Salut à toi Philippe, 

 

 

Et je me méfie un peu de cette écoute « ascétique et respectueuse ». On peut être tout ouïe de mille façons (affalé sur le canapé par exemple, tu parles d’un ascète), et l’on entend souvent mieux quand on fait autre chose qu’écouter.

Il y a malgré tout une forme d’ascèse à l’intérieur de l’insouciance et qui sait une ascèse de l’insouciance même. L’insouciance affirme l’ascèse instantanée, l’ascèse spontanée si j’ose dire de détruire le souci de l’être. Pour Heidegger le souci de l’être était le signe même de l’authenticité. J’ai toujours considéré à l’inverse le souci de l’être en tant que signe de la facticité de vivre, en tant que signe de la mauvaise foi, de la mauvaise foi de la survie. 

 

 

Je préfère l’idée d’instrumentalisation (mais de quoi ? du moi ? de la mémoire ? de la chair concentrée sur son inconscience ?) par la musique à celle de construction « que la musique [ferait] de nous » du Frère François Cassingena. 

L’artiste apparait en effet comme celui qui a la volonté de devenir un outil, de devenir un outil de son œuvre. J. Brel parlait parfois déjà de cela dans ses interviews à la télévision et c’est aussi ce que C. Dantzig évoque dans son Dictionnaire Egoïste de la Littérature Mondiale à propos de Géricault. « Alexandre Dumas raconte dans ses mémoires que, lui rendant visite  huit jours avant sa mort, il l’a trouvé dans son lit en train de dessiner sa main gauche. Et Géricault lui a dit « Je m’utilise. » » 

 

 

je suis réceptif à ce qu’écrit Hirt. Il me semble qu’on peut entendre la musique comme un appel à éveiller la chair, cette sourde, cette absurde selon l’éclairante étymologie qu’il donne.

 

la musique rend également (…) sensible à la surdité même de la chair.

La musique révèle la surdité de la chair, la surdité absurde de la chair. La musique révèle la surdité somptueuse de chair, l’absurdité somptueuse de la chair. L’absurdité à savoir la forme adressée de la surdité, la forme envoyée de la surdité, la forme postée de la surdité, quelque chose comme une surdité évanouie, une surdité qui s’évanouit dans l’artifice, une surdité qui s’évanouit dans l’artifice de l’atmosphère, dans l’artifice somptueux de l’atmosphère.

 

La musique révèlerait le maintien absurde de la chair à l’intérieur de l’atmosphère, la tenue absurde de la chair à l’intérieur de l’atmosphère. Le problème de la musique serait essentiellement atmosphérique. Il n’y aurait de musique que d’ambiance. La musique révèlerait l’absurdité de l’ambiance, l’absurdité de l’air ambiant, l’absurdité de la chair à l’intérieur de l’air ambiant.

 

La musique révélerait l’ambiance humaine de l’air. Ou plutôt la musique révèlerait à la fois l’ambiance humaine de l’air et l’ambiance aérienne de l’humanité. A ce propos de l’atmosphère de l’humanité, P. Sloterdijk est un auteur exceptionnel. P. Sloterdijk théorise cette question de l’atmosphère humaine de façon quasi exhaustive dans son livre Ecumes.

 

Il y a aussi une relation entre la musique et les murs. Il y a des murs de musique. La musique  insinue des murs. La musique insinue des murs d’air. La musique compose des murs d’air. La musique compose des murs de lettres et de nombres. La musique compose des murs d’étoiles, des murs de lettres et de nombres stellaires. La musique compose des murs de zéros. La musique compose des murs de zéros stellaires. La musique compose des murs de bulles, des murs de bulles stellaires. La musique compose des murs d’écume, des murs d’écume stellaire.  Ainsi composer de la musique, c’est forger des bulles. Composer de la musique c’est marteler la buée. 

 

 

Moins tragiquement, plus justement peut-être, la musique offrirait une chance à la conscience de s’éprouver comme rythmée, pulsée, oscillante et charnelle d’une certaine manière.  

 

A l’éveiller à la musique, aux rythmes, pulsations, battements dont il parle, autant dire : à éveiller la chair à elle-même ; à rendre la chair consciente d’elle-même.

« La conscience de personne : quelque chose comme la musique. » B. Caudoux 

 

Le problème reste de savoir si la musique révèle une métabolisation de la conscience ou une métabolisation de l’inconscient. J’ai le sentiment que la musique métabolise plutôt quelque chose qui survient à la fois en dehors de la conscience et l’inconscient. (La conscience et l’inconscient, ce duo de clowns fastidieux de la rationalité moderne.)

 

Pessoa écrit : « l’inconscience est le fondement de la vie. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. » 

Pessoa écrit aussi à l’intérieur du Livre de l’Intranquillité ces phrases que je trouve inoubliables (même si je préférerais utiliser le mot inconnu plutôt que le mot inconscient). « La vie humaine s’écoule dans la même inconscience intime que la vie des animaux. Ces mêmes lois profondes qui régissent du dehors les instincts des animaux  régissent, également du dehors, l’intelligence de l’homme qui semble n’être qu’un instinct en formation, tout aussi inconscient que n’importe quel autre instinct, et moins parfait car encore incomplètement formé. » « Si je considère attentivement la vie que vivent les hommes, je n’y trouve rien qui la différencie de la vie que vivent les animaux. Les uns comme les autres sont lancés, inconscients, au beau milieu des choses et du monde ; les uns comme les autres se distraient pendant les entractes, les uns comme les autres accomplissent journellement le même parcours organique ; les uns comme les autres ne pensent rien au-delà de ce qu’ils pensent, et ne vivent rien au-delà de ce qu’ils vivent. Le chat se roule au soleil, et s’endort là. L’homme se roule à la vie, avec toutes ses complexités, et s’endort là. Ni l’un ni l’autre  n’échappe à la fatalité d’être ce qu’il est. »  F. Pessoa

 

« Si je pense, tout me parait absurde. Si je sens, tout me parait étrange. »  F. Pessoa

La musique ce serait ainsi une transmutation de l’étrangeté en absurdité, une transmutation de l’étrangeté de la sensation en absurdité de la pensée. Ce n’est qu’une hypothèse. Je n’ai pas en effet le sentiment que la musique provoque d’abord de la pensée. La musique provoque plutôt une hésitation entre des flux matériels, par exemple entre les flux du verre et les flux du métal ou entre les flux du métal et les flux de l’électricité. Il y a parfois des coïncidences entre les flux de la matière. Parfois les flux de la matière se répondent les uns aux autres par entrelacements d’ondes. La musique donne à entendre cela.

 

A propos du métal il y a aussi ces phrases admirables de Deleuze dans Mille Plateaux. « La métallurgie est la conscience ou la pensée de la matière-flux, et le métal le corrélat de cette conscience. Comme l’exprime le panmétallisme, il y a coextensivité du métal à toute la matière, et de toute la matière à la métallurgie. Même les eaux, les herbes et les bois, les bêtes sont peuplées de sels ou d’éléments minéraux. Tout n’est pas métal, mais il y a du métal partout. Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est métallurgique ou du moins à une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante. Et la pensée nait moins avec la pierre qu’avec le métal. (...) La prodigieuse idée d’une Vie non organique (…) est l’invention, l’intuition de la métallurgie. »  

 

 

Certes les mots ne peuvent pas plus dire la musique que la musique ne peut musiquer les mots. La saveur de la chanson tient aussi à cette co-impossibilité.

 

 A ce propos le problème reste de savoir si la musique appartient au nomos ou au logos autrement dit si une note ressemble à un nom ou à un énoncé, si une note est nommée plutôt qu’énoncée ou énoncée plutôt que nommée ou encore si une note est à la fois nommée et énoncée. Cette distinction essentielle entre nomos et logos, Agamben l’explique superbement « Pour qui médite sur l’indicible, il est utile d’observer que le langage peut parfaitement nommer ce dont il ne peut rien dire. De ce point de vue, la philosophie antique distingue soigneusement le plan du nom (onoma) et le plan du discours (logos)… Anthistène le premier avait affirmé qu’à propos des substances simples il ne peut y avoir de logos, mais seulement un nom. Est indicible, selon cette conception, non pas ce qui n’est attesté par rien dans le langage, mais ce qui dans le langage peut être nommé; est dicible en revanche, ce qu’on peut définir par le discours, même si fait éventuellement défaut un nom en propre. » G. Agamben

 

Les notes seraient alors qui sait semblables à des éléments chimiques et la mélodie serait une manière de composer des molécules, des molécules d’ondes, des molécules de temps, des molécules d’ondes de temps, comme si l’ondulation du temps se trouvait déjà à l’intérieur même de l’atome sonore de la note.

 

 

 

Alors, si le flot de la rivière est déjà de la musique, je ne tiens pas le flot de la rivière comme un violon mais le flot est en train de jouer de moi ; de m’interpréter 

 

« On se penche sur un ruisseau pour en mieux capter les sons. On verse la tête en arrière pour mieux humer les effluves d’un orchestre. Car la musique des hommes s’adosse aux sons  d’avant pour compléter les sons du moment, tandis que la musique de la nature est une trainée phosphorescente, où le son a déjà dépassé l’ouïe quand nous l’entendons, étant déjà dans la « seconde vue » de l’ouïe quand nous le percevons dans l’ouïe première. »   Chazal

 

 

 

si le temps a une forme, c’est sans doute une forme musicale. Il prendra toutes les formes que sculptera la musique. La musique esthétise le temps,  

 

il est évident que la musique me donnait une forme et donnait une forme à mon temps.

 

Il y a une phrase bizarre de J. Bergamin à propos de la musique dans son livre Jouet des Dieux. « Sous la musique comme sous la mer, il y a un sol, une terre, du feu et de l’air : une pensée. » Cette idée de la musique comme la pensée d’une terre sous-marine ou plutôt d’une terre-feu-air sous-marine est étrange et belle. La musique ce serait quelque chose d’abyssal. Il y aurait quelque chose comme une asphyxie abyssale de la musique. La musique révélerait un sentiment d’asphyxie abyssale, un sentiment d’asphyxie abyssale qui se retournerait soudain, sourdain à l’intérieur de l’air, qui se révulserait soudain, sourdain à l’intérieur du temps de l’air ou de l’air du temps.

 

La musique aurait la forme d’un naufrage, d’un naufrage paradoxalement sous l’eau, d’un naufrage au fond de l’eau, naufrage par lequel elle se retournerait, se révulserait au sommet de l’air. « La musique fait naufrage dans les silences et en réchappe en versant des larmes amères, décomposée et tremblante comme l’apparition spectrale d’un naufragé hallucinant. » J. Bergamin. Ou encore la musique fait naufrage à l’intérieur du feu, à l’intérieur d’un feu sous-marin, à l’intérieur d’un feu d’asphyxie sous-marine et se retourne alors comme par enchantement, comme par enchantement de surdité, par enchantement d’absurdité, par enchantement de surdité absurde au sommet de l’air, au sommet du temps, au sommet du temps de l’air, au sommet de l’air du temps.

 

Composer de la musique ce serait alors essayer de marcher à la surface de ce temps de l’air, ce serait essayer de surfer à l’intérieur de ce temps de l’air qui vient malgré tout des abysses, de l’absurdité des abysses.

 

Avec ces hypothèses je réécris finalement d’une manière matériellement différente la ritournelle de Deleuze. Deleuze pensait en effet la ritournelle comme un tournoiement de la terre, un tournoiement du territoire qui s’élève à une puissance céleste. Deleuze évoque cela de manière étonnante dans son Abécédaire avec Claire Parnet quand il parle du chant de la terre qui devient chant des étoiles. « Une petite ritournelle parfois fondée sur deux clochettes de vaches, clochettes de vaches qui sont tout à coup élevées à un état de bruit céleste. » Et il écrit encore par exemple ceci dans Mille Plateaux « La terre, c’est maintenant la plus déterritorialisée : non seulement un point dans une galaxie, mais une galaxie parmi d’autres. »

 

« Car le cosmos est lui-même une ritournelle, et l’oreille aussi (tout ce qu’on a pris pour des labyrinthes étaient des ritournelles).»  Deleuze, Mille Plateaux

La ritournelle c’est ainsi une forme retournée. La ritournelle c’est la forme retournée du labyrinthe. La musique n’est pas ce qui désire sortir du labyrinthe (du labyrinthe de l’oreille). La musique c’est plutôt ce qui essaie de retourner le labyrinthe, de retourner le labyrinthe comme un gant ou une chaussette, de retourner le labyrinthe de l’oreille comme une chaussette de larmes, comme une chaussette de larmes heureuses.

 

« Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure. Mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. » Deleuze, Mille Plateaux

Ce que la musique donne ainsi à entendre ce sont les sauts quantiques de l’espace même. La structure de l’espace est discontinue et la musique donne à entendre cela. La musique donne à entendre les sauts d’espace de la gravitation quantique.

 

(...) 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Boris,

 

Eh bien je vois de l’eau je vois du feu, j’entends la chanson aqua, signée Philippe Crab. Après tout c’est l’histoire des naufrages de l’ardeur et de l’ardeur des naufrages.

 

Décidément notre correspondance passe et repasse par les particules élémentaires ; il me semble bien que j’avais qualifié tes sauts dans l’écriture de sauts quantiques dans mon premier courrier. Discontinuité, imprédictibilité, mais réponse à une certaine nécessité.

Plus tard il fut question de la nature ondulatoire de la matière, les particules corpuscules mais ondes aussi, selon la façon dont on les observe. La musique, je disais, nous dessale quant à  la soi-disant « matérialité » de la matière.

 

Il faut croire que comme tout le monde nous subissons les effets de l’attraction quantique, dont se moquait Caillois dans un texte brillant (mais injuste — il s’agit bien sûr des impostures de la poésie ; Caillois avait cependant quelques raisons de s’irriter des impostures de certains surréalistes).

 

A la recherche du réel, de Bernard d’Espagnat. Un livre passionnant, le connais-tu ? Un physicien pose « en physicien » l’une des grandes questions qui intéressent « la » (ou une certaine, ou une partie de la) poésie, celle de l’être, du réel, de la référence, de la distance entre les énoncés et ce qu’ils énoncent. Combien de poètes, faisant du Caillois sans s’en rendre compte, ont-ils dû lui dire de rester dans son domaine ?

 

*

A propos de la distinction d’Agamben, je ne suis pas sûr de comprendre le « point ». Une musique en tout cas est un énoncé. La note, ou la durée, ou le timbre, n’apparaissent, ne prennent « sens » que dans leur dépendance avec leur environnement, que dans la phrase qu’ils contribuent à former, la tonalité dans laquelle ils s’inscrivent, leur place dans la série, etc. La musique spectrale ne me parait pas échapper à cette relativité générale.

 

Il n’est cependant pas impossible que pour quelqu’un doté de l’oreille absolue, chaque note soit plus qu’un nom, qu’elle soit susceptible de faire l’objet d’un énoncé, ou d’une série d’énoncés.

 

Cela dit, je ne vois pas en quoi cela nous permettrait mieux de « dire » la musique. Ce qui m’irritait dans la formule selon laquelle la musique est « indicible », c’est qu'elle est fort peu spécifique, et que, sans vouloir  revenir à Bernard d’Espagnat, rien à « strictement parler » n’est jamais dicible. « Nous sommes trop loin du compte ».

 

Enfin, chantons, aimons, c’est l’heure. J’admire tes réécritures de Deleuze sur la ritournelle. Que la ritournelle retourne le labyrinthe comme un gant, je trouve cela prodigieux. Je ne sais pas si c’est vrai mais cela n’a aucune importance. Certitude (j'aime aussi en avoir quelques unes). Il s'agit d'une issue heureuse, j’ai envie de dire que cela mérite d’être chanté.

 

La ritournelle retourne comme un gant l’être et les soucis qu’il a causés dans les confréries philosophiques, poétiques, les prépas littéraires. La ritournelle fait tourner le temps dans l’espace.

 

(Et la structure granulaire de l’espace-temps ne l’intimide pas ; elle est l’antidote à toutes les solutions de continuité)

 

J’ai lu avec émotion tournures de l’utopie. Voilà un texte tout à fait imparfait, ouvert et incertain, qui devrait absolument échapper au silence : certitude.

 

A bientôt,

 

Philippe

 

 

 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe,

 

 

Merci pour les quelques mots à propos de Tournures de l’Utopie. C’est en effet un texte volontairement désordonné et ouvert. Je ne dirais pas incertain cependant, hypothétique plutôt. Disons que je m’amuse à voguer parmi des hypothèses de certitudes.

 

 

Post-scriptum. 

 

A l’intérieur de quel livre se trouve le texte de Caillois que tu évoques ? 

 

Je t’envoie ci-joint un extrait d’un cours de Deleuze à propos des relations de la musique avec le métal, le cristal et l’électricité. (...) 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 DELEUZE - VINCENNES 27/02/79

Richard Pinhas: J'ai deux questions à formuler sur le cours de la dernière fois, bien que ce que je veuille dire soit très confus. C'est en rapport à cette petite phrase concernant la synthèse métallique ou synthèse de métallisation. On avait vu, l'année dernière, au sujet de ce que tu disais de la musique, qu'une synthèse était une synthèse de disparates qui définit un certain degré de consistance pour rendre discernables des hétérogènes - on avait revu des textes "célèbres" de Dupréel sur la consolidation -, et en ce qui concerne le processus de métallisation, je me demandais si il n'y avait pas un rapport synthétique de métallisation ou une synthèse proprement métallique qui mettrait, entre autres, en rapport, d'un côté (et ce ne sont pas des oppositions strictes, il faudrait voir ça bien plus précisément), un espace lisse ou un espace strié, une matière flux ou matière mouvement, et peut-être une matière plus ou moins du type figé, mais elle resterait à déterminer, un certain type de durée qui se rapporterait à une durée territoriale, et un certain type de durée différent qui se rapporterait peut-être à un pôle itinérant, et j'aimerais savoir si cette synthèse, pour toi, pourrait dégager quelque chose comme un pôle proprement qualitatif qui nous ferait appréhender les affects, qu'on pourrait appeler affects de métal ou affects métalliques. Au niveau de la musique, j'ai l'impression que ces affects ont leur sens propre, tout se passe comme si ils fabriquaient leurs propres lignes, et comme s'ils fabriquaient leurs propres contenus, c'est à dire leurs propres lignes d'efficience ou leurs propres lignes d'effectuation. J'ai aussi l'impression qu'ils se présenteraient sous une forme spécifique, à savoir par exemple une puissance singulière, une force spécifique et probablement certains types de processus. Je voulais savoir si l'on pouvait dire simplement qu'il y a des affects métal, qu'on peut les définir d'une certaine manière, et je pense qu'en musique, si je fais abstraction de toute une tradition orientale et occidentale, dans la musique moderne, on a commencé à parler de musique métallique très récemment avec les "nouveaux" compositeurs américains, et certains anglais, mais déjà on a commencé à parler d'orchestration cuivrée à partir de Stravinsky et de Varèse. C'est à dire qu'il y a deux compositeurs qui sont supposés avoir apporté quelque chose de nouveau qui faisait ressortir ce que j'appellerai pour le moment, très rapidement, un affect métal. Je voulais savoir si tu étais d'accord pour définir plus précisément quelque chose qui serait une synthèse métallique ou une synthèse de métallisation, avec son caractère proprement spécifique.
Le deuxième point c'est de savoir si on ne pourrait pas dire qu'il existe au moins deux lignées technologiques - il y en a probablement plus -, et qui aboutiraient à deux types qu'on a déjà pu cerner. L'un serait le type cristal, et tu en as parlé l'année dernière, on avait fait des allusions à la musique de Mozart, à certains usages de certains instruments, et peut-être un type métal définissant une musique métal. Je le rapporte à la musique, mais ça pourrait se rapporter à tout autre domaine. On aurait donc une ligne d'effectuation aboutissant, ou plutôt un aboutissant d'une lignée technologique qui serait en rapport avec un type métal, et un autre en rapport avec un type cristal, chacun ayant ses puissances singulières, ses définitions spécifiques, son mode d'affection singulier, ses affects spécifiques. Techniquement, je dirais qu'il y a des zones d'efficience hétérogènes, par exemple, en musique, pour avoir des rapports cristallins ou des rapports métalliques, on fait appel à des rapports dynamiques, des rapports de timbres, des sélections de chaud et de froid, de pesanteur, des coupures de fréquences, enfin des filtrages dans les harmoniques très différents dans les cas de ce qu'on désire produire. Il va de soi qu'il n'est pas forcé que l'on veuille produire quelque chose pour que le résultat soit du type affect métallique ou affect cristal. Mais je vois comme deux lignes d'effectuation différentes appelant deux types différents et les deux seraient principalement le métal et le cristal. Je vois également une filiation directe entre ce qu'on appelle musique métallique aujourd'hui, ou orchestration cuivrée, et l'affect métal du forgeron : les définitions de ce type d'affection seraient vraisemblablement les mêmes, mais il reste à les trouver. Parler de chaud et de froid, je prends ça comme exemple qualitatif, c'est peut-être un peu trop simple, on voit tout de suite dans des exemples d'analyses de pièces musicales, on voit tout de suite que ça met en cause des critères bien plus spécifiques, toute une palette de gammes de couleurs, de timbres, de formes d'ondes dans le cas des musiques synthétiques, il y aurait encore les fréquences de coupures, des rapports dynamiques appropriés, des vitesses spécifiques, etc.
Les lignes d'effectuation métallique et cristalline, différenciées évidemment, comme aboutissement, mais non finaliste, de deux lignées technologiques, différenciées également, ça rentrerait dans une autre synthèse qu'il faudrait produire, comme deux éléments cosmiques. C'est à dire que ce sont deux modes de captation, des captations d'éléments cosmiques au sens où est cosmique la matière molécularisée, dans ce cas du matériau musical, et je pensais aussi à cosmique, de la manière dont Nietzsche le définit : il y a un aphorisme dans les fragments posthumes de l'époque du gai savoir où il raconte toute une histoire, et il finit son aphorisme en écrivant : "éprouver d'une manière cosmique!" Je voudrais savoir si tu es d'accord pour concevoir ainsi ces affects de métal et de cristal.

Gilles Deleuze : C'est une belle intervention parce que, je ne sais pas si vous êtes comme moi, et ça m'arrive aussi pour mon compte, ça paraît presque trop beau. On se dit que ça marche trop bien. En effet, c'est un danger. Ce n'est pas une métaphore : si on met deux noms sous ce que vient de dire Richard, sous sa ligne cristal en musique et sous sa ligne cuivre, ce n'est pas par métaphore que le cristal est quelque chose qui hante Mozart. Ça rejoint des choses très techniques en musique. Non seulement le cristal est une obsession que Mozart éprouve en rapport avec sa vie, mais il l'éprouve aussi en rapport avec son œuvre, et ce n'est pas seulement une obsession, c'est un facteur, c'est un élément actif de cette musique. Quand Richard signale le rôle - je n'aime pas bien les trucs de mythologie, tous les mythes nous rappelent quelque chose et nous disent quelque chose, au point ... mais ce qui est important, c'est le lien musicien-forgeron, il y a un rapport intime. Je ne me sens pas très capable de faire de l'analyse mythologique, mais il faudrait voir. Est-ce que le mythe, à sa manière, saisit quelque chose qui serait un rapport intime entre une certaine direction musicale, pas la musique en général, et une direction métallurgique, la direction du forgeron et la direction d'une certaine musique. Si on sort du mythe, dans la musique occidentale - et bien sûr il y a eu des cuivres de tous temps, mais en gros, la grande entrée des cuivres, ça se fait dans le 19ème siècle avec deux grands noms, et je généralise grandement, là où les cuivres font leur irruption royale dans la musique, c'est avec Berlioz et avec Wagner. C'est des moments fondamentaux. Et c'est une des raisons pour lesquelles, tant Wagner que Berlioz, seront traités de barbares. Une musique barbare.
Qu'est-ce que ça veut dire ce lien ? Les cuivres entrent dans la musique! Qu'est-ce que ça entraîne dans la musique ? Si on arrive à bien poser le problème - c'est pour ça que je dois juste, dans des termes très voisins, reprendre ce qu'a dit Richard -, si on voit bien ce problème, alors peut-être que ça rejaillira sur des mythes très anciens qui n'ont aucun rapport avec Berlioz ni Wagner, mais peut-être qu'on comprendra mieux, est fondé un lien forgeron-musique. Qu'est-ce qui se passe lorsque les cuivres font irruption dans la musique ? On repère tout d'un coup un type de sonorité, mais ce type de sonorité, si j'essaie de situer les choses, après Wagner et Berlioz, on se met à parler de sonorité métallique. Varèse fait une théorie des sonorités métalliques. Mais ce qui est bizarre, c'est que Varèse est à cheval entre la grande tradition des cuivres Berlioz-Wagner, et la musique électronique dont il est un des premiers à fonder, et déjà à effectuer. Il y a sûrement un rapport. La musique n'a été rendue possible que par une espèce de courant d'une musique métallique. Il faudrait chercher pourquoi. Est-ce qu'on ne pourrait pas parler d'une espèce de métallisation, qui bien sûr n'épuise pas du tout toute l'histoire de la musique occidentale à partir du 19ème siècle, mais est-ce qu'il n'y a pas une espèce de processus de métallisation marqué pour nous de manière énorme, visible, évidente par cette éruption des cuivres. Mais ça, c'est au niveau instrumental. Est-ce que ce n'est pas ça qui, entre autres - je ne dis pas "déterminé", ce n'est évidemment pas l'entrée des cuivres dans la musique qui aurait déterminé ça -, je dis qu'il y a une série de choses qui se font d'une manière concomittante, en même temps : l'irruption des cuivres, un problème tout nouveau de l'orchestration, l'orchestration comme dimension créatrice, comme faisant partie de la composition musicale elle-même, où le musicien, le créateur en musique devient un orchestrateur. Le piano, à partir d'un certain moment, il se métallise. Il y a formation du cadre métallique, et les cordes sont métalliques. Est-ce que la métallisation du piano ne coïncide pas avec un changement dans le style, dans la manière de jouer. Est-ce qu'on ne pourrait pas mettre en corrélation, même très vague, l'irruption des cuivres dans la musique, c'est à dire l'avènement d'une espèce de synthèse métallique, l'importance créatrice qui prend l'orchestration, l'évolution d'autres instruments du type piano, avènement de nouveaux styles, la préparation de la musique électronique ... Et sur quelle base est-ce qu'on pourrait dire qu'il y a bien une espèce de ligne métallique et de ligne musicale qui s'épousent, qui s'enchevêtrent, quitte à se séparer à nouveau; il ne s'agit pas d'en rester là puisque, à mon avis, ça préparera fondamentalement l'avènement d'une musique électronique. Mais peut-être qu'il fallait passer par là. Mais, à ce moment là, pas question de dire que le cristal c'est fini, la ligne cristalline en musique continue. A aucun moment, Mozart n'est dépassé par les cuivres, ça va trop de soi, mais elle va réapparaître sous une tout à fait autre forme. Varèse est tellement à un carrefour : il invoque à la fois des notions comme celles de prismes, de sonorités métalliques, et qui débouche sur la musique électronique. Tout comme la ligne cristalline passe par toute une conception assez complexe des prismes, la ligne métallique va passer par toute une conception assez complexe de la "ionisation", et tout ça va s'enchevêtrer et ça va être comme des lignes généalogiques d'une musique électronique. Donc, c'est très compliqué, et tout ça n'a d'intérêt que si vous comprenez que ce ne sont pas des métaphores. Il ne s'agit pas de dire que la musique de Mozart est comme du cristal, ça n'aurait que peu d'intérêt, il s'agit de dire que le cristal est un opérateur actif, aussi bien dans les techniques de Mozart, que dans la conception que Mozart se fait de la musique, de même que le métal est un opérateur actif dans la conception que des musiciens comme Wagner, comme Berlioz, comme Varèse, comme les "électroniciens" se font de la musique.

Richard Pinhas : Je voudrais juste ajouter que, dans cette synthèse, ou dans cette synthétisation d'éléments - et il s'agit de bien différencier mais d'affirmer en tant que telles les lignes métal et cristal, elles ne se remplacent jamais, tout ce qu'on peut avoir entre les deux, c'est des phénomènes de résonance et de percussions, soit des rencontres des lignes cristal et des lignes métal, mais à aucun moment, il n'y a d'ascendance ou de descendance de l'une à l'autre ... mais ce qui me paraît très important, c'est qu'il n'y a pas seulement des éléments métalliques et des éléments de type cristal, mais il y a effectivement, en outre, un processus de cristallisation et un processus de métallisation, et ce processus passe effectivement par de nombreux critères, de nombreux opérateurs, il y a vraiment une fabrication. Ce processus est une fabrication, et il va s'agir de capter ou de prendre des blocs de cristal ou des blocs de métal, là ce sont des blocs abstraits que l'on retrouve concrétisés dans des machines concrètes, par exemple des machines métal dans notre illustration musicale (le synthétiseur, l'usage de percussions, etc.), mais ça doit valoir pour beaucoup d'autres choses, aussi bien pour la ligne cristal que pour la ligne métal.

Gilles Deleuze : Et ça réagit. C'est évident qu'il n'y a pas que deux lignes. Dans le cas de la musique, il y a aussi une ligne vocale qui a sa propre autonomie, il y a une ligne du bois qui ne cessera jamais.

Richard Pinhas : Dans ces processus de métallisation et de cristallisation, il y a formation de blocs d'espace-temps, et c'est par des vibrations, des transformations, des compositions, des projections, des mouvements d'échange, des mouvements de vitesse pure, des mouvements de vitesse différentielle, que se produit la fabrication de temps spécifiques, de blocs d'espace-temps spécifiques, et c'est peut-être ça qui va former les synthèses métalliques ou les synthèses cristallines.

Gilles Deleuze: Ça c'est ce que j'appelais, la dernière fois, des agencements. C'est des agencements musicaux. Ces lignes ont chacune leurs combinaisons, on ne peut pas les définir d'une manière analogue. Dans ce qu'on appelle vaguement une ligne cristalline, qui a toute son histoire, la détermination d'une ligne cristalline n'est pas du tout par rapport au matériau dans la même situation que la détermination d'une ligne métallique est dans son rapport à son matériau à elle; donc, chacune de ces lignes n'aura aucune formule générale. Etre une ligne cristalline, ça n'implique pas que la matière des instruments qui la tracent soit en cristal. Si je dis ligne métallique, ça implique que les instruments qui la tracent soient des cuivres, au moins au départ. Donc, ces deux lignes ont des statuts différents. Vraiment, elles boitent les unes par rapport aux autres. Pour le bois, ce sera aussi autre chose, on a bien le bois comme matière, mais le bois comme matière par rapport à une ligne musicale du bois n'est pas du tout la même chose que le métal comme matière par rapport à une ligne musicale du métal.

Richard Pinhas : Dans tous les cas, le plan de consistance dans lequel va prendre corps, dans le cas de l'exemple musical, la musique cristalline ou la musique métallique, il est indifférent absolument au matériau. Dans un premier temps, évidemment, on pourra dire que tels ou tels instruments métalliques ou cristallins rentrent en jeu, mais ce qui importe réellement, c'est le processus de synthèse lui-même, c'est le plan de consistance qui va dégager un processus d'affection de type métallique ou de type cristallin, à tel point que des instruments purement électroniques, pourront eux-mêmes dégager - alors qu'ils n'ont en eux aucune composition ni de bois, ni de métal, ni de cristal-, des affects de tel ou tel type.

Claire Parnet : C'est la voix. A l'époque de Mozart, la musique partait de la voix et il y a eu différenciation. L'affect de cristal part peut-être de la voix alors qu'au 19ème siècle le processus de transformation de la voix est tout autre.

Gilles Deleuze: ... Vous savez que Paul Klee était le peintre qui connaissait le plus profondément, et du dedans, la musique. Il avait, avec Mozart, un rapport dont il a beaucoup parlé dans son journal, un très beau rapport d'affinité. Il estimait que ce qu'il faisait et que ce que Mozart avait fait en musique, n'étaient pas sans rapport. Or, le thème constant auquel Klee s'accroche, c'est évidemment le thème clé du cristal quand il se compare à Mozart. Evidemment, ni dans un cas, ni dans l'autre, ça n'est une métaphore. Je prends le cas de Varèse. Il y a toute une ligne qui essaie d'établir des lignes sonores, non pas du tout en comparaison avec, mais qui passerait par ou qui trouverait dans le monde sonore quelque chose d'analogue à l'optique. Il pense à un espace sonore nouveau qui tiendrait compte de certains phénomènes optiques, mais qui en tiendrait compte à sa manière. Mais il me semble que toute cette ligne culmine dans une très belle œuvre de Varèse qui s'appelle "Hyper Prisme". Il y a tout un thème du cristal qui ressort chez Varèse. Puis il y a une tout autre direction. Dans une autre voie, qui va tendre vers une œuvre également très belle, "ionisation", qui est très importante parce qu'elle est à la naissance de la musique électronique. Dans Hyper Prisme, il y a vraiment une cristallisation musicale ou sonore, et Ionisation : il me semble que la musique électronique est sortie, ou en tous cas elle n'aurait pas été possible en Europe sans, précisément, cette espèce de synthèse métallique qui a eu lieu, qui n'a pas épuisé la musique du 19ème siècle, mais qui s'est formée au 19ème siècle, en commençant par Berlioz et Wagner. Pourquoi ? Ces grandes étapes de la musique électronique, ça s'est fondé sur des recherches liées au phénomène de l'ionisation. Phénomène qui met en jeu les électrons de l'atome. Il y a l'ionisation, et puis il y a la manière de ioniser l'air. Comment est-ce qu'on ionise l'air ? L'air se ionise, dit-on, au voisinage de plaques de métal chauffées au rouge. C'est très important cette introduction du métal. Qu'est-ce que ça fait pour la musique ? Evidemment, il s'agit de faire des émetteurs d'ondes, les ondes, c'est important pour la naissance de la musique électronique, des émetteurs d'ondes qui passent par ionisation, présence du métal dans le processus de la ionisation, et enfin, il y aurait des raisons qui pourraient faire penser que la musique n'est pas un produit, mais a été rendue possible par un processus métallique qui concernait déjà le monde sonore et le monde musical.
Je lis quelques passages de ce très bon livre d'Odile Vivier sur Varèse, dans la collection du Seuil, à propos de ionisation : "la variété des timbres est produite par les groupements sélectifs d'instruments à membranes réverbérantes. Tambour, grosse caisse. Voilà une ligne. Instruments de résonance ligneuse : blocs chinois, claves. Instruments à friction, sonorités métalliques : triangle, cymbales, enclume, grave, cloches, etc. ... ainsi que par des instruments que l'on agite, que l'on secoue : tambours de basque, etc. ... plus les sirènes." Ça c'est l'ensemble ionisation. Mais, dans son commentaire, Varèse dit ceci : "A un certain moment, il y a une soudaine cassure, avec des accords syncopés retentissants, et la scène musicale change complètement. Ce ne sont maintenant que des sonorités métalliques". C'est très curieux car cette œuvre est au croisement de mille choses d'une richesse extrême, et il éprouve le besoin de faire une plage de pure musique métallique : "... ce ne sont maintenant que des sonorités métalliques : la grande cymbale chinoise, les gongs, le tam-tam, le triangle et les enclumes. Tandis que, au-dessus d'eux planent les sirènes. Le contraste produit par cet interlude métallique est calculé de manière à marquer la division naturelle de la musique. Il est apparent que cette section métallique est fondue dans le rythmique des premières pages. Ce n'est que l'instrumentation qui diffère ostensiblement." C'est très curieux, car cette œuvre va être faite comme réunissant au début, toutes sortes de lignes qui s'entrecroisent, et puis une espèce d'agencement proprement métallique, qui sert comme interlude avant que n'éclate quelque chose qui, à mon avis, est comme l'annonce de la musique électronique.
Les mythes de toute antiquité, qui nous disent qu'il y a un certain lien entre le musicien et le forgeron, mais ce qui nous intéresserait, ce serait de savoir, par un tout autre horizon, pourquoi est-ce que le forgeron et le musicien ont quelque chose à faire ensemble, et si on obtient une réponse, on n'obtiendra que un aspect de la métallurgie et un aspect de la musique, et on se demandera simplement si notre résultat peut servir pour l'analyse des mythes. On sera allé dans un tout autre endroit.