Décapitation de Plastique de la Facilité

 

 

 

Salut à toi Philippe,

 

 

J’essaie d’abord d’accorder une seconde chance à Sgalambro. En voici donc un autre extrait. « La conscience élevée d’une œuvre philosophique change le rapport que l’on a avec elle en une jouissance d’ordre esthétique, une affaire de goût. L’œuvre philosophique vaut donc non seulement comme connaissance et savoir, mais aussi comme expression d’émotions fortes. Le goût s’arrête sur elle, comme sur une belle œuvre. (…) Mais en quoi une œuvre philosophique est-elle belle ? Surtout en ce qu’elle n’a pas accompli, en ce qu’elle n’a pu maintenir. (…) Celui qui se retourne vers elle ne ressent alors qu’une immense nostalgie. Tout est perdu hormis la forme. En elle restent éternellement inaccomplis aussi bien le Nirvana que l’Absolu - objets suprêmes d’œuvres philosophiques bien connues - mais pas la forme qu’ils ont prises, et qui leur donne à tous deux leur splendeur. » De la Pensée Brève

 

 

Quelques extraits aussi de Un certain Phénomène qu’on appelle Musique de Michaux. (C’est un texte de son livre Passages.)

 

« L’enfant, qui si longtemps a joué avec les choses, avec le sable, avec l’eau, que va-t-il rester en lui plus tard de son pouvoir de jouer ? (…) Il y a ce qu’on appelle musique. Il s’agit aussi de vagues, de toutes petites et de jouer avec, non certes en les recevant sur les pieds mouillés  mais seulement, tant elles ont minuscules, dans le plus profond de l’oreille qui les reçoit vibrantes et comme un secret. (… ) Ces ondes infimes soulagent des choses, de l’insupportable « état solide » du monde, de toutes les conséquences de cet état, de ses structures, de ses insoulevables masses, de ses dures lois. » »

 

 

Il y aurait ainsi une relation entre la musique et le rivage. Selon Benveniste, si je me souviens bien, l’étymologie de rythme, c’est celle de l’écume, du mouvement de l’écume. La musique révèle un rivage. Malgré tout la musique ne révèle pas seulement le rivage de la terre et de l’eau. La musique révèle aussi le rivage, le lieu de conjonction, le lieu de rencontre, l’espace de coïncidence de la terre et de l’air, de la terre et du feu, de l’eau et de l’air, de l’eau et du feu. La musique révèle ainsi le lieu où les éléments de Bachelard s’adressent la parole, où ils s’adressent la parole de manière tacite, le lieu de rencontre où les quatre matières fondamentales s’envoient des lettres, des lettres de translucidité, des lettres comme des bulles, des lettres-bulles de translucidité. La musique révèlerait quelque chose comme la conversation épistolaire entre les matières, les envois de télégrammes de la matière, les envois de cartes postales de la matière. 

 

 

les années 80 ont peut-être rêvé d’un homme plastique. Même les sons métalliques des années 80 (tout ce qu’on appelle la musique post-industrielle) me semblent quelque peu plastifiés. D’une certaine façon le pétrole chante dans la musique des années 80, la chanson des années 80 est fille de la pétrochimie. 

 

Je suis intégralement d’accord avec ce que tu dis là à propos de la plastification de la musique dans les années 1980. Plastic Bertrand en était l’emblème parfaitement nommé. Cette musique plastifiée c’est sans doute celle du synthétiseur. Le synthétiseur serait l’instrument situé entre l’électricité et le plastique, ou plutôt l’instrument de la conduction de l’électricité parmi le plastique. « L’instrument principal de l’esthétique musicale des sociétés de contrôle est le synthétiseur, synthétiseur qui reproduit implacablement l’apparence des sons des instruments, en aplatissant toutes leurs aspérités, leurs dimensions, faisant d’un souffle complexe un simple indice. » P. Thiellement 

 

Roland Barthes dans ses Mythologies avait déjà aussi évoqué le plastique ainsi. « Plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible. Et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse. (…) Il est moins objet que trace d’un mouvement. (…) C’est que le frégolisme du plastique est total, il peut former aussi bien des seaux que des bijoux. » « Dans l’ordre poétique des grandes substances, c’est un matériau disgracié, perdu entre l’effusion des caoutchoucs et la dureté plate du métal. (…) Mais ce qui le trahit le plus, c’est le son qu’il rend, creux et plat à la fois, son bruit le défait, comme aussi les couleurs, car il semble ne pouvoir en fixer que les plus chimiques (…) capable d’afficher seulement des concepts de couleurs. »

 

 

Quand je regardais les émissions de variétés de Maritie et Gilbert Carpentier à la télévision lorsque que j’avais 7 ou 8 ans, c’était pour moi à l’époque une sorte d’image de l’éternité. J’avais en effet l’impression que ces chanteurs et ces chanteuses vivaient depuis toujours et qu’ils continueraient sans aucun doute à vivre après ma mort. Tous ces chanteurs et ces chanteuses : Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Michel Sardou, Claude François, Joe Dassin, Mort Schuman, Dalida, Annie Cordy, Rika Zaraï, Mireille Mathieu, Sheila, Carlos, Mike Brant, Demis Roussos, Eddy Mitchell, Petula Clark, Henri Salvador, Sacha Distel, composaient une sorte d’Olympe, c’était un Olympe de pacotille mais un Olympe quand même. Demis Roussos-Zeus, Johnny Halliday-Ulysse, Sylvie Vartan-Athéna, Dalida-Pénélope, Mike Brant-Apollon, Carlos-Héphaïstos, Michel Sardou-Hermès, Eddy Mitchell-Sisyphe. Toutes ces chansons idiotes, c’étaient cependant le chœur de l’éternité, le chœur qui semblait commenter à chaque instant la vie quotidienne des années 1970, comme si la vie quotidienne des années 1970 n’appartenait pas à une époque de l’histoire mais qu’elle était plutôt une sorte de quintessence stupide de l’humanité même. Pourtant contrairement à ce que pense par exemple Barthes dans Mythologies, je n’avais pas l’impression que ces shows de variétés étaient l’émanation d’une nature, d’une nature non-historique, c’était plutôt l’image d’un surnaturel, d’un surnaturel immémorial. « Pour l’enfant, l’arbre et le réverbère sont aussi naturels et aussi artificiels l’un que l’autre. Tous deux sont surnaturels, car tous deux sont splendides et inexpliqués. » Chesterton. De même une émission de variétés, ce sont souvent des réverbères, une foule de réverbères, une farandole de réverbères, une prolifération de réverbères, une multitude d’hommes et de femmes qui chantent à proximité de réverbères (par exemple la scène de Chantons sous la Pluie) et plus encore surtout d’hommes et de femmes qui se transforment en réverbères à force de danser et de chanter. Ce que révèlent d’abord les émissions de variétés c’est une sorte de réverbération, de réverbération de banalité, de réverbération de facilité, de réverbération de banalité facile, de réverbération de facilité banale. A propos du music-hall, Barthes note encore dans Mythologies que c’est essentiellement un monde de la facilité. « Il faut au music-hall une féerie profonde qui efface du labeur toute rugosité et n’en laisse que l’épure. (…) Le luxe visuel affiche ici la facilité, déposée dans la clarté des substances et le lié des gestes. » 

 

 

elle « achète un hôtel rue de la Paix » (toute la vulgarité de Zazie réside dans cette image).

 

La musique de Zazie ne m’a jamais semblée vulgaire, comme celle par exemple de Sheila ou de Madonna, plutôt à la fois stupide et rusée et surtout saturée de stéréotypes, saturée de procédés stéréotypés, assez proche en cela des chansons de France Gall en effet. Je ne dirais pas cependant de procédés faciles. Pour le dire franchement la facilité en art ne m’a jamais ennuyé. La facilité ne me dégoûte pas, je l’accepte. Je l’accepte par exemple dans la poésie de Benjamin Péret ou dans la peinture de Miro. La musique de Zazie est plutôt modélisée et sans relief, c’est de la musique de top model, de la musique de mannequin, de la musique de poupée, de poupée pétrolifère, de poupée pétroleuse. Il est aussi évident qu’il y a un lien entre cette musique et l’écriture de Queneau, et le ton d’ingénuité factice que Queneau a inventé. Quant à la laideur des paroles je te trouve un peu sévère, et je dois aussi à ce propos reconnaitre que la joliesse de la demoiselle n’incite pas à l’intransigeance. Il y a en effet parfois quelques trouvailles humoristiques, ou plutôt des intuitions humoristiques avortées, congelées, exsangues. « La vulgarité est l’une des grandes inventions modernes, comme le téléphone ou la tsf. (…) Les fermiers vivants selon de très anciennes traditions agricoles, les paysans de villages banals, jusqu’aux sauvages des tribus sauvages, ne sont presque jamais vulgaires. Même lorsqu’ils massacrent et asservissent, même lorsqu’ils offrent des sacrifices humains ou mangent de la chair humaine, ils ne sont presque jamais vulgaires. » Chesterton. Vulgarité et facilité sont souvent confondues. La vulgarité est alors conçue en tant qu’absence d’effort, l’absence d’effort de ceux qui acceptent sans réserve le stéréotype. Je dirais plutôt que la vulgarité c’est l’effort même de s’astreindre au stéréotype, c’est l’effort d’accepter l’abjection du stéréotype. Et la facilité à l’inverse c’est l’aisance spontanée, l’ascèse spontanée par laquelle nous parvenons à nous en abstraire. Vulgarité et facilité ainsi définies, les chansons de Zazie ne sont ni vulgaires ni faciles, elles sont plutôt banales et sans charme.

 

 

Je te l’avais indiqué dans une lettre précédente, Godard avait remarqué que le conservatoire de musique avait été institué lors de la révolution française. Cette simultanéité temporelle a un aspect intéressant. (Godard est très fort pour indiquer ces contemporanéités. Il remarque par exemple aussi que Le Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx est strictement contemporain de la publication d’Alice au Pays des Merveilles ou encore que l’invention de la télévision est contemporaine de la prise de pouvoir d’Hitler en Allemagne. Le problème serait alors de savoir de quels types sont ces coïncidences, selon la typologie des coïncidences que Kundera a proposée dans L’Insoutenable Légèreté de l’Etre. La coïncidence muette, la coïncidence poétique, la coïncidence contrapunctique, la coïncidence romanesque et la coïncidence morbide. La coïncidence muette c’est selon Kundera « une coïncidence d’événements qui n’a aucun sens », la coïncidence poétique celle où « la coïncidence insuffle à l’événement une signification imprévue », la coïncidence contrapunctique celle où c’est « comme si deux mélodies s’unissaient en une même composition. », la coïncidence romanesque, celle qui est « génératrice d’histoires », et la coïncidence morbide la « coïncidence précieuse mais parfaitement inutilisable », celle par exemple « qu’éprouverait un cul de jatte en gagnant une bicyclette à la tombola. »

 

Muray a développé une théorie intéressante à propos de la révolution française. Selon Muray, la révolution française est essentiellement un phénomène occulto-socialiste qui souhaite abolir la religion chrétienne et plus encore catholique. Pour Muray, la révolution française est un phénomène de religiosité diffuse, la religiosité diffuse du bien social, la religiosité diffuse de la communion obligatoire à travers le bien universel. Muray a tendance à disposer alors pêle-mêle d’innombrables aspects différents dans cette religiosité de la communion universelle (le socialisme, l’occultisme, le fascisme, le communisme, la musique, la poésie). Pour lui seuls quelques romanciers aristocrates et quelques catholiques subtils parviennent à s’en extraire. (Sartre a superbement analysé à ce propos les phantasmes d’aristocratie de l’écrivain bourgeois de la fin du 19eme siècle dans son livre Lucidité de Mallarmé. Il est évident que Muray participe de cette même lignée de bourgeois qui se rêvent nobles (et cela d’autant plus qu’un de ses aïeuls était effectivement noble). L’un des problèmes esthétiques de Muray c’est de parvenir à allier sa tendance réaliste et sa tendance aristocratique. Cette alliance quasi miraculeuse que Balzac était parvenu à accomplir, Muray rêve de l’accomplir à son tour, mais il lui manque la brutalité insouciante de Balzac pour cela. Il ne lui reste alors le plus souvent qu’un ton de mesquinerie arrogante et folle. Chesterton avait aussi superbement évoqué cette maladie du réalisme. « Le folklore est là pour marquer que l’âme est sensée mais que l’univers est fou et rempli de merveilles. Le réalisme est là pour marquer que le monde n’est qu’ennui et routine, mais que l’âme malade, hurle. Voilà le problème du conte de fées : que fera un homme sensé d’un monde fantastique ? Et celui du roman moderne : que fera un fou d’un monde morne. » Et il resterait encore aussi à savoir si les chansons de variétés et la musique pop appartiennent au monde du conte de fées ou à celui du réalisme. Disons que lorsque je suis de bonne humeur, j’ai le sentiment que la musique pop appartient au conte de fées et que lorsque je suis d’humeur paranoïaque, je pense que les chansons de variétés et la musique pop appartiennent exclusivement à ce que le peintre G. Richter a si bien nommé le réalisme capitaliste. (L’intégralité ou presque de l’œuvre de P. Thiellement par exemple se tient à l’intérieur de cette oscillation, à l’intérieur de cette hésitation.) (Autrement les poèmes de pseudo-rap de Muray sont parfaitement atroces.)

 

 

Pacôme Thiellement a écrit des pages intéressantes à propos des Beatles dans son livre Pop Yoga. « Les Beatles ont cessé de se produire en concert en aout 1966. Plus exactement : ils ont cessé de penser leur musique comme pouvant et devant être jouée en concert, ils ont cessé de penser leur musique comme se prêtant à cette dimension de l’espace et du temps. (…) Sgt. Pepper fait un grand usage du re-recording et tente de créer un lieu de coexistence où les instruments n’appartiennent pas au même espace-temps (double speed, backward tapes,  multiples réenregistrements vocaux)... » «  Sgt Pepper’s Lonely Hearths Club Band est le premier album qui se donne à entendre comme sa propre fin et non le souvenir d’un précédent concert ou l’annonce d’un autre à venir. C’est le premier album qui se pense comme se suffisant à lui-même. Tout concourt à donner cette impression, le soin de la production comme le design de l’album, et jusqu’à la présence des paroles inscrites au dos de la pochette (encore une des choses que les Beatles ont inventées). »

 

Je pense que l’invention majeure des Beatles c’est celle de l’album. Les Beatles sont les premiers à avoir essayé de composer un disque à la manière d’un livre ou plutôt donc comme un album c’est à dire comme un livre blanc. (Le White Album des Beatles est un pléonasme.) Il serait aussi à ce propos intéressant d’étudier l’évolution historique de l’album, d’abord dans la littérature latine, ensuite dans la littérature symboliste et post-symboliste, l’album zutiste par exemple et enfin à l’époque moderne l’album de photos. Un album de musique ce serait un mélange de ces différents types d’albums. Tu le sais sans doute les Beatles ont choisi de composer des albums parce qu’ils ne parvenaient plus à entendre la musique qu’ils jouaient pendant leurs concerts. Leur musique était en effet recouverte, parasitée à travers les acclamations stridentes des fans. Les Beatles ont ainsi tenté de transformer leur musique en livre, en livre de sons afin de parvenir à entendre malgré tout ce qu’ils jouaient. Je pense que c’est un événement important dans l’histoire de la musique. Pourquoi la musique a-t-elle eu besoin de se transformer en album c’est-à-dire en livre blanc pour pouvoir être entendue ? Et surtout pourquoi ce sont des musiciens populaires qui ont accompli ce geste et non pas des musiciens classiques ?

 

 

L’ingénieur du son des Beatles Geoff Emerick a très bien évoqué dans son livre En Studio avec les Beatles le travail de montage des Beatles à l’époque de Sergent Pepper. J’ai ainsi le sentiment que l’invention essentielle de la musique pop c’est d’abord celle du montage, celle du montage des sons. Ce qu’invente la musique pop c’est une manière de monter des sons qui viennent de temps différents. Les instruments et les voix sont enregistrés séparément puis montés ensemble. Les instruments eux-mêmes ne jouent pas en même temps, malgré tout ils apparaissent entendus en même temps. Je sais maintenant que si j’ai toujours spontanément aimé la musique pop c’est simplement parce que c’est une musique de montage. La très grande étrangeté de la musique pop se trouve là. 

 

 

Les musiques populaires du XXème, de France et d’ailleurs, sont avant tout à relier aux révolutions industrielles, à la reproductibilité technique et aux productions et consommations de masse. D’une façon ou d’une autre, elles sont aux prises avec « une machine » qui n’a pas été imaginée par Robespierre.

 

Sur la relation entre la révolution française et la machine, Laurent Dispot avait développé une théorie bizarre dans son livre La Machine à Terreur. Pour Dispot, si je me souviens bien, la guillotine était une machine qui venait accomplir la loi de la thermodynamique. Je n’ai jamais compris ce qu’il souhaitait dire par là. J’ai cependant retenu cette idée loufoque.

 

Le problème serait alors aussi de savoir s’il y a une relation entre la révolution française et le problème du montage. La guillotine par exemple apparait-elle comme une table de montage,  une table de montage des cadavres exquis, une table de dissection des cadavres exquis ? Autre hypothèse, la guillotine serait-elle quelque chose comme la table de montage du zéro, la table des matières du zéro, la table de montage des matières du zéro ? Et autre hypothèse encore qui sait, la guillotine serait-elle utilisable comme bicyclette ? (Alfred Jarry a essayé quelque chose qui y ressemble à l’intérieur de son livre le Surmâle.)  

 

 

J’ai admiré instantanément la musique de Kate Bush. Je me souviens du surgissement de Wuthering Heighs avec émotion. Kate Bush avait la grâce. Kate Bush parvenait à évoluer comme une naïade à l’intérieur des vagues d’un océan déjà plastifié. Kate Bush nageait à l’intérieur de l’océan du plastique. Kate Bush c’est du surf de sirène, du surf de sirène à l’intérieur de l’océan du plastique. Oui il y a du surf chez Kate Bush, un surf à l’intérieur du vent ou plutôt un surf entre terre et vent. La grâce démente de Kate Bush c’est d’essayer de disposer des billes de plastique, un roulis de billes de plastique, un océan de billes de plastique entre terre et vent. Kate Bush marche sur la lande comme si c’était la lune. Kate Bush marche sur la lande de la lune. Kate Bush essaie d’apprendre à surfer au plastique sur la lande de la lune.

 

Il y avait du lichen à l’intérieur de la voix de Kate Bush, un lichen de verre, un lichen hyalin (les bizarres bruits de verre brisé de Babouchka). A l’intérieur de la musique de Kate Bush, le verre semble pousser et pulser comme de l’herbe. A l’intérieur de la musique de Kate Bush,  le verre pulse comme de l’herbe qui oscille à l’intérieur du vent. Oui plexiglas de Kate Bush, plexus de plexiglas de Kate Bush. Kate Bush surfe sur l’herbe avec son plexus de plexiglas. Kate Bush surfe sur le vent avec son plexus de plexiglas. Kate Bush surfe sur l’herbe du vent avec son plexus de plexiglas.  

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

 

“Musique pour questionner, pour ausculter, pour approcher le problème de l’être” (Michaux, premières impressions)

 

Malgré la tournure un peu raide et philosophique, je crois que c’est de cela qu’il s’agit quand on “musique”, comme dirait l’autre (Philippe Beck). On sent bien que la musique déshabille les choses de leurs formes prétendument fixées dans l’espace et le temps. L’onde dévêt les statues, leur ôte le manteau d’immobilité. Sape, dessape. Le hiératique est un trompe l'œil. Il y a une grande proximité entre les choses, sous l’angle musical, sous l’angle qui défait les angles. 

 

Sous le soleil rien n’est ancien, chante la musique (ainsi commence une chanson à venir, petite facilité rhétorique). Michaux peut avancer que par la musique il appelle “du fond de la tombe de [son] enfance / qui boude et se contracte encore”. La musique hèle le nouveau qu’on avait cru enterrer. La musique réveille le pressentiment (ou la certitude) de la nouveauté perpétuelle, de l’ingénuité inessentielle des formes, de leur légèreté, de leur poids-plume, de leur insoutenable et éternel “non-retour”, pour convoquer à la hussarde Kundera.

 

“C’était donc tout mensonge, ma solidité ?” Le musicien compose moins qu’il ne décompose. Ou il assiste à une décomposition éthérée, “éterrée” (sans les terrestres trop terrestres odeurs). Je ne sais pas si les éléments s’envoient des messages ou des clins d'œil à travers la musique. Mais la musique semble appeler à une forme de dépassement des identités secondes (jusques et y compris les identités élémentaires), des frontières toujours provinciales, et indiquer une unité (plus qu’une correspondance ou même qu’une union), ce que Michaux appelle à la fin des grandes épreuves de l’esprit “le monde de la contemplation”, un monde étrange, parmenidien, où cessent la pluralité et la variété profane, où cesse le pluriel “sous toutes ses formes”. 

 

Par la musique Michaux “appelle quelqu’un de faible” (retour à premières impressions). La faiblesse me semble la grande thématique de son œuvre, à travers mille métamorphoses, de Plume à Poteau d’angle. La faiblesse, l’affaiblissement comme chemin privilégié vers la seule contemplation qui vaille, la contemplation nue, le nu de la contemplation, le un du contemplé, le temple de l’un... Contemplation d’une unité à la fois extatique et “entatique” (Michaux parle d’entase dans les grandes épreuves de l’esprit, sortie de soi par soi, il faudrait y revenir). La musique est un passage, un express peut-être vers cette simplicité périlleuse. 

 

(donc Michaux est bien cet ermite qui connaissait les horaires des trains, mais peut-être pas des trains qu’on croyait)

 

De sorte qu’il me semble que la musique est pour Michaux l’une de ces “grandes épreuves de l’esprit”, de ces grandes ordalies d’affaiblissement qui peuvent mener “ailleurs”. Dans ce livre (et dans tous les autres) Michaux en a après le langage. Les phrases lentes et fluviales qui fabriquent par processions autoritaires ce qu’on appelle “le réel” le laissent insatisfait. Le “jumelage de la pensée et de la parole” est funeste selon lui, il trahit la vie étincelante, la vie d’éclair de l’esprit, la vitesse pure “du” penser, sa fantaisie instantanée combinatoire et décombinatoire. La grandeur de Michaux, c’est de s’en prendre au langage, de scier sa branche, de tenter d’éprouver une sorte d’expérience “victorieuse” au-delà de la contradiction.

 

Musique et pensée (telle que Michaux la conçoit, opération impersonnelle et incessante de l’esprit, sans l’intermédiaire d’un langage ou d’un quelconque système de signes, chimie ou électricité) ne sont pas sans affinités. Par la musique on peut court-circuiter le langage et toutes les choses stables et pesantes (le “je” n’est qu’une de ces choses, et je crois que Michaux a pour lui une véritable tendresse), retrouver la vitesse de la pensée, quand elle n’est pas flux, ou bien flux électrique, laissant tourner à “vitesse réelle” le kaléidoscope des apparences, le chaos d’où sortent des déterminations extrêmement provisoires.

 

… et derrière ce chaos, plus haut ou plus bas, ailleurs, donc, une unité sérénissime toute de contemplation. Une espèce de mélange entre Plotin (PlotUn) et Schopenhauer. Au premier plan la pesanteur apparente des choses et du langage, au deuxième plan le chaos d’éclair que la pensée non bridée par le langage révèle, et au troisième l’Immobile et Indifférent et Singulier. La musique envoie peut-être des messages à ces trois niveaux, sublime ascenseur. 

 

Voilà une relecture expresse de Michaux ; j’essaie d’aller à la vitesse de la pensée (la “mienne”), et tant pis pour ses allures contradictoires, c’est en quelque sorte une question d’éthique. 

 

*

 

Ceci étant dit, si l’on revient à la chanson, et pour ma part j’y reviens toujours, on comprend à la fois la promesse et le danger tout à fait spécifiques qu’elle présente. “Je crevais entre les mots” ; “un poème aurait vendu la mèche dix fois et la prose rend tout ignoble” (et ailleurs il écrit : “toutes les paroles viennent en apôtres”) : voilà ce qui conduit Michaux à s’essayer à la musique sur son piano droit. Et alors il lui vient l’envie de fredonner quelques paroles : paradoxe. 

 

Quelle mouche pique le “fredonneur” qui allait à la musique pour oublier les mots ? Quelle empêcheuse d’aller droit comme de tourner en rond, quelle amatrice de zig-zag, de postures impossibles, quelle désynchronisatrice de derviche ? Pourquoi lester la gracieuse suite de notes de mots-sabots, de mots-lourdauds ? (et, pour l’amateur d’écrits dans le marbre ou sur papier grammé, pourquoi mettre les nobles phrases dans de si clinquantes bulles de savon ?) Question compliquée en vérité, si l’on évacue les raisons vulgaires mais pas sottes pour autant (peur d’aller à la musique nue, ou à la poésie nue, peur du ridicule).

 

Pour ma part comme tu sais, j’adore la réversibilité de la chanson. Le plongeon et “contre-plongeon” qu’elle permet, le chassé-croisé de deux rages expressives, le temple “numérobissimesque” de l’impur qu’elle dessine, le palais où des mouches entre ciel et terre empêchent sans cesse le contemplatif de s’abîmer dans sa contemplation. Les chansons-mouches sont les valeureux éperviers de la faiblesse (comme peut l’être le hérisson naïf et globuleux). Elles pourvoient en inattention, en instabilité, en précipitations. Je rêve d’une chanson qui aura la faculté d’équilibrer l’incohérence, de proposer une aérodynamie impossible, de dérégler un peu le sublime ascenseur dont je parlais tantôt (avec vénération). Et les mots doivent aussi aider les mélodies à ne pas s’endormir sur leurs lauriers.

 

Le géométral de toutes les perspectives après tout, c’est peut-être dans l'œil à facettes de la mouche qu’il se situe.

 

Kate Bush doit être l’une de ces déesse-mouchettes, surfeuse sur l’Océan du plastique. Merci pour tes mots incroyables. 

 

*

 

Je voulais finir sur le plastique. Tout finit par le plastique. Il me semble qu’il accomplit la “promesse” ouverte par la guillotine. J’ai découvert que des physiciens du siècle dernier (un certain Ilya Prigogine en particulier) avaient considéré les sociétés humaines, sous l’angle de la thermodynamique, comme les plus redoutables “structures dissipatives d’énergie” (et d’ “information”, visiblement c’est un peu la même chose, un genre de capacité à “donner des formes”), des pourvoyeuses d’entropie, de désordre dans la matière tel que toute énergie disponible y est dilapidée irrémédiablement. Les sociétés humaines précipitent follement, à l’échelle locale, le destin universel de l’énergie jusqu’au prochain big-bang.

 

A un bout, si j’ose dire, la guillotine, ingénieuse invention qui détruit dans une merveilleuse économie de moyen la vie humaine (la bombe atomique n’est qu’un perfectionnement), à l’autre le plastique, résidus d’hydrocarbures ayant exprimé leur jus une bonne fois pour toute, et qui rendent les écosystèmes invivables, perturbant même les échanges inorganiques les plus élémentaires.  

 

Je retourne à ma guitare où m’attendent trois notes et deux mots. A bientôt,

 

Philippe

 

PS : J’avais lu le XIXème Siècle à travers les âges. Sur le même “motif” (et quelques autres magnifiquement tissés à celui-ci), je préfère mille fois “sous les yeux d’Occident” de Conrad. On y trouve révolutionnaires et occultistes occupés à exprimer de conserve toute la démesure de la raison. Finalement, l’agent secret ou Nostromo racontent la même histoire de dilapidation folle. Et dire que Conrad est montré du doigt aujourd’hui par les sinistres universitaires décolonialistes et/ou féministes (qui sont de redoutables structures dissipatives d’énergie)...

 

PS2 : S’il était besoin Sgalambro est gracié par ta deuxième citation ! la nostalgie des formes (privées de matière, de concret, d’odeurs), c’est superbe, et cela sauve en quelque phrases non seulement Sgalambro, mais toute la philosophie.

 

PS3 : je ne suis pas sûr d’apprécier le monde de la contemplation esquissé par Michaux, son unité “entatique” me fout quelque peu le cafard. Dans le même livre (les grandes épreuves de l’esprit), il évoque une sorte de béatitude par l’espace, béatitude à laquelle il parvient si je ne me trompe au moyen de la mescaline et d’un ciel nocturne, qui lui ouvrent les voies de l’illimité. Plutôt que l’Un, l’Apeiron me semble l’objet/sujet de contemplation le plus fabuleux. Michaux parle du “coup de foudre du dépouillement” au contact de l’espace. Le ciel recule indéfiniment et soudain l’horizon paraît bien mesquin.