Oreille du Zéro.   

 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

 

 

Quelques phrases en post-scriptum à propos du problème du je. 

 

 

« C’est l’étrangeté du monde qui est fondamentale et c’est elle qui résiste au statut de réalité objective. De même, c’est notre étrangeté à nous-mêmes qui est fondamentale et qui résiste au statut de sujet. »  J. Baudrillard 

 

 

« Les livres me regardent des étagères, ils me regardent mais n’ont pas besoin de moi.

 

 

Personne n’a besoin de moi, pas même moi n’ait besoin de moi, mais quelque chose au fond de moi a besoin d’autre chose.

 

 

Personne n’a besoin de moi …

 

Mais au fond de tout quelque chose a besoin de quelque chose. Et nous le savons. »   R. Juarroz 

 

 

 

Un extrait du Flotoir de Florence Trocmé. 

 

 

A. Wald-Lasowski écrit que « pour lui l’écoute est une expérience radicale de transformation : »

 

La musique ce serait ainsi quelque chose comme la mue du serpent, celle que René Char décrit par exemple dans un livre d’entretiens. « La façon dont les couleuvres font la mutation de leur peau. Elles se glissent entre deux pierres, de préférence entre deux tuiles, et s’y déshabillent dans de grands efforts apparemment douloureux. »

 

 

 

« L’eau est une forme de l’oreille. »  S. Pey

 

L’eau est la forme de l’oreille du feu.  

 

 

 

« Nietzsche plaçait la musique sous le signe du Phénix. »  G. Bachelard 

 

« Le sel (.. .) la cendre de l’eau, le résidu encore actif de l’eau brûlée. »   L. Albarracin

 

La musique renait ainsi de cendres étranges. La musique renait des cendres de l’eau. Autrement dit la musique renait du sel. La musique révèle la transmutation du sel, la transmutation à la fois aléatoire et aérienne du sel.

 

 

 

« En musique, il distille son sang. »  Elias Canetti

 

Inventer de la musique ce serait ainsi faire bouillir son sang dans l’alambic d’un des organes de son corps. Cependant tous les musiciens n’utilisent pas le même organe pour accomplir cette distillation. Il y a ceux qui distillent leur sang dans l’alambic de leur cerveau, d’autres dans l’alambic de leurs oreilles, d’autres dans l’alambic de leur abdomen, d’autres encore dans l’alambic de leurs poumons.

 

 

 

Il y a une oreille du zéro. Webern révèle l’oreille du zéro. Webern donne à la fois à voir et à entendre l’oreille du zéro. Webern donne à voir avec les mains et à entendre avec les yeux l’oreille du zéro. 

 

 

 

« [Ma grand-mère] avait peut-être plus à dire à son petit livre que son petit livre n’avait à lui dire. Mais les poètes sont coutumiers de pareilles confidences ; nous ne les aimerions pas tant s’ils n’étaient pas faits pour nous écouter plus encore que pour nous parler » écrit Anatole France. 

 

 

Tu dois être parmi les derniers à avoir l’audace aussi transgressive que désuète de citer Anatole France. (La désuétude comme indice de la transgression, ce pourrait être une idée de Barthes.). Kundera a remarqué dans son livre Une Rencontre qu’Anatole France était désormais à notre époque sur liste noire de l’intelligentsia. J’attends donc avec impatience un extrait de Romain Rolland ou de Marcel Jouhandeau dans un de tes prochains mails. 

 

 

 

Post-scriptum 

 

 

Je t’envoie ci-joint une étude à propos de Peau de Cochon de P. Katerine. 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La rôtisserie de la reine Pédauque

 

 

 

 

Bonjour Boris,  

 

 

 

 

Inventer de la musique ce serait ainsi faire bouillir son sang dans l’alambic d’un des organes de son corps. 

 

! Voici un bonhomme qui externalise l'alambic:

 

! Dmitry Morozov est son nom. Il ne fait pas bouillir le sang, c’est un moderne qui utilise la fée électricité. Le résultat sonore est assez piteux. En revanche les espèces de lustres aux fioles de sang font de réjouissants objets kitsch. Hélas personne ne rit (du rire démoniaque et minoritaire de Kundera).

 

 

 

Cependant tous les musiciens n’utilisent pas le même organe pour accomplir cette distillation. Il y a ceux qui distillent leur sang dans l’alambic de leur cerveau, d’autres dans l’alambic de leurs oreilles, d’autres dans l’alambic de leur abdomen, d’autres encore dans l’alambic de leurs poumons.

 

? J’aime l’idée-certitude de musique comme distillation, et celle d’un corps-alambic. Mais faut-il, comme tu le fais, démembrer, régionaliser encore le corps-Léviathan  pour évoquer ces « transmutations » ? Il me semble que les distillations musicales nécessitent un corps mobilisé de pied en cap, de la base au sommet (et retour) : soit que le corps entier soit un alambic, soit que le corps  soit une collection d’alambics que la musique mieux que tout parvient à synthétiser.   

 

 

La musique renait ainsi de cendres étranges. La musique renait des cendres de l’eau. Autrement dit la musique renait du sel. La musique révèle la transmutation du sel, la transmutation à la fois aléatoire et aérienne du sel. 

 

!! Une petite anecdote qui me parait avoir des rapports (lointains, catastrophiques) avec la musique comme Phénix qui renaît du sel : il y a quelques années nous sommes allés en Israël pour y faire deux concerts. Nous en avons profité pour voir la mer morte. Nous voici donc, en maillots de bain, sur un rivage très en-dessous du zéro d’altitude, derrière nous, dans les « hauteurs », il y a un genre de poste de contrôle et des soldats, sur l’autre rive on devine les montagnes jordaniennes (et même, en plissant les yeux, en bandant l’esprit, Salomé tenant par les cheveux la tête tranchée de Jean le Baptiste). Tout baigne dans une atmosphère trouble, tourbée (il y avait eu une tempête de sable un peu plus tôt) : c’est très antique, c’est très souterrain. Sous les yeux des militaires (goguenards, nous pensions qu’ils manifestaient leur mépris pour les civils, en fait ils riaient de ce qui allait nous arriver), on se jette à l’eau. On flotte, miracle, les eaux portent et élèvent les cinq musiciens, nager est presque impossible, s’envoler semble plus simple, à portée de bras, de brasse, c’est enivrant mais très vite la peau démange, les yeux piquent atrocement, il nous faut sortir en urgence. Rude baptême du feu du sel de l’eau. Au retour, dans la voiture, on se grattait furieusement, et partout sur nos corps on découvrait de grandes plaques rouges, des plaies s’ouvraient, le sang coulait généreusement. On riait, mais on n’était pas fiers. A Jérusalem, notre destination, nous étions recouverts de stigmates, tout sanguinolents. Le lendemain soir, pendant le concert, la peau brûlait presque autant que la veille, et dès qu’on la palpait avec précaution (on n’osait plus du tout gratter), une eau rosâtre en suintait. On n’avait jamais été aussi poreux (ceci dit c’était un beau concert, peut-être notre plus beau). Voilà du sel, de l’eau, de la musique qui renaît, et nous autres musiciens : cinq petits paquets d’alambics souffrants, de l’élévation et aussi de la chute, du sang... Il faudra verser ça dans la cornue (ou la cornemuse) un jour. 

 

 

Il y a une oreille du zéro. Webern révèle l’oreille du zéro. Webern donne à la fois à voir et à entendre l’oreille du zéro. Webern donne à voir avec les mains et à entendre avec les yeux l’oreille du zéro. 

 

?? De quel zéro parles-tu ? un degré-zéro de la composition, de l’audition ? le zéro acoustique du silence, le silence comme zéro (et l’oreille absolue du silence comme zéro, la perception d’un la du silence) ? ou le zéro pointé, en ce cas Webern est un sévère maître d’école mettant des bonnets d’âne à ses élèves (à leurs silences de cancres ? ou au silence lui-même, en tant que silence ?) ? ou bien ce zéro est le zéro métaphysique, pressentiment, pré-sensation, tropisme, « l’avant-goût délicieux du néant », pour reprendre les mots d’un certain académicien aimé par Kundera mais pas par tout le monde ? 

 

!?!?!? A propos d’académie, d’académisme et de désuétude, je voudrais relever le défi que tu me lances, mais convier Jouhandeau ou Romain Rolland est peut-être, pour l’heure, au-dessus de mes forces. Je m’en veux de décevoir ton impatience. Bourdieu (qu’il ne faut pas citer partout, ici par exemple, c’est plus qu’hasardeux) aimait citer Romain Rolland (Jean-Christophe) pour choquer son public et en tirer quelques profits symboliques de transgression par ringartitude. Quand je serai Professeur au Collège de France, en chaire de crabologie, je ne manquerai pas d’être transgressif à mon tour. 

 

En attendant, je te salue, Boris ! 

 

A très bientôt (avant mon élection, j’espère),

 

 

Philippe 

 

 

 

**

 

 

 

PS : merci pour ta belle étude sur Peau de Cochon. Philippe Katerine inspire l’amour, un amour finalement plus apollinien que dionysiaque. J’aime la façon dont tu évoques le prénom et le nom dans ce texte, en te mettant dans les pas de Katerine. Voilà qui éclaire magnifiquement ce que tu disais de l’écart où « tu » écris. 

 

 

 

 

 

Bonsoir Boris,

quelques remarques à propos de la citation de Baudrillard :

Ce qui me parait tout aussi fondamental, c’est de voir ce que fait l’instance consciente découvrant l’étrangeté du monde et pressentant cette étrangeté en soi ou à la lisière. C’est de voir de quelle façon la lisière nous est familière, c’est de voir ce qu’est le contact, le tact mutuel entre la bête et la conscience.

J’avais lu ceci dans relations de Jean Tortel :

Mais plus étroit que moi
Qui suis aussi les choses
Ce qui parle est peut-être un Je.

Moi est à la fois sujet et chose. Ce qui parle est un Je étroit, situé peut-être « entre » bête et conscience.

On dit « je » d’une façon si immédiate et si impérieuse... Le bébé ne dit pas je. Mais l’enfant dit Je sans attendre l’âge de raison, sans avoir besoin de l’âge de raison. C’est la façon, une façon en tout cas, de l’animal homme.

A bientôt,

Philippe