'entends comme vous Monk grand mélangeur des époques, avec un piano qui plonge dans les siècles et les accole brusquement.

Improvisation – Avec Jean-Daniel, nous avons joué, il y a 7-8 ans, dans le meilleur groupe de rock du monde. C’était pour rire, mais un tout petit peu sérieux tout de même. Il y avait environ 15 personnes à nos concerts. (…) Nous passions au plus vite les thèmes, les couplets, le refrain, pour nous lancer dans des improvisations qui nous donnaient à tous un vertige fabuleux : rien, mais alors rien n’était prévu, qui jouerait en premier, combien de temps jouerait chaque soliste, d’ailleurs nous essayions de jouer, à peu près ensemble, des choses vraiment improvisées sur le moment, souvent en raison d’une maladresse initiale de l’un (moi plus souvent qu’à mon tour) ou l’autre, d’un accident fort peu musical, et il n’y avait plus rien comme une grille d’accord préalable ou un nombre imposé de mesures pour chaque soliste (ce qui est le cas dans les improvisations jazz). A ce jour c’est l’une des expériences musicales les plus renversantes que j’ai connues, et Jean-Daniel aussi, je le sais. On n’a de ceci aucun enregistrement valable, un disque pas bon, figé. C’était tout sauf une musique sérieuse ou savante, une vraie discussion, une vraie empoignade dans le bruit et la musique, qui saisissait étonnement bien les auditeurs.
L’improvisation, en ce sens, l’improvisation un peu barbare, c’est exaltant, c’est tenir le temps dans ses mains, mais le tenir mal, à tout moment risquer de le faire tomber, le tenir à dix mains hésitantes en plus, le façonner maladroitement, se le lancer les uns aux autres, etc. Les improvisations si réglées du jazz (ou de certaines musiques rock des années 70) gardent pour moi cette structure temporelle immuable qui émousse l’attention : au bout de 45 secondes commence le premier solo, sur tant de mesures, puis le deuxième, sur tant de mesures, et ainsi de suite, le solo de batterie vers la fin, après celui de la contrebasse, on boucle la chose en répétant le thème. Dolphy, dans out to lunch !, rend la rupture thème/solo beaucoup plus fine, beaucoup moins tranchée, parce que le thème n’est plus exactement une phrase mélodique, parce que le solo n’est plus exactement un solo, c’est sans doute pour cela qu’il me plait tant de réécouter encore et encore ce disque. Parce que j’y entends, aussi, quelqu’un à la pointe de son savoir, comme disait Deleuze, ou plutôt à la pointe de ses facultés d’expression, hors de toute zone de confort, le nez dans l’inconnu.

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Je ne sais pas quel est votre degré d’érudition en matière de musique. Il semble élevé. Sans doute est-il très supérieur au mien. En tout cas vous avez un discours souverain qui intimide, et l’humour veut que je le reconnaisse de bonne grâce, j’aurais dû le faire plus tôt : j’ai envie de dire oui à tout ce que vous dites, même quand je ne suis pas d’accord, et je résiste à cette envie ! Faut-il ? D’où je m’exprime : je fais des chansons, j’écoute Webern et Dolphy comme j’écoute du rock progressif ou des chansons « traditionnelles », sans esprit de système, ni véritable posture critique, avec un plaisir de mélomane très simple, la musique est pour moi un domaine immense, que le langage ne peut répéter ni analyser de façon très satisfaisante, j’y fais des promenades au hasard, à l’affut, aussi, de choses qui pourraient être utilisées, mobilisées sans trop de concept, d’une façon ou d’une autre, par moi, comme je peux, pour mes petites chansons accidentées. La rencontre d’un mot et d’un son, la re-rythmisation d’une phrase écrite suffit souvent à mon bonheur, à mon émoi. Et quand cette rencontre me semble imprévue, inattendue, bêtement, j’exulte.

A bientôt,
Philippe Crab