Bonjour Jean-Daniel, 

 

 

 

Je t’envoie un texte à propos de Bjorn Borg et de John Mc Enroe. 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Borg-Mc Enroe

 

 

 

 

« La suprématie de Borg toutes ces dernières années a tenu à cela : pour lui la balle n’est que la balle, elle ne représente rien, elle n’est chargée d’aucun affect, ne porte aucune haine, aucun souci de plaire et d’être aimé. Comme dirait Gertrude Stein : « a balle is a balle is a balle is … » « Reste le mystère Mc Enroe. Regardez-le entre les échanges, c’est tout le contraire de Borg. Borg est un mobile qui ne doit jamais s’arrêter : son jeu de jambes, sa façon de regagner à petits pas la ligne de fond, de bouger constamment, cette présence impressionnent tous ses adversaires. Sauf McEnroe. Entre deux coups de raquette, pendant un temps qui peut être infinitésimal, l’américain se défait, se désarticule, s’absente. Je ne parle pas de son esprit, plus vif que celui du renard, je parle de son corps et de ce bout d’inconscient qui passe dans son corps. Il est si fier, si orgueilleux qu’il semble toujours un peu surpris de voir la balle revenir vers lui. La balle pour lui, c’est l’autre, moins l’adversaire que l’adversité : ce qui l’oblige, pour ne plus grande joie, à faire face. » S. Daney  

 

 

Il y a une logique indifférente de Borg, une indifférence presque apathique de Borg. Borg joue uniquement pour devenir le meilleur joueur, le meilleur autrement dit le vainqueur, celui qui gagne le match. Pour Borg, un tournoi de tennis ressemble à un tournoi de chevaliers. Il y a en effet un aspect chevaleresque de Borg, une indifférence chevaleresque de Borg. 

 

 

Il y a aussi un aspect beckettien, un style beckettien de Borg. Un style beckettien ou bien encore un style qui viendrait de l’Ancien Testament. Pour Borg, « Tout est poussière et retournera à la poussière » ou plutôt tout est terre battue et retournera à la terre battue. Ainsi pour Borg, poussière le terrain, poussière l’homme et poussière la balle. 

 

 

Pour Borg, celui qui joue ne détient aucune vérité. Pour Borg, la balle n’est pas la vérité. Pour Borg, s’il y a une vérité du tennis ce serait plutôt une vérité de la limite, une vérité de la loi,   limites qui sont alors celles du filet et des lignes du terrain. Ce serait alors l’aspect kantien de Borg. Borg joue au tennis comme une sorte de chevalier kantien. C’est cependant un kantisme étrange, un kantisme bizarre. En effet ce n’est pas kantisme de la loi céleste, de la loi morale à la fois céleste et stellaire c’est plutôt un kantisme de la loi morale terrestre. Pour Borg, la loi n’est pas ainsi que le pensait Kant une limite qui vient du ciel. Pour Borg, la loi c’est la limite même de la terre, c’est la limite de la terre battue. Et qui sait même pour Borg, la loi c’est la limite de la poussière, à la fois la limite de la poussière de l’homme et la limite de la poussière du jeu. 

 

 

Pour Connors, un échange de balle c’est toujours un drame, un drame bouffon, une comédie dramatique. Pour Borg, un échange de balle, c’est la banalité même, le rebond redoublé de la banalité. Borg accepte de jouer au tennis contre n’importe qui, contre n’importe quel adversaire, parce que ce qui lui importe ce n’est pas l’adversaire, ce qui lui importe c’est uniquement de gagner la partie, c’est uniquement de gagner le match. Borg aurait même pu jouer contre un nain, un dinosaure, le Bouddha ou l’épidémie de la peste, cela n’aurait strictement rien changé à son jeu. Borg était en effet déjà parfaitement comblé par le seul fait  de renvoyer la balle. Le bonheur de Borg c’était de renvoyer la balle très honorablement, en tout bien tout honneur de l’autre côté du filet.

 

 

 

A l’instant du service la posture égyptienne de Mc Enroe hurle implicitement ceci « Rendez-moi un service, ne me rendez-pas mon service. Rendez-moi s’il vous plait un service, ne me rendez-pas mon service. »

 

Au service Mc Enroe ressemble à un martyr de profil, un martyr qui renait malgré tout ensuite à chaque coup de raquette comme papillon, comme papillon de l’extrême délicatesse, comme papillon du fanatisme, comme papillon de la délicatesse fanatique, comme papillon de l’extrême délicatesse fanatique. Mac Enroe joue au tennis comme un martyr de la désinvolture, un martyr de la délicatesse désinvolte.

 

A l’instant du service, Mc Enroe ressemble à un martyr distrait qui attend d’apparaitre foudroyé afin de renaitre soudain comme un papillon invulnérable, comme un papillon indestructible.

 

 

Mc Enroe joue au tennis comme un papillon qui à l’instant même où il touche la balle se métamorphose en poignard de tact, en poignard d’élégance, en poignard de tact élégant, en poignard de subtilité, en poignard de tact subtil.

 

Mc Enroe joue au tennis comme un papillon paradoxal, comme un papillon qui va à la chasse à l’homme, un papillon qui va à la chasse à l’homme en tenant cependant dans sa main un filet à papillons, en tenant cependant pour attraper les hommes au vol un filet à papillons.

 

La démence de Mc Enroe c’est de jouer à la fois comme un papillon et un chasseur de papillons. Mc Enroe joue au tennis comme un papillon qui chasse la balle comme un autre papillon. Pour Mc Enroe la balle ressemble à un pétale superfétatoire, un pétale superfétatoire  qui vagabonde au jardin. Pour Mc Enroe la balle ressemble à la fleur de féerie du paradis, à la fleur de superfluité du paradis, à la fleur de féerie superflue du paradis. 

 

 

Le jeu de Mc Enroe féerise l’atmosphère. Sa raquette ressemble à une baguette magique. Sa raquette ressemble à la fois à une baguette de magicien et à une baguette de sourcier. C’est comme si à chaque geste Mc Enroe révélait à la fois la source et la magie du jeu, la source magique du jeu.

 

Il y a un aspect Peter Pan de Mc Enroe. Mc Enroe joue à la fois comme Peter Pan et comme Polichinelle.

 

 

 

Etrange alliance de la vitesse et la lenteur à l’intérieur du jeu de Mc Enroe. Les accélérations de coton de Mc Enroe. Et aussi les réflexes dostoïevskiens de Mc Enroe dont parle superbement Deleuze. Il y a en effet une épilepsie des gestes de Mc Enroe, l’épilepsie dostoïevskienne du que s’est-t-il passé. Les accélérations de coton de Mc Enroe improvisent une sorte de vide épileptique, un vide épileptique où les gestes deviennent quasi invisibles. Mc Enroe parvient ainsi à anticiper la vitesse même de la lumière par le geste de jouer pourtant plus lentement que son ombre.

 

Mc Enroe joue à chaque instant comme l’ombre de lui-même, comme la marionnette de lui-même, comme la marionnette kleistienne de lui-même, comme la marionnette à la fois dostoïevskienne et kleistienne de lui-même. Sa manière par exemple de déposer des balles à la volée avec une grâce inouïe comme un pantin de l’épilepsie, comme un pantin de la lenteur, comme le pantin d’épilepsie de la lenteur.

 

Mc Enroe semble tirer à chaque instant les fils éthérés, les fils diaphanes, les fils féeriques de son propre pantin. Mc Enroe joue comme le pantin supersonique de la lenteur, le pantin supersonique de l’extrême lenteur, le pantin supersonique de la lenteur in extremis. 

 

 

 

La morphologie de Mc Enroe a un aspect très étrange. Son corps a à la fois l’allure d’un crustacé, d’un insecte et d’un félin. Mc Enroe a à la fois l’allure d’une crevette, d’une mante religieuse et d’un jaguar. 

 

 

Aucune tension musculaire, aucune agressivité musculaire à l’intérieur du jeu de McEnroe. Mc Enroe semble déposer les balles à l’intérieur du cours avec la douceur d’un boulanger qui propose des choux à la crème. Entre les points à l’inverse sa tension musculaire est paroxystique. Les postures du jeu de Mc Enroe apparaissent comme des postures de détente, d’extrême détente, un peu à la manière d’un ressort qui se détend. C’est comme si Mc Enroe était contraint de comprimer le ressort de ses muscles en dehors du jeu pour pouvoir ensuite le détendre en des gestes de calme enchanteur à l’intérieur même du jeu. 

 

 

Il y a une ruse musculaire, un subterfuge musculaire à l’intérieur du jeu de Mc Enroe. Mc Enroe joue comme un prestidigitateur ou un pickpocket. A chaque fois que Mc Enroe masque un coup (un amorti par exemple), il vole l’espace, il vole un fragment de l’espace, il vole un morceau de l’espace. C’est comme si alors Mc Enroe parvenait à se mettre l’espace dans sa poche, comme si l’espace même était devenu une balle, comme si l’espace lui-même était devenu une balle en surplus, une balle de secours, une balle en surplus au cas où. A chaque fois que Mc Enroe masque un coup, il transmute l’espace en balle, il transmute l’espace en balle du au cas où. 

 

 

La bizarrerie de Mc Enroe c’est d’incarner l’alliance de l’extrême détachement, de l’extrême décontraction, de l’extrême relâchement, de l’extrême nonchalance et de la plus effroyable angoisse, de l’angoisse la plus frénétique. Bizarrement Mc Enroe incarne la grâce d’une nonchalance qui à chaque fois que la balle lui revient est alors traversé par le spasme d’une angoisse infinie. Mac Enroe ressemble à Mozart ou à Fragonard quand il joue et à Dostoïevski quand il attend de jouer.

 

 

 

Il y a à l’évidence du rockeur chez Mc Enroe. Avant un match Mc Enroe semble accorder sa raquette comme un rockeur accorde une guitare électrique. Le cinéaste Julien Faraut dans son film L’Empire de la Perfection a magnifiquement mis en exergue cet aspect de Mc Enroe. J. Faraut montre ainsi que le jeu de Mac Enroe est d’abord celui de l’électricité, celui de l’électricité neuronale. Pour J. Faraut, Mc Enroe joue ainsi au tennis comme un musicien, comme un musicien de l’électricité neuronale, comme un Mozart de l’électricité, comme un Mozart de la saturation électrique, comme un Mozart de la saturation électrique des neurones.

 

 

 

Mc Enroe donne parfois l’impression de ne jouer que quand il touche la balle. Le reste du temps il semble en marge du jeu, son déplacement a un aspect presque somnambulique. Sur le terrain Mc Enroe court comme un somnambule et redevient malgré tout d’une extrême lucidité à chaque fois qu’il touche la balle. Hésitant et catatonique comme le monstre de Frankenstein lorsqu’il se déplace ou attend de recevoir la balle et medium extralucide à chaque fois qu’il touche la balle.

 

 

Entre les coups Mc Enroe ressemble alors à un martyr de lui-même, à une sorte de saint Sébastien aberrant qui serait criblé de ses propres flèches, des propres flèches de ses coups impossibles.

 

 

Affect frénétique de Mc Enroe. Démence émotive de Mc Enroe. Il y a une frénésie aphoristique quasi nietzschéenne à l’intérieur du jeu de Mc Enroe, une puérile fureur de la décision aussi. C’est comme si Mc Enroe était le guignol de son propre génie, la marionnette ahurie de son propre destin. En effet, il n’y a pas de libre arbitre chez Mc Enroe, d’abord parce qu’il n’y a pas d’arbitres - les arbitres ne sont pour lui que des prêtres insignifiants - et parce qu’il n’y a pas de liberté non plus, seulement à chaque instant la précision de l’épilepsie, la précision insensée de l’épilepsie.

 

 

 

L’aspect ultra obsessionnel de Mc Enroe : sa façon de vérifier sans cesse les traces. Mc Enroe rêve ainsi d’un jeu sans trace, d’un jeu de tennis d’une efficacité quasi angélique où tous les coups rebondiraient sur les lignes mêmes sans laisser la moindre trace, un jeu de tennis où chaque coup toucherait les limites mêmes du jeu. 

 

 

Mc Enroe est un martyr du tennis parce qu’il désire exorciser la règle du jeu et cela sans pourtant tricher. Mc Enroe ne joue pas afin de vaincre l’adversaire. Mc Enroe ne joue pas afin de séduire l’adversaire. Mc Enroe joue plutôt afin de séduire la règle du jeu, afin de séduire la règle du jeu par le tact du vide, par la subtilité du vide, par le tact de subtilité du vide. Pour Mc Enroe jouer c’est à la fois élider et éluder la règle du jeu et parfois élider et éluder le jeu même par la désinvolture de la tragédie, par la grâce de la tragédie, par la désinvolture de grâce de la tragédie. 

 

 

 

Mc Enroe joue seul au monde. Mc Enroe ne semble jamais accepter que son adversaire puisse partager avec lui l’espace même du jeu. Jouer au tennis pour Mac Enroe c’est montrer à son adversaire qu’il n’appartient pas au même espace que lui. C’est pourquoi ainsi que l’écrit magnifiquement Daney. « Borg envoie la balle là où l’autre n’est plus. Mac Enroe, lui aurait plutôt tendance à l’envoyer là où il ne sera jamais. » 

 

 

Pour Mc Enroe il n’y a pas d’autre. Le jeu de Mc Enroe révèle ainsi une mégalomanie autiste. Ce refus de l’autre, ce refus fanatique, frénétique de l’autre est évidemment un délire, malgré tout ce délire apparait aussi comme le charme même de Mc Enroe. 

 

 

Mc Enroe joue au tennis pour devenir le seul joueur de tennis. Mc Enroe joue au tennis pour devenir le seul joueur de tennis au monde. C’est pourquoi à chaque fois que son adversaire lui renvoie une balle, il éprouve le retour de cette balle comme une vexation, une insulte et même offense, une offense à son honneur. 

 

 

Pour Mc Enroe, celui qui se tient en face de lui quand il joue n’est pas un joueur de tennis. Pour Mc Enroe, celui qui se tient en face de lui ne joue pas le même jeu que lui. Mac Enroe joue ainsi au tennis comme s’il était le seul et unique joueur de tennis au monde. C’est pourquoi à chaque fois que la balle lui revient, cela lui semble absurde, cela lui semble un événement inintelligible et absurde. 

 

 

A chaque coup Mac Enroe semble épouvanté par ce simple événement : il y a quelqu’un qui lui renvoie la balle, il y a quelqu’un qui ose lui renvoyer la balle. Pour Mc Enroe l’autre n’existe pas, pour Mc Enroe il n’existe pas d’autre joueur de tennis au monde, c’est pourquoi  que la balle lui soit renvoyée reste pour lui parfaitement incompréhensible. Ainsi à chaque fois que la balle lui revient, Mac Enroe a toujours un temps étrange d’hésitation. Mc Enroe se tient en effet alors en suspens face à l’impensable, face à l’inimaginable. D’où vient cette balle ? D’où vient cette balle puisqu’il existe seul, puisqu’il existe seul au monde, puisqu’il existe seul au monde du tennis ? 

 

 

Mc Enroe joue contre une absence d’autre, contre un autre absent qui s’obstine pourtant à lui renvoyer ses balles. Rage donc de Mc Enroe lorsque le fantôme qui lui fait face parvient à gagner le point. Mac Enroe semble alors ne jamais pouvoir comprendre ce qui lui arrive. En effet comment perdre face à ce qui n’existe pas ? Cette question crucifie Mc Enroe à chaque fois qu’il perd un point. 

 

 

Mc Enroe ne joue pas contre un adversaire. McEnroe ne joue pas contre la balle. Mc Enroe ne joue même pas contre personne. Mc Enroe joue contre le jeu du tennis ou plutôt Mc Enroe joue contre le vide, contre le vide du jeu de tennis. Mc Enroe joue contre la disparition du jeu de tennis, contre la mort même qui sait du jeu de tennis. Mc Enroe joue au tennis comme s’il était le seul et unique survivant, la seule et unique incarnation sacrificielle du jeu de tennis. Pour Mc Enroe, ceux qui sont de l’autre côté du filet ne sont que des spectres, des simulacres, des imposteurs, des fantômes, des fantômes qui font semblant de jouer au tennis. 

 

 

Mc Enroe ne joue pas au tennis afin de vaincre un adversaire. Pour Mc Enroe en effet celui qui lui renvoie la balle n’est pas un être humain. Pour Mc Enroe celui qui lui renvoie la balle c’est l’absence de l’autre, c’est le diable, c’est l’absence de l’autre en tant que diable, c’est l’absence diabolique de l’autre. Pourtant Mc Enroe ne joue pas au tennis afin de vaincre le diable, afin de vaincre le diable en tant qu’adversaire. Mc Enroe joue plutôt au tennis afin que le diable cesse de jouer avec lui. Mc Enroe essaie de jouer au tennis de telle manière que le diable décide finalement de ne plus jouer contre lui. Mc Enroe ne joue pas non plus au tennis afin d’envoyer l’autre au diable. Mc Enroe joue plutôt au tennis afin de révoquer le diable, afin de révoquer le diable par son envoi, afin de révoquer le diable par l’envoi même de la balle.   

 

 

C’est pourquoi le martyr de Mc Enroe n’est pas un martyr christique. Mc Enroe n’affronte pas le diable en tant qu’adversaire, Mc Enroe se tient plutôt devant le diable en tant qu’absence. Les colères mêmes de Mc Enroe ne sont pas christiques. Mc Enroe ne désire pas chasser les marchands du temple. Les colères de Mc Enroe chercheraient plutôt à chasser les arbitres du temple ou encore à chasser les témoins du temple. Ce qui exaspère Mc Enroe, c’est que son affrontement envers l’absence diabolique de l’autre s‘accomplit aussi devant des juges, devant des juges et des témoins. Ce qui énerve effroyablement Mc Enroe c’est que son combat contre l’absence diabolique de l’autre n’a pas lieu au désert, que ce combat a lieu dans un stade. Le martyr de Mc Enroe c’est alors celui d’un Christ qui serait contraint d’être jugé à la fois par des arbitres et des témoins, à l’instant même où il affronte le diable de l’absence de l’autre. 

 

 

Mc Enroe joue au tennis avec le sentiment d’apparaitre comme le seul joueur de tennis qui soit, comme le seul joueur de tennis au monde. Ainsi à chaque fois que la balle lui revient, ce retour lui semble une aberration, une absurdité, et même une absurde violence. Ce sentiment  provoque ainsi la démence précise du jeu de Mc Enroe. En effet à chaque coup de raquette Mc Enroe tente de déposer la balle hors de portée d’un autre absent. Pour Mc Enroe, de l’autre côté du filet, il n’y a qu’une absence, une pure absence, la pure absence de l’autre et pourtant il reste nécessaire de déposer la balle hors de portée de cette absence, hors de portée de cette pure absence, hors de portée de l’ubiquité même de l’absence, hors de portée de l’ubiquité diabolique de l’absence, hors de portée de l’absence de l’autre, hors de portée de l’ubiquité de l’absence de l’autre, de l’ubiquité diabolique de l’absence de l’autre. Le tact de démence de Mc Enroe c’est la tentation de déposer la balle hors de portée de l’ubiquité diabolique de l’absence de l’autre. 

 

 

A chaque fois que la balle lui revient, la nonchalance de Mc Enroe semble électrocutée par l’insulte qui lui est faite. A chaque balle qui lui revient Mc Enroe semble éprouver un sentiment d’humiliation et de déshonneur, un sentiment de déshonneur qu’il parvient cependant à traverser comme par miracle à la vitesse de l’éclair. A chaque fois que la balle lui revient Mc Enroe est en effet obligé non seulement de se ressaisir mais de ressaisir l’intégralité du jeu, l’intégralité du jeu du tennis parce que le délire de Mc Enroe c’est d’avoir le sentiment d’être le seul et unique possesseur du jeu. 

 

 

Mc Enroe n’accepte ni de jouer contre n’importe qui, ni de jouer contre personne, ni même de jouer contre lui-même. Mc Enroe ne désire pas vaincre un adversaire. Mc Enroe ne désire pas être le meilleur tennisman du monde, ni même le plus grand joueur de tennis de tous les temps. Mc Enroe désire apparaitre comme le seul joueur de tennis qui ait jamais existé. A chaque coup de raquette, Mc Enroe désire détruire pour toujours tous les autres joueurs de tennis. A chaque coup de raquette, Mc Enroe désire même suicider le jeu de tennis afin d’en rester le seul et unique survivant. A chaque coup de raquette, Mc Enroe désire ainsi devenir l’unique joueur de tennis en l’absence de tous les autres joueurs et en l’absence du jeu de tennis même. C’est pourquoi le jeu de Mc Enroe survient avec une telle désinvolture tragique. A l’intérieur de chacun des gestes de Mc Enroe apparait en effet la tentation démente d’extraire le jeu de tennis de sa réalité même et d’inventer ainsi un tennis à jamais irréel, un tennis hallucinatoire, une hallucination de tennis dont il apparaitrait comme l’unique incarnation. 

 

 

Mc Enroe se tient à l’intérieur du court de tennis comme Robinson Crusoé à l’intérieur de son ile. Mac Enroe se tient à l’intérieur du court de tennis comme un naufragé sur une ile déserte, comme un naufragé dandy sur une ile déserte. Mc Enroe se tient à l’intérieur du court de tennis comme un Robinson Crusoé paranoïaque qui désire surtout essentiellement qu’aucun autre ne vienne troubler sa virtuose tranquillité.

 

 

 

Mc Enroe semble parfois transposer des gestes d’autres jeux de raquette à l’intérieur du tennis. Mc Enroe semble ainsi parfois jouer à quelque chose comme un ping-pong géant, un ping-pong géant à la surface de la terre. Ou encore Mc Enroe semble soudain jouer à la pelote basque en manœuvrant sa raquette telle une chistera, une chistera d’électricité, une chistera d’électricité imprévisible.

 

 

Mc Enroe semble aussi souvent jouer au badminton plutôt qu’au tennis. Mc Enroe joue au badminton avec des bombes. Mc Enroe joue au badminton avec des morceaux de pain. Mc Enroe joue au badminton avec des bombes de pain. Mc Enroe joue au badminton avec des déflagrations, avec d’élégantes déflagrations de pain, avec d’ultra-élégantes déflagrations de pain.

 

 

Mc Enroe joue au tennis afin de déposer quelque chose. Chacun des gestes de Mc Enroe affirme ainsi une désinvolture de la déposition. Mc Enroe dépose la balle avec une forme de piété désinvolte, celle de la déposition du tennis même. Le tragique du jeu de Mc Enroe c’est un tragique de la déposition, un tragique de la déposition désinvolte.

 

 

Mac Enroe dépose les balles à la volée comme des petits pains, comme les petits pains de la paix. A la volée, chaque balle de Mc Enroe devient à la fois un pain et un papillon, le papillon de pain d’une déposition, le papillon de pain du repos de l’âme.

 

 

 

Mc Enroe n’échange pas des balles. Mc Enroe n’échange pas des balles contre un adversaire. Mc Enroe donne des balles. Mc Enroe donne des balles à un autre absent. Mc Enroe donne comme par miracle des balles à un autre absent. C’est l’exaltation autiste de son jeu. Pour Mc Enroe jouer au tennis c’est donner des balles à la vitesse de l’éclair, c’est donner des balles avec une extrême douceur à la vitesse de l’éclair. Pour Mc Enroe, jouer au tennis c’est donner des balles comme donner la mort à l’absence de l’autre. Pour Mc Enroe jouer au tennis c’est donner des balles à une vitesse incroyable jusqu’à ce que l’immortalité s’en suive, c’est donner des balles comme donner la mort à l’absence de l’autre jusqu’à ce que l’immortalité s’en suive.  

 

 

Mc Enroe ne renvoie pas la balle. Mc Enroe envoie la balle. Mc Enroe envoie la balle sans la renvoyer. Mc Enroe envoie la balle à la grâce du vide. 

 

 

Mac Enroe n’envoie pas la balle comme un missile. Mc Enroe donne la balle comme un messie. Et pour Mac Enroe c’est à chaque fois quelque chose d’incompréhensible que quelqu’un ose lui renvoyer ce messie, que quelqu’un ose lui renvoyer ce don du messie, que quelqu’un ose lui renvoyer ce don messianique de la balle, ce don messianique de la balle de l’immortalité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,  

 

 

Hier nous avons lu Avec L'enfant, enfin l'extrait que tu connais, dans une librairie que j'aime beaucoup dans la nièvre, une fois encore ton texte a frappé. Un gars m'a dit que c'est la chose la plus juste qu'il ait jamais entendu sur l'enfance.  

 

 

Merci pour ce superbe Borg-Mc Enroe.

 

Ah j'aimais beaucoup Edberg pour l'élégance liée à l'apesanteur.   

 

 

 

 

 

 

Et Borg reste derrière la ligne pour que personne ne sache qu'il est venu, par politesse, il joue derrière le jeu,  Borg joue en devenant toutes les personnes du public, Surtout Borg joue en étant le dernier spectateur tout en haut derrière tout le monde. Mc Enroe est en bas devant au pied du gradin, le gradin ressemble à un machine à écrire, Borg est tout en haut à l'endroit du blanc du papier, Borg a mis une machine à écrire entre eux et surplombe l'alphabet, Mc Enroe devra monter entre les spectateurs et Borg lui envoie des balles sous les pieds pour qu'il dégringole, Borg est l'efaceur, Borg est le dernier spectateur, de sa nuque ressortira la blancheur, au delà du dernier spectateur un col de chemise s'élève. Borg  peut  aussi jouer comme première figure, devant le groupe, ses yeux sont bleus sur fond bleu comme Paul Atreides le prince de Dune, Borg peut survivre sans eau sur terre battu. Borg est une sorte d'archange. Statuette porte bonheur placée devant la partie par les spectateurs. Borg dépose les empreintes du public, des empreintes ex-voto.  Borg est l'archange du public, la personne suédoise contre la poussière. Le public représente l'oeil de mouche agrandi derrière Borg, avec lequel il voit  Mac Enroe  comme tenant une tapette et cherchant le geste elliptique de qui veut tuer une mouche, Borg poinçonne l'effigie de Mc Enroe, Borg fige le tueur de mouche avec la myriade d'oeil de spectateurs à sa disposition, Borg est comme un conducteur de train qui sent son oeil bouger sous le feu additionné des yeux derrière lui, c'est en bougeant l'oeil du conducteur que la train avance je te l'avais déjà dit ça je crois.  Avec les yeux complexes du public Borg case Mc Enroe dans le Broadway Boogie Woogie de Mondrian.  Et la raquette de Borg est aussi un Mondrian ou un miroir, un face à main à facettes, les lignes de la raquette de Borg dépassent le cadre en bois comme des excroissances de directions. Ensuite en mettant des piécettes à l'effigie de Mac Enroe on peut utiliser la longue vue  panoramique qui a donné satisfaction partout dans le monde. Borg est cette longue vue panoramique à disposition du public.  Les lignes de la main de Borg dépassent aussi et s'allongent et passent par le réseau de lignes de mains des spectateurs, le destin est actionné à plusieurs, a lieu alors ce qu'on appelle l'ensecrètement, les lignes de la main de Borg et des spectateurs passent ensuite par l'intérieur du manche, la raquette est un moyen de mettre en tension les lignes de la main pour un joueur de tennis, pour Borg le cordage, il s'agit plus du croisement de deux lyres.  Borg a grandi très vite souvent il disait " Quand les veines de ma jambe sont trop longues je dois refaire mes lacets." Celui qui joue contre Borg ne voie pas la tribune derrière lui mais une queue de paon, la queue de paon pleine d'oeil de Borg, Borg entend l'albatros géant des paupières Borg peut incorporer des abats-jour dans sa vision ...

 

 

 

Ah je lis Faulkner, le bruit et la fureur, j'avais posté ça sur facebook :

A peine cent pages et voilà pourquoi je ne voulais pas lire Faulkner : parce que soit il me pique des phrases "... la mort : un état où on laisse les autres, tout simplement." "Ses lunettes brillaient d'un reflet rose, comme s'il les avait lavés avec sa figure." Soit des passages entiers que j'avais écrits sur la migration des os vers la lune qu'il résume en une phrase "Les os débordaient du fossé où les plantes noires se trouvent, dans le fossé noir, et entraient dans le clair de lune…"

 

 

 

A bientôt

 

 

Jd 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Jean-Daniel,  

 

 

 

Je trouve ton texte à propos de Borg comme toujours magnifique. 

 

 

Chacune de tes trouvailles m’enchante et me plait. Borg qui joue derrière le jeu et qui se transforme en multitude des spectateurs de la tribune. Les gradins comme machine à écrire du match. Borg comme archange lynchien. La raquette comme lyre au carré des lignes de la main et aussi comme tableau de Mondrian implicite. Les veines des jambes devenues des lacets… Oh comme cela surgit à chaque phrase de manière étonnante. 

 

 

 

Une indication. Il y a de belles pages à propos de Gertrude Stein à l’intérieur du dernier livre de Charles Dantzig, Dictionnaire Egoïste de la Littérature Mondiale. 

 

 

A quel musicien de jazz Gertrude Stein ressemblerait-t-elle ? Je dirais plutôt à Bud Powell. 

 

 

 

Je viens aussi de revoir les vidéos de Dévotion pour la Petite Chameau. Je ne savais pas que c’était l’œuvre d’Héloïse. Eh bien c’est élégant et beau. 

 

 

(…) 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris