Football à proximité du Désert 

 

 

 

 

Bonjour Jean-Daniel, 

 

 

 

Je t’envoie un extrait des Conversations avec Laurent Albarracin à propos du désert et une petite méditation à propos de l’oscillation entre le regard et l’aveuglement au football. 

 

 

« 1985, Amérique. Ensuite Baudrillard décide pendant plusieurs années d’abandonner la théorie ou plutôt de détourner la théorie elle-même. Il part en voyage, il écrit alors des récits de voyage, Amérique et les différents Cool Memories. (…) Aux Etats-Unis, il va surtout dans les villes ultra-factices, Las Vegas, la Californie et surtout dans les déserts. Les passages à propos du désert dans Amérique sont splendides et c’est là que Baudrillard retrouverait paradoxalement Bachelard, il y aurait là disons une hypothèse de lecture de Baudrillard à la manière de Bachelard. En effet pour Baudrillard le désert apparait comme le lieu de la transformation de la pierre en air, c’est le lieu où le minéral se volatilise. Le désert c’est l’espace de la sublimation de la pierre. Le désert c’est précisément le lieu où la présence matérielle se dématérialise. En cela ce serait l’espace par excellence de la pensée. » 

 

« Ce qui engourdit les sens, l’esprit, et tout sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, c’est d’avoir devant soi, le signe pur, inaltéré, de cent quatre-vingt millions d’années, et donc l’énigme impitoyable de votre propre existence. C’est le seul endroit où il soit possible de revivre, en même temps que le spectre physique des couleurs, le spectre des métamorphoses inhumaines qui nous ont précédés, nos devenirs successifs : minéral, végétal, désert de sel, dune de sable, roc, minerai, lumière, chaleur, tout ce que la terre a pu être, toutes les formes inhumaines par où elle est passée, réunies en une seule vision anthologique. »  Jean Baudrillard 

 

 

 

Remarques à propos du Football. 

 

 

 

Ce que le football apprend, c’est une manière d’osciller entre le visible et le non-visible, entre le visible et le tactile, entre les figures du visible et les figures du tactile aveugle, entre les figures de la perspective visuelle et les impulsions réflexes du tactile aveugle. Ainsi pour jouer efficacement au football, il est indispensable de savoir se placer (se placer visuellement) sur le terrain sans cependant vérifier à chaque seconde son emplacement. C’est d’ailleurs un des défauts les plus flagrants de ceux qui n’ont jamais joué au football, soit ils ne regardent pas où ils se situent sur le terrain et par conséquent participent de façon confuse et maladroite au jeu, soit au contraire ils vérifient à chaque seconde leur emplacement et ils ne parviennent alors jamais à inventer des gestes intuitifs à l’intérieur du flux du jeu. Un des problèmes du football c’est ainsi à la fois de parvenir à savoir où son corps se trouve sur le terrain pour ne pas faire n’importe quoi, pour comprendre surtout le mouvement d’ensemble de son équipe, et aussi aux instants les plus intenses du jeu de savoir comment improviser de manière intuitive.  Pendant ces instants d’improvisation intuitive la vérification visuelle devient quasiment inutile, ce que le joueur doit alors sentir ce sont des masses, des forces et des trajectoires à évaluer de manière instantanée. Pour le gardien par exemple, à l’instant même du plongeon le regard devient inutile. Le plongeon apparait toujours aveugle. Le plongeon apparait à chaque fois comme un geste d’exactitude aveugle. Par exemple encore afin d’arrêter un ballon frappé par l’adversaire, l’important est de savoir visuellement d’où part le ballon, malgré tout la manière d’approcher la trajectoire du ballon n’est pas visuelle, la manière d’approcher la trajectoire du ballon apparait plutôt tactile magnétique.

 

 

Eh bien, j’ai maintenant la certitude que ces problèmes dont j’ai d’abord fait l’expérience à l’intérieur du football, je les ai retrouvés ensuite à l’intérieur de l’écriture. Ainsi à l’instant où j’écris une phrase, je ne vois pas. L’écriture d’un aphorisme apparait comme un plongeon aveugle, comme un plongeon réflexe aveugle, comme un plongeon intuitif aveugle. Je n’utilise le regard que pendant la composition. En effet ce que je dois malgré tout distinguer visuellement, c’est la manière de disposer ces gestes de plongeons aveugles les uns à proximité des autres, les uns à la suite des autres. La différence entre le football et l’écriture, ce serait que les temps de la vision et de l’aveuglement y apparaissent inversés. Quand je jouais au football, j’avais besoin de voir avant afin de plonger ensuite de manière aveugle. A l’inverse quand j’écris je commence d’abord par multiplier des plongeons de phrases aveugles et c’est seulement ensuite après que j’essaie de retrouver avec les yeux, avec la distinction du regard, une cohérence et un équilibre parmi le magma de ces phrases-plongeons. 

 

 

Ce par quoi aussi le football et l’écriture se ressemblent c’est par la délimitation de l’espace. Le football comme l’écriture se jouent à l’intérieur d’un espace quadrangulaire  Il y a un rectangle du terrain de foot comme un rectangle de la feuille de papier. Ecrire c’est simplement la démence d’essayer de jouer au football seul, la démence d’essayer de jouer au football seul à la surface du papier. Et c’est aussi la démence d’essayer de rejouer plusieurs fois un même match (celui du texte) à l’intérieur de temps différents. Celui qui écrit un texte s’amuse ainsi à rejouer d’innombrables fois un même match, un même match de phrases, seul. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt                     Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ah Boris tes phrases-plongeons, (Bonsoir Boris)

 

 

 

C'est bien pour attraper le ballon qui est la seule tête pensante pouvant bondir sans corps. Le ballon est l'absolu penseur, un ballon est une tête qui a un jour lobé son corps, lober son corps avec sa tête c'est vraiment utiliser le corps comme "l'organe-obstacle" indispensable à la détente des pensées. Jankélévitch dit : "la mort est l'organe obstacle de la vie". Ton intuition de gardien de but fait en sorte que tu connais assez bien les trajectoires d'une tête, en revanche le ballon lui ne peut même pas lire le destin du gardien de but, puisque les gants occultent la chiromancie.  

 

(…)

 

 

"Le discours de l'ombre et du blason" de Manganelli est vertigineux, j'y trouve tout ce qui me fait crapahuter. 

 

 

J'aime beaucoup ce qu'écrit  Baudrillard sur le désert :  "L'endroit où la pierre ce volatilise". j'ai un passage où un homme volète au-dessus du sol pour mieux bombarder le désert de sa présence : les dernières acrobaties d'un mourant voulant semer ses doubles dans l'antre de la disparition. 

 

 

Voici un petit texte après avoir vu Leçon de ténèbres de Werner Herzog :  

 

La continuité visuelle désagrège le désert, et le parleur doit approcher l'infini avec le poids de sa bouche, mais non ! Le désert est une suite de désagrégations visuelles, le parleur avance avec la procession de sa bouche, le corps est la cape de la bouche, ça part du palais, corps = procession de la bouche et les pompiers font cuire des tomates sur leurs brûlures pendant que le désert pète comme un poulpe. Normalement la douche c'est inonder le strip-tease de sa crasse, mais les pompiers de coots&boots se douchent vêtus. J'ai connu un coyote qui voulait rajouter de la doublure au désert, il faisait des trous pour enterrer des migrations, il choisissait les plumes des espèces les plus calorifères ; contre la brûlure on peut regarder un poster des Deux-Sèvres. Est une suite de chutes perforantes celui qui doit trouer le continent jusqu'à la station balnéaire. J'ai connu un cow-boy qui était un pistolet à syllabes, il marche dans le désert, dans les fondations de l'océan, tout au fond il ressemble au scaphandrier qui chemine lourdement au milieu des porteurs d'eau. "Le fond de l'océan est une salle de musculation" Patrick Duffy. 

 

 

Et ceci :  

 

Il voulait nager avec le passé de la mer dans son dos, il voulait être le nageur post-aquatique. 

 

 

Le pélican : "Nager sec"
Le poisson : " Tu troues bien l'eau avec le poids de ta bouche toi".
Le pélican : "Parler c'est engloutir une proie plus grosse que soi"
Le poisson : " grande gueule ... comme la mer" 

 

 

Et enfin :  

 

Le chou-fleur est le cerveau du blanc, le chou-fleur cerveau du blanc ne pense pas, sauf quand il neige et les flocons deviennent les phasmes des pensées de cerveau blanc, alors on peut voir ceci : LA NEIGE IMITE LES PENSÉES DU CHOU-FLEUR, pourquoi ? pour fabriquer la cervelle de bonhomme de neige, mais le chou-fleur EST la cervelle du bonhomme de neige. Mettez un chou-fleur dans la tête d'un bonhomme de neige et vous en faites un penseur. 

 

 

Le gratin de chou-fleur est un piège à souris fondu.

 

La souris et l'œil de verre naissent dans les trous du gruyère, 

 

La passoire sert à enlever la varicelle de l'eau, ou retrouver les mains de Ponce Pilate. 

 

 

 

J'ai fait une petite chose en direct avec la Rhapsodie de "Gertrude Stein " en faisant lire le texte par une voix de synthèse tout en superposant des percussions africaines. Ça s'est mis à fonctionner tout de suite, de la science-fiction faite maison, assez branchée ; ton texte est incroyablement rythmique, brisé, rempli de retours à la base, qui sait, on pourrait peut-être essayer quelque chose avec Léonore.  

 

 

Je t'envoie bientôt des disques de polyphonies par "we transfer", notamment le grand Guillaume de Machaut qui était un poète aussi, pour moi ce gaillard faisait ce qui s'est fait de mieux avant Bach.  

 

 

 

à bientôt