Salut Philippe,

 

 

Je t’envoie un texte intitulé A propos de l’Hypocondrie Totalitaire. 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

A propos de l’Hypocondrie Totalitaire

 

 

Le principe de précaution sanitaire oblige désormais chacun à être responsable de la totalité des autres corps, de la survie de tous les autres corps. Chacun devient alors responsable des virus que son corps pourrait transmettre, et cela qu’il le sache ou non. L’univers de la transmission virale n’est pas en effet un monde de la présence, c’est un univers du possible. Ce qui est désormais demandé à chacun c’est d’être responsable du possible, ce qui est une injonction folle.

 

Le totalitarisme hygiéniste oblige donc chaque corps à être responsable de ses microbes et de ses virus, ce qui est un non-sens éthique. Le totalitarisme hygiéniste oblige en effet chacun à être responsable de l’infime invisible de son corps. Chacun est désormais responsable et même coupable du mal possible qu’il pourrait transmettre, et cela qu’il en soit conscient ou non. Chacun est désormais responsable des phénomènes insentis de son corps, des phénomènes inconscients de son corps. C’est aussi fou que de demander à un homme de déterminer consciemment le rythme des battements de son cœur ou de déterminer avec exactitude l’intensité de sa puissance respiratoire.

 

Il y a une folie d’omnipotence, une folie d’omnipotence de la raison dans ce principe de précaution. C’est comme si la raison moderne n’acceptait plus que quoi que ce soit échappe à son pouvoir, et que par pure arrogance elle était prête à se suicider pour ne pas avoir à affronter l’existence même du hasard, de l’imprévisible et de la mort. La folie de la précaution hygiéniste, c’est la folie morbide de celui qui choisit de se suicider parce qu’il n’a pas le simple courage d’affronter l’existence de la mort.

 

Chesterton avait déjà superbement remarqué que l’obsession de la santé était une obsession morbide. « Quand tout s’affaiblit et se ralentit dans la vie d’un peuple, il commence à parler d’efficacité. Il en va de même de l’homme lorsqu’il sent son corps délabré, il commence alors pour la première fois à parler de santé. Les organismes vigoureux ne parlent pas de leurs fonctions, mais de leurs fins.

(…)  

L’erreur de tout ce bavardage médical vient du fait qu’il associe l’idée de santé et l’idée de soins. Qu’a la santé à faire avec les soins ? La santé consiste à ne point avoir de soins. Dans les cas spéciaux et anormaux il est nécessaire de prendre des soins. Quand nous sommes  particulièrement mal portants, il peut être nécessaire de nous soigner afin de redevenir bien portants. Mais alors même nous ne faisons qu’essayer de nous bien porter pour ne plus avoir besoin de soins. (… ) L’humanité doit recevoir le conseil d’être la témérité même. Car toutes les fonctions fondamentales d’un être sain doivent à toutes forces être accomplies avec plaisir et par plaisir, il faut à toutes forces qu’elles ne soient pas accomplies avec précaution et par précaution. (… ) C’est la première loi de la santé que de ne pas accepter nos besoins comme des besoins, mais de les accepter comme un luxe. Ayons donc soin des petites choses, d’une égratignure ou d’une indisposition légère, de tout ce que l’on peut traiter par des soins. Mais au nom de tout ce qui est sain, ne prenons pas de soins pour les choses importantes, (…) sinon    la source même de notre vie se tarira. »  G.K Chesterton, Hérétiques 

 

 

Je me souviens de l’époque de mon enfance où j’étais asthmatique. La poussière, la fumée de cigarette, les poils et les plumes des animaux provoquaient parfois en moi des crises violentes. Jamais je n’aurais eu cependant l’idée d’interdire aux autres de faire des travaux à l’intérieur de leurs maisons, de fumer dans les cafés ou d’avoir des chiens et des chats comme animaux de compagnie. Et cela précisément parce que ces allergies étaient des caractéristiques particulières de mon corps et non des caractéristiques du corps des autres. Ce que présuppose l’hypocondrie totalitaire, c’est que désormais un homme n’a plus de corps particulier, qu’un homme n’a plus d’autre corps que le corps social. Chaque corps humain n’est plus désormais que le représentant du corps social. Ou pour le dire de manière plus simple, un homme ne dispose plus d’un corps libre. Cette idée qu’un homme ne possède pas son propre corps, ne dispose pas librement de son propre corps, que le corps d’un homme ne lui appartient pas est une idée effroyablement dangereuse et pour le dire avec clarté une idée inacceptable, c’est en effet une idée totalitaire et fasciste.

 

Il est à ce propos important de remarquer que cette situation d’hypocondrie totalitaire est avant tout une décision étatique. Ce n’est pas une décision économique. Deleuze remarquait que l’état était ce qui reterritorialisait les puissances déterritorialisantes du capitalisme. La situation de l’hypocondrie totalitaire c’est celle de la reterritorialisation de l’état sur le corps de chacun, sur le corps obligatoirement pur de chacun.

 

Il est en effet évident que cette hypocondrie totalitaire se développe à travers une peur de la contamination, autrement dit à partir d’un phantasme du corps pur. Et c’est sans doute cela le plus inquiétant dans cet événement, c’est comme si les hommes ne parvenaient plus à accepter la présence impure des corps et qu’ils préféraient désormais désirer survivre exclusivement en tant que purs signes, en tant que pures images.

 

Ce qui est aussi à noter c’est que dans cette situation de totalitarisme sanitaire, la forme de la responsabilité éthique (celle théorisée par Levinas) alors s’inverse. Chacun n’est plus responsable du visage de l’autre puisque que chacun est masqué. Chacun est désormais responsable de la totalité des autres hommes sans être responsable du visage de l’autre. La responsabilité envers la totalité des autres engendre de façon contradictoire l’abolition de la responsabilité face au visage de l’autre, face à la présence de son visage, face à la nudité de son visage, face à la présence nue de son visage.

 

Ainsi selon un renversement abject, c’est le simple geste d’apparaitre à l’intérieur du monde, d’apparaitre visage nu à l’intérieur du monde qui est jugé en tant que délit, le délit de propager l’épidémie de l’humanité, le crime de propager la contagion de l’homme.

 

 

 

 

Et quelques extraits de textes de J. Baudrillard, P. Muray et G. Agamben. 

 

 

« Virtuel et viral vont de pair. C’est parce que le corps lui-même est devenu un non-corps, une machine virtuelle, que les virus s’en emparent. »

 

« La cérébralité grandissante des machines doit normalement entrainer la purification technologique des corps. Ceux-ci pourront de moins en moins compter sur leurs anti-corps, il faudra donc les protéger de l’extérieur. La purification artificielle de toutes les ambiances suppléera aux systèmes immunologiques internes défaillants. Et s’ils sont défaillants, c’est qu’une tendance irréversible, souvent appelée progrès, pousse à dessaisir le corps et l’esprit humain de leurs systèmes d’initiative et de défense pour les transférer sur des artefacts techniques. Dépossédé de ses défenses, l‘homme devient éminemment vulnérable à la science et à la technique (…)

 

Il n’est pas absurde de supposer que l’extermination de l’homme commence par l’extermination de ses germes. Car tel qu’il est, avec ses humeurs, ses passions, son rire, son sexe, ses secrétions, l’homme n’est lui-même qu’un sale petit germe, un virus irrationnel qui trouble l’univers de la transparence. Lorsqu’il aura été expurgé et qu’on aura mis fin à toute contamination sociale et bacillaire, alors il ne restera que le virus de la tristesse, dans un univers d’une propreté et d’une sophistication mortelle.

La pensée, étant à sa façon un réseau d’anticorps et de défense immunologique naturelle, elle est aussi fortement menacée. Elle risque d’être avantageusement remplacée par une bulle électronique cérébro-spinale expurgée de tout réflexe animal ou métaphysique. » J. Baudrillard,  La Transparence du Mal, Essai sur les phénomènes extrêmes ,1990

 

 

« Considéré au pied de la lettre, le principe de précaution n’implique pas seulement que l’on écarte de quelconques risques jugés possibles ou que l’on répare les dommages lorsqu’une catastrophe est arrivée, mais d’abord que l’on travaille à empêcher toute possibilité de risque, même lorsqu’il n’existe aucune preuve « scientifique » de lien causal entre telle source supposée de risque et tel dommage éventuel. Même s’il se défend d‘être un principe d’abstention et se déguise en principe d’action, affirmant qu’il exige que l’on agisse « pour d’autres raisons et selon d’autres critères que la connaissance précise des causes et des effets », le principe de précaution ne peut dire de quels critères il s’agit. Ce qui revient à penser qu’il suffit de croire qu’un risque peut advenir, de tel ou tel coté, pour que l’on élimine, au moindre doute, ou sans même le début de l’ombre d’un doute, ses origines supposées. De ce point de vue, le principe de précaution ne relève même plus de cette ère du soupçon qui aura défini la dernière période historique. Il serait plutôt l’indice d’un nouvel âge de la foi. Mais il s’agit d’une foi dans des dieux que personne encore n’avait réellement priés, en tout cas sous de tels noms : Prudence, Prévoyance et Circonspection. (…)

L’exigence de prudence préventive est devenue si vite, et si aisément, l’un des principes fondamentaux du temps présent, qu’il est difficile de ne pas l’envisager à la fois comme la nouvelle base philosophique de celui-ci, et comme le mode d’action ou plutôt de négation privilégié des nouveaux individus (…) De proche en proche, et à la moindre suspicion de nocivité, cette exigence devrait permettre l’effacement d’à peu près tout. (…) Et c’est par là que l’on vérifie qu’à son insu cette civilisation dévastatrice n’arrête pas de secréter ses propres dévastateurs. Mais ni elle ni eux ne peuvent se définir de cette façon. Car tous œuvrent aussi dans la même voie, où il s’agit d’épurer sans fin la vie des dernières traces d’erreurs qui la constituaient ; jusqu’à ce qu’il apparaisse, mais bien sûr au crépuscule de cette épuration, que la vie n’était tissé que d’erreurs, et qu’il ne reste plus rien de celle-là quand celles-ci sont éradiquées. »  P. Muray Essais, L’Avenir tel qu’il Parle, 2000

 

 

« Le citoyen n’a plus droit à la santé mais devient juridiquement obligé à la santé. (…) Il ne s’agit plus de prendre des médicaments, ou de se soumettre, quand c’est nécessaire, à une visite médicale ou à une intervention chirurgicale, la vie entière des êtres humains doit devenir à chaque instant le lieu d’une célébration cultuelle ininterrompue. L’ennemi, le virus, est toujours présent, et doit être combattu incessamment et sans trêve possible. » La Médecine comme religion, G Agamben

 

Giorgio Agamben a écrit plusieurs articles importants à propos de l’état d’urgence sanitaire. Biosécurité et politique-La Médecine comme religion- Contagion et phases 2- Eclaircissements-Nouvelles réflexions.

 

Ces articles sont lisibles sur le site Pile Face de P. Sollers.

 

 

Enfin André Comte-Sponville a dit quelques phrases aussi claires que sages à propos de la santé.

 

« La santé est peut-être le bien suprême, mais je fais une différence entre le bien et une valeur. Il faut distinguer la santé qui est le bien le plus enviable de tous, mais qui n’est pas une valeur morale. Le discours ambiant que j’appelle le « panmédicalisme » et qui tend à faire de la santé une valeur suprême, pas seulement un bien désirable, est un contresens sur la vie. »  

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris


La citation de Caillois est tirée de l’Alternative (Naturalphilosophie ou Wissenschaftlehre), qu’on trouve dans Approches de l’imaginaire.


Merci pour ton texte sur l’hypocondrie totalitaire. Toute une série de remarques que je n’arrive pas à coordonner d’une façon satisfaisante (le faut-il ?) ; je vais mettre des numéros à mes petites périodes, à peu près par ordre d’apparition :

1-A tous égards le masque débecte. Il renvoie sans pitié une haleine de plus en plus chargée de soi. Cette parodie de réflexivité est bien plus vicieuse que celle du miroir. Chacun est aux prises avec son démon familier, son propre crampon d’enfer. Le sac de peau et la conscience ne suffisaient pas, le masque rajoute une couche d’intimité surie à notre vieille misère. En fin de journée, on revient tout nauséeux de soi, la peau luisante d’un condensat (condensoi ?) passé par tous les tuyaux. Bref, depuis que le masque est devenu obligatoire en public, on n’adhère jamais autant à soi qu’en présence des autres.

Les corps sont en principe de fantastiques machines à oublier, mais ainsi attifés leurs réserves d’inconscience s’épuisent vite. La fuite semble impossible, les forêts sont fermées autant que les visages, la ville est omniprésente. Dans ce cloaque la petite raison n’a pas grand-chose à dire. Elle constate son infimité, elle regrette éventuellement que Pascal ne soit pas un contemporain. Elle voudrait bien déceler dans la crise un nouveau signe de sa paradoxale grandeur.

*


2 - 2020 consacre certes l’hygiénisme biophobe, la vie entière considérée comme un risque sanitaire. Respirer est devenu un geste suspect. Tousser : à la fois le crime et l’aveu. Sûr que l’infini du visage a été éclipsé, « voilé », et ce bien avant que le masque ne devienne obligatoire. Dans les transports, dans les lieux clos, des symptômes s’évaluent à la va-vite. Péremptoires ! Impitoyables ! Il y a quelque chose de hobbesien assurément, chacun considère l’autre comme un tueur potentiel. Cependant Léviathan se montre fort peu capable de terminer la guerre, châtiments, disciplines et biopouvoirs sont distribués au petit bonheur la malchance et ne convainquent pas grand-monde. Pas facile de déposer ses microbes aux pieds du souverain, faut dire.


La panique a eu le vent en poupe mais je ne crois pas que cet air du temps ait été spécialement insufflé par l’Etat, que la raison étatique ait été l’agent principal des assignations folles et des manies purificatrices. En tout cas les avertissements de toutes sortes d’autorités ne sont pas tombés dans des oreilles de sourds. Qui n’a pas participé à la « totalisation sanitaire » ? Qui n’a prélevé dans les innombrables discours ce qui pouvait entretenir son effroi et celui du groupe ?  Qui n’y pas été de sa parole de mauvais augure ? 


(peur phare phénix)


*


3 - Il ne faut pas oublier que le corps est merveilleusement disposé à la fuite. L’âme est l’éternelle effarouchée. L’« ensauvagement », c’est peut-être aussi ceci : le triomphe de la peur-panique. La première raison venue sera amplement suffisante pour justifier une dépense éperdue d’énergie du désespoir : sortir, issir, c’est l’atavisme, le réflexe reptilien. A défaut d’issue on se terre. Quand le premier confinement est intervenu, presque « tout le monde » le réclamait depuis des semaines. Qui parlait, le corps individuel, le corps social, « l’impérieuse » raison, le tout premier instinct ? Un beau mélange à mon avis. 


 « Tout le monde » en général, à peu près personne en particulier : il s’agissait bien d’un genre de fait social total. La peur et l’agressivité subséquente étaient palpables dans tous les petits espaces, tous les tubes dédiés aux « mobilités », aux parodies de déterritorialisation, et ça te traversait autant qu’un autre comme une danse de Saint-Guy.


*


4 - Je ne suis pas tout à fait d’accord, ou pas du tout peut-être, avec l’idée d’une folie d’omnipotence de la raison qui serait accentuée par cette crise. Pour l’essentiel, beaucoup l’ont remarqué, la maladie a été gérée comme l’étaient les pestes au Moyen-Age. Avec un instrument très fruste, d’une simplicité biblique. On a du mal à mesurer l’importance de certaines remarques insistantes, du type : on ne sait pas combien de temps ça va durer, on ne sait pas si cela va devenir cyclique, on ne sait pas si cela va empirer... on ne sait pas et on ne peut pas savoir. J’y vois un aveu d’impuissance plutôt qu’une folie d’omnipotence. 


(Par ailleurs je ne me résous pas à rabattre « la raison » sur « la raison technique ». Étonnant tout de même que j’en vienne à me poser en défenseur de la raison. La mienne est fort limitée et n’est certainement pas au principe de mes cancions ; je la croise de temps à autre, en cours de route, elle m’aide comme elle peut.)


(« Joséphine » est son petit nom)


*


5 - Pureté, purification mortifères. Le désir de pureté se généralise sans doute. Hantise du mélange, manie de la clôture, haut-le-cœur incoercibles de toutes parts... intégrismes et militantismes phantasment aussi la pureté. Je me demande même si le partisan de l’impur y échappe, qui considère tout désir de purification comme une maladie, une saleté, une souillure. 


Il faudrait pouvoir rester « relativement sale » en toutes circonstances, sans y accorder toutefois trop d’importance : 


« Selon un homme relativement sale comme moi, un lavage comme une guerre a quelque chose de puéril parce qu’il faut recommencer quelques temps après. » (Michaux)


*


6 - L’idée qu’un homme ne dispose pas librement de son propre corps est-elle proprement totalitaire ? L’indisponibilité du corps est un principe du droit abondamment commenté par la doctrine, qui y voit l’un des piliers des droits de la personne. Il n’existe pas de « droit au suicide », par exemple (si quelqu’un m’empêche de me tuer, je ne peux réclamer réparation — aucun droit n’a été violé). Je note aussi que les juristes qui étudient le statut du corps dans le droit français citent assez spontanément Levinas. Il doit y avoir un moyen d'associer l'indisponibilité du corps avec l'infini du visage. Remarque en passant, à creuser en tous sens (ou pas).



!


Pour finir — Il reste au-dessus du masque une petite moitié du visage, et maintenant que la frayeur n’est plus aussi dévorante (c’est vraiment elle qui mangeait le visage), il me semble que l’infini s’y presse ou s'y présage à nouveau. Puis les masques commencent à devenir expressifs, le plastique apprend à sourire et à grimacer. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en effrayer.

 


(et toujours ce fichu souffle en feedback)

 


A bientôt,

Philippe