Bonjour Jean-Daniel, 

 

 

 

 

Je t’envoie Bribes de Conversations pour Mémoire.  

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt                         Boris

 

 

 

 

 

 

 

Bribes de Conversations pour Mémoire  

 

 

 

 

Keith Jarret, entre Cecil Taylor et Steve Reich. Un Steve Reich qui jouerait comme Cecil Taylor ou un Cecil Taylor qui jouerait comme Steve Reich. Keith Jarret joue de l’accordéon avec son piano. K. Jarret accordéonne le piano. Keith Jarret accordéonne le piano avec des cigarettes, avec le tact des cigarettes. Keith Jarret accordéonne le piano avec mépris. Keith Jarret accordéonne le piano avec le tact du mépris, avec les cigarettes du mépris, avec le tact de cigarettes du mépris.  

 

 

Miles Davis ne donne jamais à sentir le silence. La musique de M. Davis donne plutôt à entendre la surdité. M. Davis est un virtuose de la surdité, un dandy de la surdité, un virtuose dandy de la surdité. Sa rhétorique musicale c’est d’abord celle de la sourdine, de la prothèse de la sourdine. La tentation de M. Davis c’est d’assourdir la musique, d’assourdir au maximum la musique. Pour cela son invention majeure c’est d’amplifier, de redoubler les prothèses du souffle. M. Davis ajoute encore à la prothèse de la trompette, la prothèse de la sourdine. Il redouble la prothèse, il ajoute une prothèse à une autre prothèse. M. Davis souffle à l’intérieur à la fois d’une trompette et d’une sourdine. M. Davis souffle à l’intérieur d’un attelage de prothèses, d’un attelage de prothèses du souffle, attelage de prothèses qui serait peut-être aussi un matelas, un matelas étrange, non pas un matelas pour s’allonger, plutôt un matelas pour s’accroupir debout. M. Davis joue de la trompette afin de creuser une tombe entre ses jambes. M. Davis joue de la trompette afin de transmuter une tombe en creuset, en creuset de la surdité, en creuset du secret, en creuset de surdité du secret comme en creuset de secret de la surdité. M. Davis creuse une tombe de surdité avec l’accroupissement de sa trompette, avec l’accroupissement somptueux de sa trompette. 

 

 

Nabe évoque parfois dans Zigzags cette posture par laquelle les jazzmans cherchent quelque chose tombé par terre. Une tombe, une œil, un œuf, des bris de verre, une spirale qui sait, une spirale de paroles ou une spirale de verre. « Il (Miles Davis) marche, il cherche par terre un son qu’il est loin d’avoir perdu. » Pour les jazzmans il y a quelque chose par terre, il y a quelque chose de perdu par terre, quelque chose d’égaré par terre que seule la musique parviendrait à retrouver. L’instrument de musique serait ainsi aussi un outil acoustique, un sonar afin de retrouver des morceaux de temps, afin de retrouver des éclats de temps, des éclats de choses de temps tombés par terre.

 

 

 

Monk jongle avec des tombeaux. Monk jongle comme un ours avec des tombeaux, avec une multitude de tombeaux à la surface du piano. Monk jongle comme un ours avec des tombeaux à la surface de gel du piano. 

 

 

Monk essaie d’inventer des intervalles avec des blocs. Monk entasse des blocs. Monk entasse une multitude de blocs afin d’inventer malgré tout des vides. Monk donne à entendre des vides par le geste d’entasser des blocs. Monk donne à entendre des vides de silence par le geste d’entasser des blocs de sons. C’est comme si Monk essayait d’inventer des fenêtres, des fenêtres de silence par le geste d’entasser des pierres, et même d’inventer des fenêtres de silence par le geste d’entasser des murs. 

 

 

Monk pose sur le clavier du piano des blocs de sons comparables au Carré Noir de Malevitch. Monk multiplie des carrés noirs de Malevitch à la surface du clavier du piano. 

 

 

 

Tu m’as dit une fois quelque chose à propos de Duke Ellington et je me souviens qu’à l’instant même où tu l’as dit je savais déjà que je l’oublierai. C’était quelque chose à propos de son élégance, de sa coquetterie, de sa coquetterie mélodique qui serait une sorte d’émanation de sa chevelure, de la tour Eiffel de notes de sa chevelure, chevelure qui ressemble aussi à une énorme et délicate crème chantilly de fer forgé. 

 

 

 

Utiliser la contrebasse pour encartonner les sourires de la baleine. Utiliser la contrebasse pour  magnétiser les sourires de la baleine. Utiliser la contrebasse comme serrure du thorax. Utiliser la contrebasse comme serrure thoracique des sourires de la baleine. 

 

 

J’aime beaucoup ta manière de jouer de la guitare avec un archet de violoncelle. Ce geste provoque ainsi une étrange hybridation de l’écoute. L’archet de violoncelle allié à la guitare provoque une forme d’écoute à la fois avec le pubis et avec les sourcils. Cela provoque un tremblement bizarre entre le pubis et les sourcils, un tremblement quasi lacrymal entre le pubis et les sourcils.  

 

 

Jouer du saxophone c’est à la fois vertébrer la bouche et buccaliser les vertèbres. Jouer du saxophone c’est poser des hublots sur les lèvres, poser des hublots à la commissure des lèvres. Le saxophone souffle sur les bougies des lèvres. Le saxophone souffle sur les bougies des lèvres par le hublot du hibou, par le hublot de silex du hibou. 

 

 

 

Une idée dans un sketch de B. Lecaplain. Savoir à quel animal correspond chaque instrument de musique. Ainsi de même que ce qui charme le cobra c’est la flûte, savoir alors par quel instrument de musique chaque animal apparait charmé. Selon Lecaplain, ce qui charme le lion c’est le saxophone. Il serait intéressant de trouver ainsi les autres hypothèses de correspondance. La guitare charme le chimpanzé. La harpe charme la girafe. Le piano charme le léopard. Le violon charme le dauphin. Le violoncelle charme la vache. La contrebasse charme le rhinocéros. Le tambour charme l’hippopotame. La batterie charme l’éléphant. L’harmonica charme le lézard. Le hautbois charme le fourmilier. Le banjo charme le gibbon. Le synthétiseur charme la libellule. Le clavecin charme le suricate. Le xylophone charme les termites. Les cymbales charment l’aigle. L’orgue de barbarie charme l’orque. Le gong charme le gorille. Le theremine charme le tigre. Le trapèze charme la gazelle. 

 

 

 

« Le chant du merle. Sa beauté est dans son hésitation. Il hésite dans le beau. »   R. Munier 

 

 

« Seuls chantent les oiseaux des jardins des bois. Les grands rapaces qui se déploient dans les solitudes, les blancs oiseaux des mers, n’ont que des cris. »   R. Munier 

 

 

« Je ne supporte que la musique contingente, celle qui retentit par hasard. »  Handke 

 

 

« Je ressens souvent la musique comme une inopportune traduction ou même transgression ou même éviction du silence »   Handke 

 

 

« Parfois il arrivait à jouer le travail, comme on joue de la musique ; et le plus souvent vers la fin de son travail. »   Handke 

 

 

 

Parler dans un micro. Il est alors impossible de projeter la parole à l’intérieur de l’espace. La parole se change en pelotari, en pelotari d’atomes, en pelotari d’électricité, en pelotari d’électrons qui retournent vers la bouche quelques millièmes de secondes après l’émission même de la parole. Cette réverbération électronique de la parole qui revient vers la bouche a alors tendance à parasiter la pulsion de la parole comme le sentiment de la parole. 

 

 

Tenir le micro comme une bougie. Tenir sa langue comme une bougie. Savoir tenir sa langue comme une bougie. Savoir tenir sa langue comme une bougie afin de se taire. Savoir tenir sa langue comme une bougie à la fois afin d’humer les ombres de la parole et afin de toucher le silence. 

 

 

A propos de la nudité de la main, de la main comme forme de la nudité, de la main comme matière de la nudité. C’est précisément cela que le cinéma de Bresson montre à chaque instant. C’est pourquoi le cinéma de Bresson apparait comme un cinéma obscène. Il existe une obscénité paradoxale de Bresson. Bresson montre des orgies de mains. Bresson montre presque à chaque plan des orgies de mains. Bresson montre la prolifération de la main, la prolifération d’unicité de la main.

 

Un problème de Bataille évoqué par Barthes. Où commence le corps ? Une hypothèse : la main commence le corps. La main apparait à la fois comme le commencement du corps et comme la nudité du corps. La main commence la nudité du corps. La main apparait à la fois comme la forme de commencement du corps et le lieu de nudité du corps. La main apparait à la fois comme le lieu de commencement du corps et la forme de nudité du corps. La main commence la forme de nudité du corps. La main commence la nudité du corps comme forme de l’avoir lieu. La main donne le commencement du corps. La main donne le commencement de nudité du corps. La main donne le commencement de nudité du corps comme avoir lieu de la forme, comme forme de l’avoir lieu.

 

 

Etrange idée du ventre et même des viscères comme fourreau de l’épée. C’est en effet comme si tu escamotais alors par prestidigitation la rectitude de l’épée en la transformant en circonvolutions viscérales. C’est une vision de l’épée qui ressemble à celle de Laurent Albarracin. C’est la forme de la violence secrète, de la violence discrète, de la violence délicate, de la violence subtile, de la violence timide. L’épée plantée à l’intérieur du ventre ce serait aussi une sorte d’épée qui farcit l’abdomen, l’épée comme farce de l’abdomen, l’épée à la fois comme bague et blague de l’abdomen. L’épée se tient plantée en secret à l’intérieur du ventre à la fois comme un arbre et comme un drapeau. L’épée se tient plantée à l’intérieur du ventre comme un drapeau de paix, comme un drapeau de tranquillité, comme le drapeau de la violence tranquille.

 

Mes armes préférées : la flèche et le bouclier. La flèche surtout comme projectile de joie, comme projectile de félicité, projectile de joie exacte, projectile de félicité exacte.

 

Il y a un aspect parfois cybernétique de ton imagination. C’est la rhétorique du cyborg, celle de L’Homme qui valait Trois Milliards par exemple. Ce serait évidemment à rapprocher du problème de l’inconscient machinique de Deleuze. Quel serait alors le musicien qui joue comme Steve Austin, et plus précisément encore quel serait le musicien qui joue comme Steve Austin court, comme Steve Austin court très vite au ralenti.

 

 

Un schéma imaginaire important pour toi : ramener, rattraper, reprendre ce qui a d’abord été lancé, jeté, expulsé en dehors de soi. Ramener, rattraper, reprendre par exemple la couverture du dormeur qui s’enveloppe avec la posture recroquevillée de son sommeil ou encore l’air que le trompettiste expulse d’abord au dehors pour le rattraper ensuite petit à petit.

 

Je me demande à ce propos si ce geste du ramener, du rattraper, du reprendre ne serait pas le geste même de l’invention de l’outil. Tu le sais, ainsi que l’a indiqué P. Sloterdijk le premier geste de l’homme préhistorique, c’est celui de prendre et de jeter et c’est seulement ensuite  que l’homme choisit de ramener, de rattraper, de reprendre ce qu’il a d’abord jeté. L’outil, en particulier le marteau, ce serait alors le projectile repris, le projectile repris en main ou qui sait le projectile repris à zéro, le projectile repris avec le zéro de la main comme le projectile repris avec la main du zéro.

 

Il y a aussi souvent chez toi un sentiment d’apparaitre vêtu, recouvert, enveloppé et même encamisolé par ses propres organes, autrement dit le sentiment d’apparaitre habillé par son corps même. C’est comme si le corps était pour toi un vêtement à la fois de refuge et d’apparat, un vêtement où le feu se redouble, et redouble aussi sa fuite, ou plutôt redouble l’envers de sa fuite pour devenir la parure du refuge comme le refuge de la parure. 

 

 

 

Est-ce que le passé sert à enlever les plis de ses vêtements ? 

 

Le passé serait à la fois une planche à repasser et une planche de surf. Imaginer le passé à la fois comme une planche à repasser l’océan et une planche à surfer sur le linge. Ou encore imaginer le passé comme une planche à repasser le pain et une planche à pétrir le linge ou une planche à pétrir les yeux de la source, une planche à pétrir les yeux du torrent.

 

 

La neige apparait comme drap de l’immobilité. La neige apparait comme linceul du souffle de l’immobilité, comme linceul de respiration de la paralysie. 

 

 

 

« J’ai quelque chose à vous dire car j’ai lu. » Handke 

 

 

« Tant de labeur et de soins parfois dans ces titres écrits à la main sur le juke-boxe, comme maintenant… »   Handke 

 

 

Une intuition en marge d’Hier en Chemin de P. Handke. Il y aurait une ressemblance entre les portails romans et les juke-boxes. Ou bien il y aurait une ressemblance entre les juke-boxes et les mosaïques, les mosaïques byzantines. Ou bien encore les juke-boxes seraient des montagnes, des montagnes de voix, des petites montagnes de voix, des petites montagnes de lumière, les petites montagnes de lumière des voix. La montagne-juke box ce serait aussi celle de Rencontre du Troisième Type de Spielberg. Les juke-boxes seraient les petites montagnes de mosaïque des voix, les petites montagnes de mosaïque de la musique.

 

 

Ozu filme la maison comme un rubik-cube. La maison à l’intérieur des films d’Ozu ressemble à un rubik-cube de sentiments humains, à un rubik-cube de l’espace, à un rubik-cube des sentiments humains de l’espace. Ozu filme rubik-cube sur l’ongle, rubik-cube sur l’ombre, ribik-cube sur l’ongle de l’ombre, sur l’ongle d’ombre de la pauvreté, pauvreté qui apparait aussi comme la forme de la nécessité. (« La nécessité est ce qu’il y a de plus pauvre. D’autant plus pauvre que plus absolument nécessité. »  R. Munier)

 

 

Une idée géniale de Rivarol. L’entassement des vitres donne à voir une extrême obscurité. L’entassement de la translucidité donne à sentir une extrême obscurité. L’entassement de carrés de la translucidité donne à sentir une extrême obscurité. L’entassement de carrés de la translucidité donne à sentir l’extrême obscurité de l’ainsi. L’entassement de carrés de la translucidité donne à sentir l’extrême obscurité de l’ainsi ça.

 

 

Une révélation soudain à propos de la table de multiplication inventée par Ophélie. Ophélie ne dit jamais le mot égal. Quand Ophélie dit sa table de multiplication, à chaque fois elle élude le signe égal. Par sa litanie démente Ophélie parvient ainsi à transformer le signe égal en une pause du souffle, en une simple pause du souffle. La table de multiplication d’Ophélie apparait ainsi inoubliablement exacte précisément parce qu’elle n’utilise pas le signe égal. Et qui sait même cette table de multiplication démente serait celle de la destruction même du signe égal. Une fois un, un. Deux fois un, un. Trois fois un, un…Ophélie multiplie ainsi à chaque instant l’unicité. Pour Ophélie, il n’y a de multiplicité que de l’unicité. Pour Ophélie, l’unicité se multiplie à chaque instant en dehors de l’égalité. Il y a alors une vision politique étrange à l’intérieur de cette litanie. Ophélie litanise une table de multiplication à la fois non-démocratique et non-anarchique. Et cela parce que pour Ophélie, le nombre n’est jamais un résultat de l’opération de la multiplication. Pour Ophélie, le nombre est plutôt un instrument de la multiplication.

 

 

Rater un livre en mille pages. Rater dans le mille.

 

 

 

Imaginer un Christ ambidextre. Reste malgré tout à savoir si le Christ apparait comme un aveugle ambidextre ou un sourd-muet ambidextre. Le Christ apparait-il comme un musicien aveugle ambidextre ou comme un extralucide sourd-muet ambidextre ?

 

 

L’asthme c’est le jeu de devenir un surchien. L’asthme c’est le jeu devenir le surchien de ses poumons. L’asthme c’est le jeu de devenir le surchien du sourire de ses poumons, le surchien du sourire d’éclair de ses poumons.

 

 

J’ai rêvé une fois d’une équipe de football composée d’animaux. Ou plutôt d’une équipe de football où chaque joueur évoluait à l’intérieur de l’espace comme le siamois d’un animal, comme le siamois d’une forme animale. Le gardien de but apparaissait ainsi comme le siamois de la baleine. Il serait en effet amusant d’utiliser la baleine comme gardien. 

 

 

 

 

A propos du chant d’Adèle. C’est un chant puissant, je n’ai pas l’impression cependant que ce soit un chant de maitrise. Précisément c’est trop. Adèle chante comme une trompette. Adèle chante avec la trompette du trop. Adèle entonne le chant avec la trompette du trop.

 

 

Loup Uberto chante comme un menuisier ou un charpentier, un menuisier des racines ou un charpentier de l’herbe, un charpentier à la fois du quartz et de l’herbe. Le chant de Loup Uberto : un rabot posé au sommet d’un tremplin, un rabot qui projette sa pose comme pose sa projection au sommet d’un tremplin.

 

 

La nonchalance efficace de P. Katerine. Etrange cas de Katerine, celui d’un dandy populaire, celle d’un dandy qui plait pourtant aux foules. Sur ce point Katerine ressemble à Edmond Rostand ou à Sacha Guitry. Katerine a en effet l’aptitude singulière de rester libre à l’intérieur de situations pourtant contraignantes. Katerine a l’art d’esquiver les contraintes sociales avec aisance parce que sa démence apparait spontanément acceptée par les autres de manière quasi-miraculeuse. Katerine n’impose jamais sa démence aux autres. Katerine parvient à partager superbement sa démence. Katerine partage sa démence comme du pain.