Bonjour Jean-Daniel, 

 

 

 

 

Hasards Parisiens.

 

 

 

Pendant une semaine de rendez-vous à Paris en novembre (pour rencontrer par exemple entre autres Florian Cashera, Philippe Crab et Orsten Groom), j’avais choisi de garder libre une journée entière pour pouvoir respirer un peu entre ces multiples conversations. Cette journée libre a été étonnante. En effet, j’ai eu la surprise de faire ce jour-là deux rencontres plutôt sidérantes. J’ai alors eu le sentiment d’exister à l’intérieur d’un livre d’André Breton. C’est comme si pendant une soirée j’étais devenu quelque chose comme un aimant, un aimant élu par le hasard, un aimant favorisé par le hasard. Ça a commencé au musée d’Orsay devant un tableau pourtant très mauvais de Bouguereau intitulé Virgile et Dante. Je regardais ce machin assez abominable en cherchant à deviner sans y parvenir laquelle des deux silhouettes était celle de Virgile et laquelle celle de Dante. Et j’ai alors vu très doucement apparaitre à ma droite un homme que j’ai reconnu cette fois presque instantanément : c’était Gian-Luigi Buffon, le prodigieux gardien de but de l’équipe de football d’Italie. Je suis resté plutôt interloqué. Tiens Buffon au musée d’Orsay, c’est étrange, et qui s’approche de moi à l’instant même où j’essaie de deviner où est Dante à l’intérieur d’un tableau (un tableau de combat d’un aspect d’ailleurs aussi atroce que celui de la bagarre entre Zidane et Matterazzi). J’ai quasi immédiatement décidé de lui adresser la parole et son attitude a été extrêmement avenante et élégante. « - Vous êtes bien G-L. Buffon le gardien de football ? » Il a souri légèrement « - Eh oui c’est moi. - Eh bien je suis très heureux de vous rencontrer. Vous avez quelques instants ? J’ai un truc à vous demander. - Oui, allez-y. - Ce que je voulais savoir c’est comment vous faisiez exactement pour plonger vers l’avant avec des appuis au sol sur les talons. Et devant le tableau de Bouguereau, je lui montre alors les appuis au sol d’un gardien. - Comment je fais, alors ça je ne sais pas, simplement je le fais. » me dit-il en riant. « - Cela me plait de vous rencontrer ici, cela me plait encore plus que si je vous avais rencontré à l’intérieur d’un stade. C’est surprenant oh et puis finalement non, vous êtes un italien, et un italien qui regarde un tableau quoi de plus naturel. » Buffon acquiesce et sourit. Je poursuis très vite « Vous savez quand j’étais jeune, je jouais aussi gardien et j’ai joué alors avec quelqu’un que vous connaissez : Stéphane Moulin, l’entraineur d’Angers aujourd’hui. J’étais gardien de but dans la même équipe que lui, il jouait numéro dix à l’époque. - Ah d’accord, nous avons déjà joué contre l’équipe d’Angers cette année, je l’ai rencontré. Vous avez joué avec lui, c’est très bien. Félicitations ! » Et à l’instant de partir Buffon tend alors son bras vers moi avec la paume de sa main ouverte pour frapper à l’intérieur de ma main en un geste de salut sportif.

 

 

(Une heure plus tard environ, je m’installe à une table à l’écart dans un restaurant près de la gare Montparnasse. Quelques minutes après, un homme s’assoit à deux tables de la mienne. Il parle à voix haute. Je comprends très vite que c’est un schizophrène. C’est un peu désagréable. J’ai cependant l’intuition très nette que je ne dois pas changer de place, que je dois rester là. Les premiers mots qu’il prononce sont ceux-ci. « J’ai des ouïes de poissons. » Puis il dit encore à un interlocuteur invisible « Je t’interdis de parler de moi. Je t’interdis de parler de moi même si tu dis du bien de moi. Je t’interdis de parler de moi que ce soit en bien ou en mal. » Pendant son repas, il dit encore plusieurs phrases que j’ai oubliées et quand il se lève de table pour partir du restaurant il dit enfin ces mots. « Bon appétit ! Bon appétit aux imbéciles français ! »)

 

 

Je sors ensuite de ce restaurant où je viens de manger et sur un passage-piétons devant la Tour Montparnasse je croise soudain le romancier P. Handke qui marche à l’intérieur de la nuit avec un sac plastique à la main. Je poursuis d’abord mon chemin, j’hésite un peu et puis je me dis que c’est quand même trop beau. Je retourne alors très vite sur mes pas et je l’interpelle. « Excusez-moi monsieur, vous êtes bien P. Handke ? » Handke me regarde à la fois étonné et un peu solennel. Et il me dit cette phrase très belle. « Oui je le suis parfois. » Je souris « Ah en effet parfois, c’est-à-dire comme une étrange formule française l’indique aussi : de temps à autre. Est-ce que vous avez quelques instants de disponible afin que je puisse vous parlez ou bien est-ce que cela vous ennuie ? - Je dois prendre un train dans quelques minutes, je n’ai pas beaucoup de temps. Mais allez-y parlez, à condition que ce soit calmement. - Entendu, même si c’est difficile d’être calme ici à Paris. Voilà je voulais simplement vous dire que ce qui me plaisait dans vos livres, c’était l’alliance de la contemplation et du mépris. Vous inventez une forme de contemplation méprisante et de mépris contemplatif. - Oui du mépris pourquoi pas. Et même du cynisme, le cynisme me plait plutôt. - Un cynisme tel que l’évoque Sloterdijk alors. » Handke semble acquiescer derrière ses lunettes dans l’obscurité de la rue. Et j’ajoute « - Un cynisme presque zen. Voilà c’est simplement cela que je voulais vous dire. Mon nom est Boris Wolowiec. J’écris aussi des livres. Mon dernier livre s’appelle Avec l’Enfant. - Avec l’Enfant, ça c’est un beau titre. Wolowiec c’est polonais ? Vous êtes polonais ? » Je réponds en souriant. « Disons que polonais je le suis parfois. Je suis polonais de temps à autre. Vous savez je suis un peu abasourdi, parce que c’est bizarre, j’étais au musée d’Orsay au début de la soirée et j’y ai rencontré là aussi par hasard le gardien de but G. L Buffon. Deux hommes célèbres que j’admire en une soirée c’est beaucoup. Handke me regarde intéressé. « - Alors Buffon était à Orsay ce soir. Vous avez vu hier, il n’a pas réussi à arrêter le penalty contre Liverpool, il est parti de l’autre côté. Vous suivez les matchs de la ligue 1 ? Moi je m’intéresse plutôt aux petites équipes : Angers, Amiens… » Je souris une fois encore. « Je viens d’Angers. J’habite dans un village à côté d’Angers. Vous connaissez Stéphane Moulin, l’entraineur d’Angers ? » Handke m’interrompt « - Vous allez me dire que c’est vous ?  - Non ce n’est pas moi mais j’ai joué avec lui quand j’étais jeune. Et j’ai aussi un très bon ami qui s’appelle Ivar Ch’Vavar qui vit à Amiens. Je ne sais pas si vous le connaissez. - C’est un hongrois ? - Non c’est un français, même si comme vous je trouve que le nom Ch’Vavar a une tonalité hongroise. » Handke inscrit ensuite mon prénom et mon nom à l’intérieur d’un petit carnet et il me dit « - Pardonnez-moi, je dois partir maintenant pour prendre mon train. » Et en s’en allant Handke me touche alors le coude avec gentillesse. Je lui dis « - Vous savez c’est quand même difficile pour moi de vous voir partir ainsi. Disons que vous faites partie des dix hommes vivants avec qui j’ai envie de parler sur cette terre. » Il s’exclame « - La ligue 1, quoi ! » Et pendant qu’il commence à s’éloigner, je lui dis encore « - Bon allez à bientôt qui sait. » Il me regarde alors avec un air dubitatif. « -Vous pensez ? - Oui à bientôt, comme de temps à autre. » Et cette fois Handke s’en va. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris