Salut à toi Philippe, 

 

 

 

 

A propos du Je, 

 

 

 

«Valéry a été si profondément fasciné par le pronom je que l’on peut dire que toute son œuvre (…) n’est rien d’autre qu’une réflexion sur le je et une lutte avec le je. »

 

                                                                          Giorgio Agamben, La Puissance de la Pensée 

 

 

« Avant de signifier quoi que ce soit toute émission de langage signale que quelqu’un parle.

 

Ceci est capital - et non relevé- ni donc développé par les linguistes. » 

 

 

« Le Je ou Moi est le mot associé à la voix. Il est comme le sens de la voix même – celle-ci considérée comme un signe.

 

Toute voix « dit » avant tout : Quelqu’Un parle, un Je. »

 

                                                                                                              Paul Valéry, Cahiers 

  

 

 

 

A propos de la Chaise. 

 

 

La chaise est en relation avec le sujet. L’homme assis sur une chaise c’est l’homme-sujet, c’est l’homme changé en sujet. C’est l’homme assujetti. C’est l’homme assujetti soit à l’autre soit à lui-même soit simplement assujetti à la chaise. (Ou encore c’est à l’inverse l’homme qui assujettit, le roi assis sur la chaise gigantesque du trône, sur la chaise majuscule du trône)

 

L’homme assis sur une chaise c’est aussi l’homme qui réfléchit, l’homme de la réflexion, l’homme qui réfléchit les jambes légèrement fléchies, l’homme qui réfléchit d’abord par la flexion de ses jambes. 

 

Il y aurait ainsi différentes formes de pensée, différentes postures de pensée qui correspondent aux manières de s’asseoir, différentes postures de pensée assises ou non. La pensée pour le grec par exemple n’est pas une pensée assise, c’est une pensée debout, une pensée qui marche debout. C’est pourquoi les grecs pensent sans réfléchir. La pensée pour les orientaux (les chinois, les japonais) est aussi une pensée assise, malgré tout c’est une pensée assise au contact du sol.  La pensée occidentale pense elle plutôt assise au-dessus du sol. 

 

 

 

 

A propos de la Bicyclette. 

 

 

Deleuze a écrit dans Critique et Clinique un texte étonnant intitulé Un Précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry où il essaie de relier la pataphysique de Jarry à la philosophie de Heidegger par l’intermédiaire de la bicyclette. « Le vélo avec sa chaine et ses vitesses est l’essence de la technique : il enveloppe et développe, il opère le grand Tournant de la terre. Le vélo est cadre comme le quadriparti de Heidegger. »

 

(…) 

  

La bicyclette ce serait ainsi la machine qui parvient à équilibrer la quadrature du cercle, à révéler l’équilibre évolutif de la quadrature du cercle. Il me semble que la grande invention de la bicyclette c’est la technique du tournoiement des jambes. Avant l’invention de la bicyclette ce geste n’existait pas parmi l’humanité sinon aux instants de jubilation des bébés. La bicyclette invente le geste de tourner le pas, de tournoyer le pas, de tourbillonner le pas en posture assise. La bicyclette invente le geste d’embobiner et de débobiner le pas. (La bicyclette serait peut-être aussi la machine à équilibrer le clinamen des pas, le clinamen du tourbillon des pas.) 

 

 

La bicyclette apparait aussi comme une sorte de redoublement du squelette. La bicyclette apparait comme une prothèse de squelette sur lequel nous nous amusons à tenir assis. La bicyclette apparait comme un squelette doté de deux grands yeux de profil, un squelette doté de deux grands ocelles de papillon de profil afin de fuir qui sait les hippogriffes hypothétiques de l’air. La bicyclette serait un squelette de métal, c’est-à-dire selon la conception du métal de Deleuze, le squelette de la conduction même de la matière sur lequel nous évoluons assis comme rois de l’effroi. 

 

 

Ne pas oublier non plus que Jarry dans le Surmâle indique que la bicyclette est la machine qui parvient à utiliser l’énergie motrice des cadavres. La bicyclette parvient à transmettre l’impulsion motrice des cadavres exquis et ex-exquis du qu’est-ce c’est que si. 

 

 

J’ai toujours eu aussi le sentiment qu’il avait une relation singulière entre la bicyclette et la subjectivité. La bicyclette ce serait le devenir projectile de la subjectivité (ce que Artaud appelait le subjectile « forcener le subjectile » c’était sa formule.). La bicyclette révèlerait ainsi la projection ultra-sibylline de la subjectivité. 

 

 

 

La bicyclette révèle la subjectivité. La bicyclette révèle le squelette de la subjectivité. La bicyclette révèle l’éblouissement de la subjectivité, le squelette d’éblouissement de la subjectivité. 

 

Celui qui se tient assis à bicyclette semble ébloui selon l’équilibre même de ses os. Celui qui se tient assis à bicyclette semble irradié selon l’éblouissement de ses os, selon l’équilibre d’éblouissement de ses os. Celui qui se tient assis à bicyclette semble irradié selon les étincelles de ses os, selon les étincelles d’équilibre de ses os, selon l’équilibre d’étincelles de ses os. 

 

La bicyclette révèle la subjectivité autrement dit la machine magique (la machinerie magique) de relier ses deux yeux, ou plutôt le mouvement de ses deux yeux, le tournoiement de ses deux yeux, le mouvement de tourbillon de ses deux yeux par le profil de son squelette.

 

La  bicyclette révèle la structure de la subjectivité comme geste de se tenir assis sur le profil de son squelette afin de transmuter le mouvement de ses yeux en roue, en roue de déambulation, en roue de déambulation quasi stellaire. 

 

La bicyclette révèle une ossature de déambulation, une ossature de déambulation assis-debout, une ossature de déambulation assis-debout sans toucher terre, sans toucher les pieds par terre. Pour celui qui se tient assis à bicyclette, ce qui touche terre à la place des pieds, c’est la roue des regards, la roue de déambulation des regards, la roue de déambulation stellaire des regards.  

 

(…) 

 

 

 

 

                                                                                                   A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

Bonsoir Boris, 

(…)  

Pour le Sujet-Chaise-Bicyclette, pour l’instant je peux surtout t’EXPRIMER ma vive admiration ainsi : Magnifique !  Et ma reconnaissance : merci. 

 

Une autre posture de pensée, une autre posture de sujet qui fait mes délices : couché sur le lit ou sur le canapé, éventuellement un livre à la main, à remuer mollement des lucioles méditatives. Les jambes correctement défléchies. Un genre de roi-fainéant de l’effroi, ou de l’effarement. 

 

Les cahiers de Valéry : certes ! Je suis convaincu ! Mais des dizaines de milliers de pages !  

 

A bientôt,

 

Philippe 

 

 

En POST-SCRIPTUM, un PRE(anté ?)-SCRIPTUM, cette notule sur le vélo dont je t’avais parlé, l’un de ces travaux préparatoires pour chanson qui ne verra pas le jour :  

 

vélo/chemin, autre détour insatisfaisant (perversion des paumes d’amour) 

 

Il suffit de deux tours de roues pour saturer les sens du pauvre vibrion* ; si l’on n’y prenait garde, s’il n’était des garde-fous, en deux coups de pédales le vélo dépasserait le cycliste, débordé par ses sensations ; pour ne pas tomber, pour ne pas perdre le cap sous l’assaut de cette marée d’ondes, pour ne pas se briser sur le bord du chemin, le corps doit faire disjoncter la sensibilité : l’habileté est le noble nom donné à cette amputation utilitaire du plus doux de nous-mêmes. Sur le vélo le virtuose est un singe savant (l’intelligence aime passionnément la chute – à quoi sert l’intelligence, sinon à tomber ? à s’éprendre de la chute ? je voudrais qu’on m’explique ; l’active intelligence célèbre la passion). Les petites machines ordonnées du corps fonctionnent si efficacement qu’on ne ressent bientôt plus rien ou presque de l’initial affolement suscité par les vagues du chemin, par ces brefs préliminaires qui promettaient l’extase.  

 

Il nous reste les paumes, à la rigueur, ou plutôt à la limite, les paumes qui ne s’endorment pas, qui sont, avec les yeux, les principales antennes du corps quand on fait du vélo ; et par elles nous pouvons espérer reprendre la copulation, sur le mode mineur, avec le corps mobile du chemin, avec l’anatomie volage de la balade. Les paumes sont les petites vigies douces de nos écervèlements – ne peuvent s’arrêter de percevoir, mais n’en restent pas moins des paumes paumées d’amour qui, dès qu’on les touche, rougissent et voudraient s’effeuiller toute affaire cessante. Le gonfanon au vent n’est pas très romantique : il gonfle, il ondule comme l'exige le vent, il n’en fait jamais plus. Mais les paumes, les délicates paumes, ont toujours des illusions d'érotomanes. Qu’elles frôlent la soie ou qu’elles se caressent elles-mêmes à l’occasion, elles y mettront toujours un peu d'âme et d'amour.  

 

Tout en satisfaisant le rustre instinct cyclopède, les paumes réservent leurs plus précieuses résonances – celles qui n’importent pas à l’habileté, les échos du chemin soi-disant insignifiants, ses délicatesses – à l’esprit congénitalement suprasensualiste. Je veux dire, à nous-mêmes, centres de joie et de souffrance, centres d’expropriation, tours d’incontrôle, nous les passionnés de la culbute, qu’un battement d’aile de papillon suffirait à pâmer. 

 

Par la paume le pervers petit d’homme (le ppp) s’engrosse du chemin, comme il peut, en catimini, s’émoustille impavide aux résonances du monde, et… et… et c’est très bien comme ça.  

 

(et la nage, alors là, c’est un vrai sujet pour pornographe) 

(nous sommes essentiellement des ondes)  

 

*vibrion : ici, être minuscule, cordelette qui vibre au plus léger des souffles.