Salut à toi Philippe,  

 

 

 

Jean-Daniel m’a envoyé le texte En Pays d’Aase que vous avez écrit ensemble. C’est bien. Il y a de nombreux passages surprenants. Ce que tu écris par exemple à propos du A et de l’alphabet, je trouve cela superbe. Et les évocations à la Roussel au début du texte me plaisent aussi. Ainsi félicitations à toi. 

 

 

L’important surtout c’est que vous parvenez à atteindre une cohérence globale par vos divagations multiples. Le dernier tiers du texte est cependant un peu dilettante et moins dense. Il y a alors parfois quelques expressions de stand-up inutiles. 

 

 

J’ai dit aussi à Jean-Daniel que je vous adresserai une lettre en réponse à votre texte dans environ deux ou trois mois. 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonsoir Boris,

Merci pour tes messages, merci pour ta bienveillante appréciation de notre pays d’Aase. Je trouve également que la fin de notre ping-pong amical manque un peu de tenue, et que de mon côté au moins, ça « carabine » un peu trop. Je suis fort ému par tes félicitations.


J’ai commencé la lecture des nouveaux textes sur ton site. J’en connaissais déjà certains ; tout ce que je découvre est splendide, notamment  ta dernière étude sur Ponge, clairvoyante mais aussi étonnamment pédagogique, ce n’est pas un reproche. Je lis aussi avec un immense plaisir tes portraits de footballeurs. 
 
(…)


Deux mots sur Rimbaud : je suis un peu surpris de trouver tes dernières remarques sur Rimbaud dans la rubrique admirations. La poésie de Rimbaud est une poésie de la vitesse et non de la vision, c’est certain, mais je n’arrive pas à considérer cette vitesse comme celle de la raison, fût-ce une raison hallucinatoire. (Je trouve une fois de plus que tu penses trop de mal des Lumières).

Je ne sais pas quelle machine se met en marche dans une saison en enfer et dans illuminations : une impressionnante machine à écrire, machine à s’écrire, à se décrire comme le porteur de visions. Porteur mais pas rapporteur ; égoïste ou vantard ou les deux... Une euphorie très hugolienne, mais sans les innombrables visions de ce dernier, sans rien d’autre que l’ivresse d’arthur (orgie sans rien, sans rien à voir d’autre que… je, ce m'as-tu-vu).

Petites remarques sans prétentions, comme toujours tes écrits suscitent l’emballement de la raison et de l’imagination.


A très bientôt,

Philippe 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe,  

 

 

A propos de la disposition du texte au sujet de Rimbaud à l’intérieur d’Admirations, ta remarque est juste. C’est en effet une ruse et-ou une maladresse de ma part. Ce texte prendra prochainement sa place adéquate à l’intérieur des Conversations avec Ivar Ch’Vavar. 

 

 

Tu trouveras malgré tout une apologie paradoxale des Lumières à l’intérieur de Petites Montagnes d’Eclairs Tête-Bêche pour Lichtenberg. (J’y évoque le problème de la relation du rêve et de la raison et aussi le problème du je.) 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes en marge d’En Pays d’Aase 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

 

 

(Une indication d’abord. J’ai aussi envoyé une suite d’autres formules à propos d’En Pays d’Aase à Jean-Daniel.) 

 

 

Votre texte a l’aspect d’un étrange dialogue d’imagination, l’équivalent fictionnel du dialogue rhizomatique entre Deleuze et Guattari disons. Je trouve cela plutôt audacieux et cela provoque parfois des effets surprenants. Je me demande d’ailleurs s’il ne serait pas finalement toujours préférable d’écrire ainsi des histoires à deux et même à plusieurs. (Ce que font par exemple les scénaristes des séries télévisées américaines. Il me semble à ce propos que ce n’est donc pas un hasard, si vous avez choisi de sous-titrer votre texte saison 1). 

 

 

Ce pays d’Aase serait peut-être une réminiscence distordue de l’aspe qu’Eric Chevillard évoquait dans le Désordre Azerty. « Peut-on vivre sans aspe une vie digne de ce nom ? » 

 

 

Il apparait aussi évident que ce texte est une réécriture d’Ailleurs (Au Pays de la Magie, Ici Poddema) de Michaux. Ceci par exemple.

 

« Un costume a été conçu pour prononcer la lettre « R ». Ils ont aussi un costume pour prononcer la lettre « Vstts ». Pour le reste on peut s’en tirer, à l’exception toutefois de la lettre  « Khng ».

 

Mais il y a le prix considérable de ces trois costumes. Beaucoup de gens n’ayant pas les moyens de les acheter ne peuvent au passage de ces lettres que bredouiller. Ou bien c’est qu’ils sont très, très forts en magie. »

 

« Je vis à Hanadar l’aimée universelle, c’est-à-dire de la catégorie AA appelée parfois la zéro-zéro. Tout le monde l’aime, tous les types d’hommes (sauf trois, les trois du cactus) et elle-même est prête à les aimer, de quelque catégorie qu’ils soient. » 

 

 

Les habitants n’écrivent pas « nous vous invitons à arriver à Aase » mais plus simplement « AAAA AAAA AAAAAAAA A AAAAAAA A AAAA ». 

 

la vie à Aase est monotone, toujours identique à elle-même, le A est mis à toutes les sauces, on pense A, on mange A, on danse A, on copule A, on rêve A. 

 

Cette idée d’un langage composé d’une seule et unique lettre, la lettre A, simplement rythmé par les intonations diverses des interlocuteurs, cela plairait sans aucun doute à P. Jaffeux. 

 

 

J’avais évoqué un problème semblable à l’intérieur de Paraboles. 

 

Sur la planète des voix, chacun n’est apte à dire qu'un seul mot. C'est par ce mot que les autres le reconnaissent. Ce mot unique n'est jamais cependant considéré comme étant leur nom. Sur la planète des voix, ils sont aussi aptes à prononcer ce mot unique avec d’innombrables intonations. Leurs conversations ressemblent ainsi à des formes de danse où ils modifient l’aspect de leur visage à chaque fois qu'ils formulent ce mot unique. Sur la planète des voix, c’est comme si la parole apparaissait par la suite inachevée de la multiplicité des visages afin de dire pourtant un seul mot. 

 

Il serait ainsi amusant d’imaginer un monde où l’intégralité du langage se trouverait à l’intérieur d’une seule lettre et où le geste de parler deviendrait alors celui de multiplier les intonations de cette lettre unique, une manière de rythmer cette lettre unique, une manière de timbrer cette lettre unique c’est à dire une manière d’envoyer cette lettre unique, d’adresser cette lettre unique par la poste de la voix, par les multiples postures de la voix, par les multiples postures postales de la voix, par les innombrables postures postales de la voix.

 

J'ai entendu dire qu'on peut écrire directement sur un A pour s'adresser à quelqu'un, on pose un grand A et on écrit dessus tout l'amour qu'on éprouve pour cette personne, on appelle ça une lettre d'A 

 

 

 

Or la numération s’est perdue à Aase, les Aases ne disant pas 1,2,3,4, mais A, A, A, A, ils ont fini par tout mélanger, désormais ils comptent jusqu’à A et ils recommencent. 

 

Problème. Le zéro serait-il une lettre de l’alphabet ou bien les lettres de l’alphabet seraient-elles des nombres ? Les lettres de l’alphabet seraient-elles alors des nombres rationnels, des nombres irrationnels ou des nombres infinis ou encore des nombres transfinis ? Et y aurait-il aussi une manière de rythmer avec les lettres et une manière de vocaliser avec les nombres, une manière de rythmer uniquement avec les lettres et une manière de chanter uniquement avec les nombres ? 

 

 

 

A l’Ouest du rouge. 

 

Et de même aussi au nord du bleu, à l’est du vert et au sud du jaune. Il y a ainsi des points cardinaux de la couleur. Ce que la peinture de Mondrian par excellence déjà révèle. 

 

« Dans les années 1880, un soldat est exécuté. (…) Auparavant en se tournant selon la direction, il s’écrie « Adieu nord, adieu sud, adieu est, adieu ouest. »  A. Camus, Carnets

 

 

 

Les Aases s’ennuient épouvantablement, les Aases ennuient tellement l’Histoire Universelle qu’elle préfère les éviter, s’écarter brusquement dès qu’elle les aperçoit (d’où des convulsions terrifiantes dans le reste du monde) 

 

Une hypothèse donc. L’histoire même de l’espèce humaine serait une manière d’éviter une rencontre avec une civilisation de l’ennui ou encore avec une civilisation de la monotonie. L’histoire de l’humanité ce serait alors l’aventure d’un gigantesque évitement, autrement dit la façon dont l’espèce humaine évite à chaque seconde la civilisation de l’extrême repos, la civilisation de l’extrême monotonie, la civilisation de l’extrême repos monotone. L’histoire de l’humanité serait la façon acharnée selon laquelle l’espèce humaine évite la civilisation de la paix, la civilisation de l’extrême paix, la civilisation de l’extrême paix monotone.

 

 

 

Les Aases ont en effet la certitude qu’il y a eu une lettre avant le A, une lettre oubliée, la vraie lettre première 

 

À peine arrivé dans l'évolution on se demande si le serpent est apparu avant l'alphabet ? Pour le Aase le serpent descend de l'alphabet. 

 

L'objectif du A est de faire mourir d'autres lettres en se logeant dans la tête des serpents. 

 

Ceux qui pensent que le serpent est advenu avant l’alphabet seraient cependant aussi ceux qui croient qu’à l’origine est le verbe. Cette hypothèse serait alors à rapprocher de la logique du supplément selon Derrida. Le serpent est ce qui supplée l’origine, ce qui supplée l’origine du verbe. Le serpent (autrement dit le diable) est ce qui supplée le verbe originel. Le diable c’est le verbe originel en tant que supplément, en tant que spectre, en tant que supplément spectral. 

 

 

Le parking à ciel ouvert de Aase est la tombe du lphbet inconnu. 

 

L’lphabet inconnu, ce serait peut-être aussi ce que Derrida nomme le schibboleth. C’est une intuition hasardée comme ça. Je ne serais pas cependant apte à l’expliquer. Un extrait du Derridex à ce propos. 

 

Dans le récit biblique des Ephraïmites, Schibboleth est moins un mot de passe qu'une épreuve. "Prononce donc Schibboleth!" Il prononçait Sibboleth, ne pouvant l'articuler correctement; sur quoi on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Dans ce récit biblique (Juges 12:5-6), le mot ne vaut que par la façon dont il est dit, son accentuation, sa sonorité. Il ne révèle pas une signification, mais un trait privilégié à la marge de la langue qui peut signaler une appartenance. 

 

 

Un extrait enfin de Poétique de l’Espace de Bachelard à propos de la lettre a. 

 

« Il y a une vertu vocale qui travaille sur le seuil même des puissances de la voix. Panzera, le chanteur sensible à la poésie, me disait un jour qu’aux dires de psychologues expérimentaux, on ne peut penser la voyelle a sans que s’innervent les cordes vocales. La lettre a sous les yeux, déjà la voix veut chanter. La voyelle a, corps du mot vaste, s’isole dans sa délicatesse, anacoluthe de la sensibilité qui parle.

 

Ne semble-t-il pas que les nombreux commentaires qui ont été faits sur les « correspondances baudelairiennes » aient oublié ce sixième sens qui travaille à modeler, à moduler la voix. Car c’est un sixième sens, venu après les autres, au-dessus des autres, que cette petite harpe éolienne, délicate entre toutes, placée par la nature à la porte de notre souffle. Elle frémit cette harpe, au simple mouvement des métaphores. Par elle, la pensée humaine chante. Quand je continue ainsi sans fin mes rêveries de philosophe indocile, j’en viens à penser que la voyelle a est la voyelle de l’immensité. C’est un espace sonore qui commence en un soupir et qui s’étend sans limite. » 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris

Grand merci pour ces notes en marge du pays d’Aase. Pour Michaux, de mon côté au moins oui, j’étais en pleine relecture au moment d’initier Aase comme pays de la stase du A, relecture entraîne souvent réécriture (avec grosses pattes et gros sabots) ou quelque chose d’approchant. Et oui encore pour la saison 1, nous avions ajouté au titre un « à l’attention de Netflix », mais la plaisanterie était trop mauvaise.

Il me semble que Jean-Daniel et moi essayons de tirer profit de l’esprit d’escalier, de le rendre productif. Co-écrire un texte de cette façon favorise les correspondances involontaires, les échos intempestifs, en tout cas des résonances aux rythmes très particuliers. Nous ne creusons pas, nous traçons comme nous pouvons, nous rhizomons en effet. Reste à savoir si la cohérence minimale est atteinte. Nous avons envoyé Aase à Eric Chevillard, qui estime que notre « mitraille poétique », notre « invention à jet continu » forment un objet impossible à glisser dans la bibliothèque. Que faire alors ? Des chansons d’Aase ? (mais nos disques sont-ils glissables dans une discothèque?) On se demande un peu, tout en continuant à jouer notre petite partie de ping-pong à distance.

Aase est la civilisation de l’absence d’histoire, de l’extrême monotonie, Aase est un genre de jardin d’Eden permacole ; au commencement était l’absence de verbe, juste le A,  sinusoïde vibrant à 440 Herz sur la harpe éolienne. Le serpent alors ne serait pas celui qui avale 25 lettres (supposons donc le A donné à l’homme, le A comme promesse du langage), mais celui qui les offre, qui tend 25 cordes supplémentaires à la lyre (une lyre tendue de serpents, c’est intéressant). Le diable supplée l’absence de récit d’origine, il supplée l’absence de point de départ, il rédige (ou donne les outils pour rédiger) le Pentateuque et tous les récits lançant le bruit et la fureur, voilà le monde placé sous le signe du non-A, de l’Histoire, de l’il était une fois, de la contradiction… Par tous les moyens l’homme donc chercherait à s’échapper du Paradis, tant celui-ci est ennuyeux. Ton hypothèse donc me plaît parfaitement.

Je ne sais trop quoi répondre au sujet du shibboleth, je vais y songer, ainsi qu’aux lettres-nombres.

A bientôt,

Philippe

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à toi Philippe, 

 

 

Il me semble évident qu’En Pays d’Aase est un texte qui n’est pas encore achevé. C’est pourquoi il apparait simplement nécessaire de poursuivre le travail. A savoir amplifier la narration, intensifier les aspects métaphysiques du texte et enlever aussi les potacheries inutiles. En effet, atteindre d’emblée à la potacherie métaphysique comme Jarry ou même Pinget, je pense que c’est très difficile. 

 

Quand le texte sera alors achevé, je suis plus optimiste qu’Eric et j’ai le sentiment qu’En Pays d’Aase trouvera une place à l’intérieur de la bibliothèque. Pour être honnête je n’ai pas cependant la moindre idée de l’éditeur à qui vous pourriez proposer cela. Il vous faudra en effet trouver un éditeur qui s’intéresse à la fois à H. Michaux et à Starsky et Hutch. 

 

 

Ainsi bon courage à vous. 

 

 

 

Post-scriptum. 

 

 

A propos de la relation entre l’alphabet et les nombres, j’ai évoqué plusieurs fois ce problème  à l’intérieur de la correspondance avec P. Jaffeux. C’est en effet un des problèmes essentiels de son œuvre. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris