Marges du Livre contre la Mort d’Elias Canetti

 

 

 

 

 

 

 

« Ce sentiment vulgaire entre tous, ce vouloir rester-en-vie : il n’est rien qui lui tienne plus à cœur. »

 

Il y a une vulgarité infinie de la survie, une vulgarité infinie du désir de survivre. Le désir de survivre c’est la vulgarité d’ignorer simultanément la distinction du mourir et la jubilation de l’immortalité, l’élégance du mourir et l’extase de l’immortalité.

 

 

 

« Aucun homme n’est jamais épuisé. Même réduit à rien, à l’heure de la mort, même dévasté : jamais un homme n’a été épuisé. »

 

La vie d’un homme n’est pas inépuisable. La vie d’un homme n’est pas inépuisable parce qu’un homme n’est pas un être infini, parce qu’un homme apparait comme une existence finie. C’est pourquoi quand l’existence finie d’un homme apparait épuisée, cet homme meurt.

 

 

 

« Si tout le monde mourait au même âge, serait-ce une consolation ? »

 

Si tous les hommes mouraient au même âge, la vie serait alors juste, la vie aurait un sens, un sens juste. Cependant ce qui disparaitrait ce serait la forme de l’existence, ce qui disparaitrait ce serait la forme à la fois injuste et insensée de l’existence.

 

 

 

 

 

« Il espérait, ignoré de Dieu, vivre longtemps. »

 

Savoir exister sans être vu à travers la mort. Savoir exister sans être vu à travers le Dieu de la mort. Savoir exister sans être vu à travers le Dieu de la mort afin d’apparaitre comme un jeu d’immortalité, afin d’apparaitre comme le jeu d’immortalité de sa chute.

 

 

 

Parvenir à détruire Dieu par le simple geste de sentir le temps. Parvenir à détruire Dieu par le simple geste de sentir la clarté du temps, par le simple geste de sentir le brouillard du temps, le brouillard de clarté du temps.

 

 

 

 

 

« De toute évidence, je me garde d’aller sur la tombe de mes morts et me rends d’autant plus sur leurs lieux de vie. »

 

La seule tombe exacte d’un corps c’est le lieu même de la mort de ce corps. La seule tombe exacte d’un corps c’est le lieu où ce corps est tombé à jamais sur le sol, le lieu où ce corps est tombé à jamais par terre sans se relever.

 

 

 

« Quelqu’un donne de la tête contre une pierre tombale et meurt sur le coup. » 

 

Il y a aussi parfois des pierres tombales qui se cognent la tête et meurent ainsi soudainement. En effet les tombes meurent elles aussi. Savoir de quelle manière les tombes meurent. Il y a des tombes qui meurent très lentement et très doucement peu à peu envahis par les herbes. Il y a aussi des tombes qui meurent violemment sous les bombardements ou pendant un tremblement de terre. Il y a des tombes qui meurent avec délicatesse. La pierre tombale est enlevée avec solennité et la tête de la tombe est alors ratissée. D’autres tombes meurent avec une brutalité technique absurde, bousculées et retournées par de bulldozers. Savoir comment meurent les tombes. Oublier c’est à dire savoir comment meurent les tombes. Oublier avec exactitude, oublier avec précision c’est à dire savoir comment meurent les tombes.

 

 

 

 

 

« Il mourut hier. Aujourd’hui, il n’en a plus souvenir. »

 

Il mourra demain. Aujourd’hui il l’a oublié.

 

 

 

« En mourant ces mots lui vinrent aux lèvres : « Enfin je ne sais rien. »

 

A l’instant de mourir, son dernier souffle dit cette phrase à l’adresse du sourire de sa bouche  « Enfin tu écoutes ce que tu ne sais pas. »

 

 

 

 

 

« Meurt-on en rêvant ? »

 

Celui qui meurt a-t-il l’aptitude de rêver à l’instant même où il meurt ? Celui qui meurt a-t-il  l’aptitude d’imaginer autre chose que la mort à l’instant où il meurt ?  Le problème est en effet de savoir si la mort est plus puissante que l’imagination ou si l’imagination est plus puissante que la mort ou plutôt si l’imagination dispose d’un geste de métamorphose que la mort n’atteint pas, que la mort n’abolit pas.

 

 

 

« La plus grande, la plus mortelle des pensées fut celle du zéro. Est-elle née de la mort ? »

 

L’idée du zéro ne nait pas de la mort. L’idée du zéro ne nait pas. L’idée du zéro apparait. L’idée du zéro apparait par la rature du mourir. L’idée du zéro apparait à la fois évoquée et provoquée par la rature du mourir. L’idée du zéro apparait à la fois évoquée et provoquée par la rature innocente du mourir, par la rature insouciante du mourir.

 

 

 

 

 

« Il laissa en héritage une collection de tables, et sur chacune la première phrase d’une œuvre prodigieuse. »

 

Abandonner d’innombrables tables à l’intérieur du cimetière du vent. Abandonner d’innombrables livres à l’intérieur du cimetière du vent. Abandonner à l’instant de sa mort d’innombrables livres à l’intérieur du vent comme si chaque livre écrit devenait ainsi une table, comme si chaque livre écrit devenait ainsi une table afin d’apprendre à danser, afin d’apprendre à l’immortalité de son sommeil à danser à l’intérieur du feu, à l’intérieur de la catastrophe du feu, à l’intérieur de la catastrophe de zéro fois du feu.

 

 

 

« Le cimetière qu’il porte en lui depuis tant d’années devient de plus en plus vaste. A qui le  lèguera-t-il, où le mettra-t-il ? » 

 

A qui offrir un cimetière d’étoiles ?  Savoir comment offrir un cimetière d’étoiles. Seul le sourire du mépris sait comment offrir un cimetière d’étoiles. Seul le sourire d‘ombre du mépris sait comment offrir le cimetière d’étoiles de l’ainsi. Seul le sourire d’ombre du mépris sait comment offrir le cimetière d’étoiles de l’ainsi ça.

 

 

 

 

 

« Il survécut à sa gloire et continua de mourir heureux. »

 

Savoir comment détruire la gloire avec l’immortalité. Savoir comment détruire le désir de gloire avec la volonté de l’immortalité. Détruire le désir de gloire avec la volonté de l’immortalité afin ensuite de mourir heureux.

 

 

 

Celui qui connait la gloire de son vivant manque à la fois la forme heureuse du mourir et la forme heureuse de l’immortalité. A l’inverse celui qui œuvre avec ténacité sans jamais connaitre la gloire parvient alors à mourir heureuse. Celui qui œuvre avec ténacité sans jamais connaitre la gloire parvient à mourir heureux à l’intérieur de l’immortalité même (l’exemple même de ce miracle : Lautréamont).

 

 

 

 

 

« Il cherche le lieu où, en lui, tous sont restés en vie. »

 

Trouver le lieu où chaque chair apparait immortelle. Trouver le lieu où la forme de chaque  chair apparait immortelle. Trouver le lieu où chaque chair apparait comme forme de l’immortalité de l’âme. Trouver le lieu où la forme de chaque chair affirme l’immortalité de l’âme. Trouver le lieu où la forme de chaque chair affirme la certitude d’immortalité de l‘âme.

 

 

 

« Si on s’était tu toujours, on aurait au moins le droit de mourir. »

 

Seul celui qui se tait sait comment devenir immortel. Seul celui qui sait comment apparaitre en silence sait ainsi comment apparaitre immortel.

 

 

 

« Il est écrit « Si une personne se souvient brusquement de sa naissance antérieure et le dit, cela signifie assurément la mort. » Et si elle le tait ? »

 

Celui qui dit se souvenir de sa naissance antérieure sans cependant s’en souvenir, remplace sa naissance à travers un mensonge. Celui qui dit se souvenir de sa naissance sans s’en souvenir  gomme alors cette naissance à travers le langage de l’anonymat.

 

Si une chair se souvient de sa naissance et tait ce souvenir de sa naissance, cela apparait de manière insensée. Si une chair se souvient de sa naissance et tait ce souvenir de sa naissance, cette chair déclare ainsi par son apparition même la forme de son immortalité, la forme impeccable de son immortalité.

 

 

 

« A quelle aune les immortels mesurent-ils le temps ? »

 

Les immortels ne mesurent jamais le temps. Malgré tout les immortels rythment le temps. Les immortels rythment le temps avec des sourires. Les immortels rythment le temps avec les sourires des végétaux, des animaux et parfois même des hommes et des femmes.

 

 

 

« Ne pas ralentir devant la mort : aller plus vite, plus vite. »

 

Ecrire comme savoir ralentir à l’intérieur du dos du vide. Ecrire comme savoir ralentir à l’intérieur du dos de l’immortalité. Ecrire comme savoir ralentir à l’intérieur du dos de vide de l’immortalité.

 

 

 

« Il veut mourir en secret pour n’assurer le triomphe de personne, et en guise de dernier repas, il mange son testament. »

 

Mourir de manière clandestine. Mourir de manière clandestine et pour son dernier repas manger les tombes futures de sa femme et de ses enfants. Mourir de manière clandestine afin d’inventer ainsi l’immortalité de sa femme et de ses enfants. Mourir clandestin à ciel ouvert. Mourir clandestin à ciel ouvert et pour son dernier repas manger les tombes futures de sa femme et de ses enfants afin que sa femme et ses enfants deviennent ainsi paradoxalement immortels.

 

 

 

 

 

« Depuis qu’il sait qu’il doit mourir, il ne regarde plus personne en face. »

 

Depuis qu’il sait qu’il mourra malgré tout, qu’il mourra malgré son immortalité même, il ne regarde plus les visages humains en face, il préfère contempler les cils de leur aveuglement qui tourbillonnent comme un nimbe d’anarchie au-dessus de leur crâne, il préfère contempler les cils de leur aveuglement qui tourbillonnent comme un nimbe d’anarchie tranquille au-dessus de leur crâne.

 

 

 

Savoir toucher les cheveux comme les cils de l’aveuglement. Savoir toucher les cheveux comme la prolifération de cils de l’aveuglement. Savoir toucher les cheveux comme la torche de cils de l’aveuglement. Savoir toucher les cheveux comme le flambeau de cils de l‘aveuglement.

 

 

 

« Elle s’est pendue haut et court à ses faux cils. »

 

Savoir comment se pendre à ses cils. Savoir comment se pendre au sourire de ses cils. Savoir comment se pendre à la coquetterie de ses cils. Savoir comment se pendre au sourire de coquetterie de ses cils. Savoir comment se pendre au yoyo de ses cils. Savoir comment se pendre au yoyo de sourires de ses cils. Savoir comment se pendre à yoyo de coquetterie de ses cils, au yoyo de sourires coquets de ses cils.

 

 

 

 

 

« Tous les artistes sont les cannibales de leurs ancêtres. »

 

Les artistes apparaissent comme les cannibales du tact de leurs ancêtres. Les artistes apparaissent comme les cannibales du noli tangere de leurs ancêtres. Les artistes dévorent  le tact de leurs ancêtres par joie obscène avec la petite cuillère de l’apocalypse.

 

 

 

« Le dernière livre qu’il aura lu : inimaginable. » « La curiosité qu’on a de la dernière conversation. Avec qui sera-t-elle menée ? »

 

Savoir comment imaginer le dernier livre lu ou la dernière conversation improvisée, c’est précisément le geste de l’écriture. L’écriture transforme le dernier livre lu ou la dernière conversation improvisée en formes du futur antérieur. Ecrire c’est savoir comment toujours déjà relire, relire à mains nues, relire à sang nu, relire à sang sauf, relire à sang nu sauf , le dernier livre ou la dernière conversation afin de projeter ce dernier livre ou cette dernière conversation à l’intérieur même de l’immortalité de l’existence, à l’intérieur même du mourir immortel de l’existence.

 

 

 

 

 

« C’est chose singulière que tout dépende des noms, il semble que ce soit, pour le moment encore, la seule forme de survie dont l’humanité ait quelque expérience et qui lui procure un minimum de certitude. » « Le nom comme première mais très secrète mort. »

 

Le nom est à la fois un indice de mort et un signe d’éternité. Le nom serait le signe de la survie de la mort, de la survie éternelle de la mort. A l’inverse le prénom apparait comme la forme de l’immortalité, la forme de l’immortalité du mourir. Le prénom apparait comme la forme d’existence immortelle du mourir. Le nom est le signe de la survie éternelle de la mort en dehors de l’existence. Le prénom apparait comme la forme d’existence immortelle du mourir en dehors de la vie.

 

 

 

« Des lettres mensongères, le sport des morts. » « Des lettres envoyées par des morts ; les dates changées. »

 

Les morts réécrivent sans cesse les lettres que s’adressent les vivants. Les morts réécrivent les lettres des vivants en changeant les dates (une lettre antidatée est à chaque fois antidatée à travers un mort). Les morts changent les signes de ponctuation des lettres des vivants. Les morts changent les mots des lettres des vivants. Les morts changent les structures grammaticales des lettres des vivants. Malgré tout ce que les morts ne parviennent jamais à changer c’est à la fois le ton de la lettre, le ton de la voix de la lettre, le timbre de la voix de la lettre et aussi la signature de cette lettre. Ce que les morts ne parviennent jamais à changer c’est ainsi surtout le timbre de la voix de la lettre inscrite à l’intérieur de la signature comme la signature de la lettre inscrite à l’intérieur du timbre de la voix de la lettre. Ainsi ce que les morts ne parviennent jamais à changer dans les lettres des vivants c’est  leur chant, c’est la forme de leur chant, c’est le chant de leur oubli, c’est la forme du chant de leur oubli.

 

 

 

« Déchirer est devenu une fin en soi. » « Or je remarque que ce sont les lettres des morts, justement, que je ne détruis jamais. »

 

Savoir comment déchirer son cerveau comme une simple feuille de papier. Savoir comment déchirer son cerveau comme une simple feuille de papier afin de parvenir à garder ainsi intact le sentiment de l’oubli, le sentiment de mourir, le sentiment d’oubli de mourir.

 

 

 

« Écrire des lettres pour après la mort, adressées des années durant à ceux qu’on a aimés ou haïs. »

 

Savoir comment adresser des lettres à la fois pour avant sa naissance et pour après sa mort. Savoir adresser des lettres à la fois anthumes et posthumes. Et à l’inverse pendant son existence plutôt que d’envoyer des lettres préférer envoyer des tombeaux de papier, des tombeaux de papier ornés seulement de sa signature.

 

 

 

 

 

« Les pensées doivent surgir et elles doivent pouvoir se cacher. » « Ne garder pour soi que ce qui ne peut être donné, et le garder jusqu’à ce que ce soit devenu mûr pour les autres et se donne alors de lui-même. »

 

Afin de surgir un sentiment ou une pensée doivent d’abord disposer d’un espace, d’un lieu où se tenir au repos, où se tenir au repos afin de se décanter et de trouver sa forme afin de se donner ensuite à voir, afin d’apparaitre ensuite adressés aux autres afin d’apparaitre ensuite adressés au monde. Lorsque qu’un sentiment ou une pensée sont vus dès qu’ils germent, alors ils ne surgissent pas, ils ne font rien d’autre qu’être transmis, qu’être diffusés aux autres à la façon d’un microbe ou d’un virus. Cet univers du sentiment-germe ou de la pensée-germe sans surgissement c’est celui de l’information. Dans l’univers de l’information les sentiments et les pensées n’apparaissent jamais donnés. Dans l’univers de l’information les sentiments et les pensées sont exclusivement échangés, échangés en tant que virus, en tant que virus d’angoisse ou de peur.

 

 

 

« On entend quelque chose très longtemps, sans écouter. Et un beau jour, on entend encore cette même chose, et soudain la voilà devenu signifiante. »

 

Ou plutôt nous entendons quelque chose de nombreuses fois sans parvenir à l’entendre. Et puis un beau jour celui ou celle qui évoque cette chose, évoque cette chose avec un ton exact, un timbre exact. Et à cet instant nous parvenons enfin à entendre la forme de cette chose, la forme de cette chose plutôt que son sens.

 

 

 

« Chaque fois que cela se produit, je me propose d’écrire une histoire sur tel ou tel geste, sur telle ou telle partie du corps humain, mais une histoire universelle qui contiendrait quelque chose comme la philosophie du geste ou de la partie en question. »

 

Ecrire une géographie des gestes. Ecrire une géographie stellaire des gestes. Evoquer ainsi la manière par laquelle les gestes des hommes, des animaux, des végétaux essaient de répondre à la fois au lieu où ils se trouvent et aux lieux qu’ils veulent atteindre. Evoquer la manière par laquelle les gestes des hommes essaient à la fois de répondre aux lieux proches et aux lieux lointains, à la fois aux lieux où ils demeurent, où ils demeurent à présent et aux lieux où ils veulent aller, aux lieux où ils veulent aller ensuite, aux lieux où ils veulent aller par la suite à l’intérieur du futur.

 

 

 

« On ne s’effraye que de la répétition des autres, avec la sienne propre, on s’arrange. »

 

Ce qui effraie c’est le désir de reproduction sans répétition des autres, c’est le désir de reproduction singulier des autres. Ce qui provoque la joie c’est la volonté de répétition sans reproduction de la chair. Ce qui provoque la joie c’est l’essai d’inventer un enfant de la répétition, un enfant unique de la répétition. Ce qui provoque la joie c’est la tentative d’inventer l’enfant de la solitude, l’enfant de répétition de la solitude.

 

 

 

« Il est possible que l’on soit d’avantage attaché à la notion de patrie quand on en a plusieurs plutôt qu’une seule. »

 

Le patriote le plus intense serait celui qui serait à la recherche de son pays. Le patriote le plus intense serait celui qui n’a pas encore de pays et qui parcourt le monde à la recherche même de son pays. Le patriote le plus intense, le plus dément ainsi serait celui qui a pour seul et unique pays le zéro, celui qui a pour seul pays le zéro de l’utopie. Le patriote le plus intense serait celui qui demeure à chaque instant à l’intérieur du zéro de l’utopie, à l’intérieur du zéro d’utopie de la solitude.

 

 

 

 

 

« Au centre de la ville, sur un socle élevé, se dressait leur monument le plus sacré : une voiture. Devant cette voiture, trois fois par jour ils faisaient leurs dévotions. »

 

Au centre de la ville, sur un socle élevé, un téléphone, un téléphone-ordinateur. Chaque jour la totalité des habitants de la ville adressait une prière numérotée au téléphone-ordinateur. Chaque jour aussi le téléphone-ordinateur choisissait lui-aussi selon un système de loterie un numéro au hasard. Les habitants qui avaient adressé en prière au téléphone le même numéro que celui choisi par le téléphone même étaient alors mis à mort, mis à mort au-dessus même du piedestal où était posé le téléphone-ordinateur.

 

 

 

« « Je voudrais ressusciter d’entre les morts au moins une fois tous les dix ans. De ma tombe, je me rendrais au kiosque le plus proche pour y acheter quelques journaux. Je n’en demanderai pas plus. Pâle, avec mes journaux sous le bras et en rasant les murs, je regagnerai le cimetière où je prendrais connaissance des dernières catastrophes survenues dans le monde. Apres quoi je me rendormirais sur mes deux oreilles, dans le paisible refuge de ma tombe. » Luis Buñuel, à quatre-vingt-deux ans. »

 

Un homme qui revient des morts une fois par siècle uniquement pour signer une œuvre. Un homme qui revient des morts une fois par siècle uniquement pour publier une de ses œuvres encore secrète, pour publier une de ses œuvres posthumes secrètes qu’il a emportées avec lui à l’intérieur de son tombeau. (Cet homme utilise qui sait le temps de chaque siècle pour relire et réécrire tranquillement le texte.)

 

 

 

« Ces anglais se sentent si redevables à l’ennui, à croire qu’il leur sauve la vie à tout moment. »

 

Une autre hypothèse plus étrange encore. Ceux qui pensent qu’ils sont aptes, qu’ils ont le pouvoir de sauver la vie de quelqu’un d’autre par leur propre ennui, par leur ennui même. Cette conviction  n’est d’ailleurs peut-être pas si rare que cela. Ce serait la conviction de tous ceux qui acceptent de s’ennuyer en société. Il y aurait dans l’acceptation de l’ennui social une sorte de croyance non-dite, une croyance inconsciente en une sorte de martyr, de martyr efficient. Les hommes acceptent de s’ennuyer en société parce qu’ils pensent et même parce qu’ils croient que le supplice de cet ennui, que le martyr de ce ennui permet de sauver une forme qui reste pourtant pour eux impensable et indicible. Les hommes acceptent de s’ennuyer en société parce qu’ils croient qu’ils préservent alors cependant la dignité d’un homme, la dignité d’un homme cependant à la fois indicible et invisible.

 

 

 

« Un an avant sa mort, chacun, là-bas, a le droit d’oublier complétement qui il est et de mener une vie totalement nouvelle et inattendue. »

 

Un pays où un an avant sa mort chacun a le droit soit de changer à la fois de corps et de caractère sans changer cependant de nom, soit de changer uniquement de nom sans changer de corps et de caractère. Ceux qui décident de changer de corps et de caractère sans changer de nom sont alors condamnés à mort le jour suivant. Ceux qui choisissent de changer de nom sans changer de corps et caractères vivent alors une année entière et meurent ensuite définitivement oubliés. Il y enfin le cas particulier de ceux qui le jour de la proposition de changement de corps, de caractère ou de nom  refusent très spontanément cette proposition. Ceux-là, le jour suivant sont condamnés à mort et ils deviennent malgré tout ensuite instantanément immortels.

 

 

 

« Là-bas, il y a des écoles pour les centenaires, pas de place pour les moins de cent ans. »

 

Une civilisation où il y a des écoles et des bibliothèques pour les spermatozoïdes et les ovules et où les hommes et les femmes restent malgré tout analphabètes et illettrés.

 

 

 

« Même la production de sperme se poursuit au-delà de la mort. »

 

Le sperme survient encore après la mort. Le sperme survient encore après la mort afin d’essayer de jouir du sexe du vide. Le sperme survient encore après la mort afin d’essayer de jouir du sexe du hasard, afin d’essayer de jouir du sexe de hasard du vide. Le sperme survient après la mort afin d’essayer de jouir du sexe de l’immortalité, afin d’essayer de jouir du sexe de vide de l’immortalité.

 

 

 

 

 

« On aime les morts pour leurs défauts. C’est pourquoi il n’y a pas d’anges morts. »

 

L’angélisme serait une façon d’ôter aux morts leurs défauts. L’angélisme serait une façon d’idéaliser les morts. L’angélisme désire des morts infaillibles, des morts parfaits autrement dit des morts éternels. L’angélisme désire que les morts soient parfaitement absents sans être cependant détruits et décomposés. L’angélisme désire que les morts soient des absents parfaits, des absents éternels, les absents parfaits de l’éternité.

 

 

 

« Elle donnerait cher pour pouvoir tuer les morts. »

 

Il est parfaitement futile de désirer payer pour pouvoir tuer les morts. En effet ce qui parvient à tuer les morts c’est uniquement le cynisme de la gratuité, le cynisme innocent de la gratuité, c’est uniquement le cynisme de la grâce, le cynisme innocent de la grâce.

 

 

 

« Il était si content de lui-même qu’il en oublia de mourir. »

 

La vanité serait une façon de se croire éternel. La vanité serait une façon de se croire éternel en tant que cadavre, en tant que cadavre étincelant, en tant que cadavre étincelant de son image.

 

 

 

« Il serait plus pénible de mourir si l’on savait qu’on va rester, mais astreint au silence. »

 

La mort serait encore plus pénible si être mort c’était rester vivant à l’insu des vivants en étant cependant obligé d’entendre tout ce que disent encore les vivants et de rester éternellement muet.

 

 

 

« Il mourut pour accomplir les dernières volontés de son argent. » 

 

L’avare continue de compter le nombre d’asticots qui le change en pourriture à l’intérieur de son cercueil.

 

 

 

« Quelqu’un qui, à l’article de la mort, enrichit encore son vocabulaire. »

 

Quelqu’un qui à l’article de son vocabulaire, enrichit encore sa mort. Quelqu’un qui en faisant l’article de son vocabulaire souhaite enrichir la mort.

 

 

 

 

 

« Depuis qu’il ne croit plus à aucun diable, l’homme est devenu dangereux. L’homme ne voit plus le diable, il l’a avalé. »

 

Il y a cependant une différence entre avaler le diable et manger le diable. Celui qui mange le diable décompose et métamorphose le diable à l’intérieur de sa chair. Celui qui avale le diable  désire garder le diable indemne à l’intérieur de son organisme. Celui qui avale le diable désire garder indemne le diable en tant qu’œuf, en tant qu’œuf parfait.

 

 

 

Celui avale le diable sans le manger désire changer le diable en spectre, en spectre invisible. Celui qui avale le diable sans le manger change le diable en spectre invisible de son ventre, en spectre invisible de son abdomen. A l’inverse celui qui a l’audace de manger le diable sait comment métamorphoser le diable. Celui qui a l’audace de manger le diable sait comment transformer le diable en excrément, en excrément visible, en excrément visible de la haine, en excrément visible de l’idiotie, en excrément visible de la stupidité, en excrément visible de la haine idiote, en excrément visible de la haine stupide.

 

 

 

« Dans chaque mort, c’est le monde entier qui meurt ; tel est le sens du Christ crucifié. »

 

 Le monde ne meurt pas avec le Christ. Le monde ne meurt pas à l’intérieur du Christ et cela simplement parce que le Christ proclame qu’il n’appartient pas à ce monde, parce que le Christ proclame que la figure du monde reste finalement sans importance et sans valeur. Ce qui meurt à l’intérieur du Christ, ce n’est pas le monde, c’est l’humanité. Dans chaque mort, c’est la faute de l’espèce humaine qui meurt, tel est le sens du Christ crucifié.

 

 

 

« Le fait de penser à une seule personne que l’on a perdue peut vous insuffler l’amour pour toutes les autres. Qui le Christ  a-t-il perdu ? Une lacune dans les Evangiles. »

 

Le Christ n’a perdu aucun homme. Malgré tout ce que le Christ a perdu et qu’il a perdu sans regret et sans tristesse, c’est la multitude des animaux. Le Christ a perdu sans le savoir c’est-à-dire à la fois sans le sentir et sans y penser la multitude des formes animales. C’est pourquoi le Christ a le pouvoir de sauver les hommes sans malgré tout disposer du pouvoir de sauver les animaux. Et qui sait ce serait précisément à l’inverse la multitude des formes animales qui dispose de la force, de la force fragmentée, de la force diffractée de sauver le Christ. Seule la multitude des formes animales sait comment détourner le Christ de son dialogue infini avec  le diable. Seule la multitude des formes animales sait comment séduire extatiquement le Christ afin qu’il cesse de dialoguer avec le diable.

 

 

 

« Adam étrangle Dieu. Eve le regarde faire. »

 

Quelques hypothèses de métamorphoses du paradis. Adam mange le diable pendant que le Christ sodomise Eve. Adam mange Eve pendant que le Christ sodomise le diable. Adam mange le Christ pendant qu’Eve sodomise le diable. Adam sodomise le diable pendant que le Christ mange Eve. Eve sodomise Adam pendant que le Christ mange le diable. Adam sodomise le Christ pendant qu’Eve mange le diable.

 

 

 

Adam et Eve crucifient le Christ à l’arbre de la chute. Adam et Eve posent ensuite le diable en équilibre au sommet du crâne du Christ et ils s’amusent alors à viser le diable avec des projectiles afin de le détruire. Adam essaie de détruire le diable avec le projectile de son sperme. Eve essaie de détruire le diable avec le projectile de sa parole. Celui ou celle qui perd au jeu de détruire le diable a alors un gag, le gag de tenir précisément en équilibre au sommet du crâne du Christ et de tomber ensuite comme un acrobate, un acrobate de la joie, un acrobate de l’insouciance à la surface du paradis, à la surface de l’herbe du paradis, à la surface du magma d’herbes du paradis, à la surface du magma d’herbes abstraites du paradis.

 

 

 

« A la suite du dernier bombardement de Paris, le bourreau français Desfourneaux déplora à la fois la destruction de sa maison et celle de ses deux guillotines. » 

 

Savoir comment bombarder le paradis avec des guillotines. Savoir comme bombarder le paradis avec des bonbons. Savoir comment bombarder le paradis avec des guillotines de bonbons. Savoir comment bombarder la chute du paradis avec des guillotines de bonbons. Savoir comment bombarder la chute immortelle du paradis. Savoir comment bombarder la chute immortelle du paradis avec des guillotines impeccables de bonbons.

 

 

 

 

 

Utiliser les diverses formes de boites comme tombeaux. Il y aurait ainsi les tombeaux-boites d’allumettes, les tombeaux-boites à musique, les tombeaux-boites à chaussures, les tombeaux- boites à gâteaux, les tombeaux- boites à outils, les tombeaux-boites à bijoux, les tombeaux-boites à clous, les tombeaux-boites de trombones, les tombeaux-boites à élastiques, les tombeaux-boites de médicaments, les tombeaux-boites de bonbons, les tombeaux-boites à crayons.

 

 

 

« Il regarde tomber la pluie comme si les gouttes étaient des années. »

 

Regarder les gouttes de pluie comme des globules de temps. Regarder les gouttes de pluie comme des globules d’instants. Regarder les gouttes de pluie comme les globules de temps de la fraicheur. Regarder les gouttes de pluie comme les globules d’instants de la fraicheur. Regarder les gouttes de pluie comme les globules de temps de la lecture. Regarder les gouttes de pluie comme les globules d’instants de la lecture. Regarder les gouttes de pluie comme les globules de temps du ciel, comme les globules de temps de la lecture du ciel. Regarder les gouttes de pluie comme les globules d’instants du ciel, comme les globules d’instants de la lecture du ciel.

 

 

 

« Car dans ce pays, où la terre est trop dure pour qu’on y creuse des tombes et on l’on manque de bois pour incinérer les morts, on pratique l’enterrement céleste. » 

 

Seuls les nuages savent comment s’ensevelir à l’intérieur du ciel. Seuls les nuages savent comment s’ensevelir avec joie à l’intérieur du ciel. Seuls les nuages savent comment s’ensevelir avec une joie sublime à l’intérieur du ciel.

 

 

 

 

 

« Il n’avait plus personne. Il alignait des petits cailloux sur la table, devant lui, et leur parlait  jusqu’à ce qu’ils dansent. »

 

Le sourire sait comment parler avec la poussière. Le sourire du mépris sait comment parler avec la poussière de la solitude. Le sourire d’ombre du mépris sait comment parler avec la danse de poussière de la solitude. Le sourire du crâne sait comment parler à la danse de la poussière. Le sourire du crâne sait comment parler à la danse des pierres. Le sourire de solitude du crâne sait comment parler à la danse de hurlements des pierres. Le sourire de solitude du crâne sait comment parler à la danse de hurlements de la poussière.

 

 

 

« Le crâne d’un suicidé doit rouler dans la poussière jusqu’à ce qu’il ait sauvé une vie. »

 

Sauver un animal avec la chute de son crâne. Sauver le sourire d’un animal. Sauver le sourire d’un animal avec la chute de son crâne.

 

 

 

 

 

« Origine des tremblements de terre (...) un rassemblement des morts. »

 

Pour le cynique de l’ingénuité, les tremblements de terre apparaissent provoqués par les fêtes des morts. Pour le cynique de la candeur, les tremblements de terre apparaissent provoqués par la tombola des tombeaux, par la tombola abracadabrante des tombeaux.

 

 

 

Utiliser les tremblements de terre afin de classer les morts. Utiliser les tremblements de terre afin de classer les formes de démence des morts. Utiliser les tremblements de terre afin de classer les sourires de démence des morts.

 

 

 

« Que deviendront les images des morts que tu portes dans tes yeux ? Comment les lègueras-tu ? »

 

Donner les images des morts qui attendent à l’intérieur des yeux par le geste de jouer aux dés. Donner les images des morts qui attendent à l’intérieur des yeux par le geste de jouer aux dés avec les tremblements de terre.

 

 

 

« Depuis quand es-tu vieux ? Depuis demain. »  

 

Devenir vieux c’est sentir le tremblement de terre du futur. Devenir vieux c’est sentir le tremblement de ciel du futur. Devenir vieux c’est sentir le tremblement de ciel du futur à la surface même de la terre. Devenir vieux c’est sentir le tremblement de ciel du futur à la surface du tas d’hier de la terre.

 

 

 

« La sagesse le dévore, il se maintient en vie avec des banalités. »

 

Il y a un cynisme de la sagesse. La sagesse dévore la viande du vide. Le cynisme de la sagesse dévore la viande du vide afin de sauvegarder intact l’os du je ne sais quoi, afin de sauvegarder intact l’os d’ombre du je ne sais quoi.

 

 

 

Savoir comment dévorer la sagesse. Savoir comment dévorer la sagesse au petit-déjeuner. Savoir comment dévorer les yeux de la sagesse au petit-déjeuner. Savoir comment dévorer le gâteau de regards de la sagesse. Savoir comment dévorer le gâteau de regards de la sagesse au petit-déjeuner.

 

 

 

 

 

« Sa patrie est faite de tous les lieux où il a mangé. Ses amis sont tous les gens qui lui ont donné à manger. »

 

Composer la forme de l’utopie comme une architecture de nourriture. Composer la forme indiscutable de l’utopie comme l’architecture d’ascèse de la nourriture. Composer le tas d’insouciance de l’utopie comme architecture d’ascèse de la nourriture. 

 

 

 

« Mais où donc, où l’homme trouvera-t-il à se protéger de la peur que lui inspirent les bêtes plus fortes ? Un jour, on leur arrachera à toutes, en une seule fois, toutes leurs dents. Enterrement universel des dents. »

 

Cet arrachage des dents de toutes les bêtes et simultanément leur enterrement universel ce serait l’invention de l’alphabet. L’alphabet arrache les dents de toutes les bêtes et les enterre ensuite à la surface même du papier. L’alphabet enterre les dents de toutes les bêtes à la fois comme hommage et comme trophée (parce qu’une des caractéristiques singulières de l’homme c’est de garder la mémoire des bêtes qu’il a tuées). L’alphabet ce serait précisément cela, un mausolée des bêtes, un cimetière des bêtes, un mausolée universel de bêtes, un cimetière universel des bêtes, un cimetière filigrané des bêtes.

 

 

 

« Lorsqu’il mourut, tous les escargots du voisinage se réunirent et lui tinrent lieu de cortège funèbre. »

 

Quand il mourut les animaux s’amusèrent à se tenir les uns à la suite des autres afin que son cortège funèbre devienne la forme même d’un tour du monde, afin que son cortège funèbre apparaisse comme une forme de tour du monde immobile.