A propos de la Correspondance de Flaubert

 

 

 

 

 

 

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Flaubert apparait extrêmement sensible à l’immobilité du monde c’est à dire à la force des choses, pour utiliser cette expression étrange. Il y a en effet pour Flaubert un fatalisme de la force des choses. Pour Flaubert le monde revient à la fois presque immobile et comme intégralement indifférent à la vie des hommes. « J’ai revu à 2 heures d’ici un village où j’avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. Rien n’était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux barques. Les femmes au lavoir, étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre (?), et battaient leur linge sale dans la même eau bleue. – Il pleuvait un peu, comme l’autre fois. – Il semble, à certains moments, que l’univers s’est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. » 

 

 

 

Et pourtant Flaubert apparait aussi sensible à l’impression inverse, celle d’une modification des choses du monde à l’intérieur d’une vie humaine inerte. 

« Il faut que la vie de l’homme soit bien longue, puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela a le temps de changer entre deux états de l’âme. » « Je retrouve ici les bonnes gens que j’ai connues il y a dix ans. Ils portent les mêmes habits, les mêmes mines ; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis. Cela me stupéfait l’immobilité de tous ces êtres ! D’autre part, on a bâti des maisons, élargi le quai, fait des rues, etc. »

 

 

 

Pour Flaubert c’est comme si l’immobilité immémoriale du monde révélait aussi l’incapacité de l’homme à se définir lui-même. L’immobilité indestructible du monde ressemble pour Flaubert a une gigantesque farce qui révèle la fugacité indéfinie de l’homme. 

« Mais quelque chose de plus farce encore, c’est l’abime qui nous sépare de nous-même. » 

« On se dit : « Il y a dix ans, j’étais là », et on est là. Et on pense les mêmes choses et tout l’intervalle est oublié. Puis il vous apparait cet intervalle, comme un immense précipice où le néant tournoie. Quelque chose d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être. »

 

 

 

L’écriture de Flaubert essaie ainsi de tenir ensemble ces deux sentiments contradictoires aussi intenses l’un que l’autre : le sentiment d’une immobilité immémoriale du monde et celle d’une modification incessante de ce monde. Flaubert donne ainsi à voir les modifications incessantes d’un monde immobile, les mutations innombrables d’un monde immobile.

 

 

 

C’est aussi comme si pour Flaubert le monde ne faisait aucune distinction entre les hommes et les choses ou entre les vivants et les morts. C’est pourquoi le soleil brille aussi bien pour les fleurs que pour les cadavres. « L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient. »

 

 

 

Il y a souvent une sorte de morbidité dandy chez Flaubert (qu’il épanchera ad libitum dans Salammbô). Flaubert évoque presque toujours la décomposition de la chair avec sensualité. « Cela me rappelle Jaffa où, en entrant, je humais à la fois l’odeur des citronniers et celle des cadavres ; le cimetière défoncé laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. » Pour Flaubert la pourriture apparait ainsi comme une parure. « Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des arabesques d’or. »

 

 

 

Flaubert montre aussi très bien l’aspect à la fois arrogant et futile des constructions humaines, la vanité dérisoire de l’univers des hommes comparée à la puissance prodigieuse de la nature. Après un orage, Flaubert écrit par exemple « Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mes espaliers détruits, toutes les fleurs hachées en morceaux, le potager sans dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l’homme que cinq minutes de la Nature ont suffi pour bousculer, j’admirais le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre. » Ce qui plait à Flaubert c’est précisément ainsi quand les hommes deviennent  semblables à des détails de la nature, à des figures, des figurines de la nature c’est à dire quand les hommes acquiescent de manière à la fois humble et héroïque aux puissances de l’habitude et de la monotonie.

 

 

 

Devenir une force de la nature c’est aussi ce que Flaubert cherche à accomplir par l’œuvre d’art. « Je crois que le plus grand caractère du génie est, avant tout, la force. » « Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme les bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. (…) Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme ! » 

Ecrire un livre pour Flaubert c’est quelque chose comme se transformer en montagne ou en désert. Un livre pour Flaubert c’est ce qui aurait une présence aussi indiscutable qu’un phénomène matériel. Ecrire pour Flaubert c’est devenir une montagne ou un désert destiné à apparaitre lu par l’érosion, par le souffle démesuré de l’érosion, par l’érosion des millénaires plutôt que par les hommes. Ainsi ce que Flaubert attend de son lecteur c’est sans doute qu’il parvienne à accueillir à l’intérieur de son âme cet immense souffle de l’érosion. Ce que Flaubert désire ce serait d’apparaitre lu par l’érosion même du monde, par l’érosion démesurée du monde, par la ruine démesurée du monde.

 

 

 

Flaubert comme Kafka plus tard ne fait aucune distinction entre exister et écrire. Pour Flaubert écrire apparait comme la seule manière d’exister. Cette simple phrase émouvante et même déchirante. « Et je veux vivre encore pendant trois ou quatre livres. »

 

 

 

« La vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d’exister qui embrasse tout l’individu. Les dangers de l’excès sont impossibles pour les natures exagérées. » 

Pour Flaubert l’art serait ainsi une vocation physiologique exagérée, une forme de vocation physiologique à l’exagération, avec cet excès de rage errante, cet excès de rage aberrante qui s’entend aussi en filigrane à l’intérieur de ce mot. « Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière. » Cette exagération de Flaubert serait celle d’un tournoiement de la monotonie, du tournoiement gigantesque de la monotonie même. « Et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées. »

 

 

 

 

 

1.

 

 

 

 

 

Il y a une extraordinaire insouciance stylistique dans la correspondance de Flaubert, insouciance par laquelle il atteint le sommet de son art. Cette correspondance est son chef d’œuvre le plus intense. Chef d’œuvre intense parce qu’à chaque phrase apparait de manière flagrante une incroyable jubilation d’écrire. A l’inverse cette jubilation d’écrire disparait trop souvent dans ses romans où le lecteur a l’impression d’une besogne ennuyeuse du style quand bien même les phrases restent toujours superbes. En effet l’exigence d’impersonnalité de Flaubert s’interpose sans cesse entre son œuvre et le lecteur. Flaubert n’a jamais compris que ce souci d’impersonnalité qu’il revendiquait était cependant un souci subjectif d’impersonnalité, et que le lecteur faisait alors à chaque ligne l’expérience de ce souci subjectif d’impersonnalité, ce qui troublait le bonheur de sa lecture. Flaubert n’a jamais eu l’intuition que le flux de son lyrisme était si prodigieux, si proliférant et exalté, qu’il parvenait comme par miracle à une forme d’impersonnalité instantanée, à la manière de celui de Shakespeare. C’est comme si bizarrement, Flaubert s’était délibérément leurré pendant toute sa vie sur la forme de son génie. Flaubert savait en effet très bien qu’il était d’abord un génie lyrique « Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas de vers. » « Ce qui m’est naturel à moi, c’est le non-naturel pour les autres, l’extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique. » Et pourtant il refusa cette évidence jusqu’au bout. Et pourtant aussi il parvint à écrire malgré cela des livres étonnants en quelque sorte à contre-génie.

 

 

 

A l’inverse de Schmidt, Flaubert n’a jamais eu non plus l’intuition que la vie n’est pas un continuum, c’est pourquoi il s’est obstiné dans ses livres à reconstituer de façon laborieuse un fil qui n’a jamais existé. Former un collier et non pas donner seulement à lire de multiples perles, c’est une idée qui obsède Flaubert et qu’il rappelle sans cesse à Louise Colet. C’est pourquoi l’œuvre de Flaubert est si bizarre, c’est l’œuvre d’un volcan qui essaye obstinément de faire de la broderie. C’est pourquoi aussi ses livres (Madame Bovary et L’Education Sentimentale surtout) ressemblent le plus souvent à des sortes de bœufs furieux amidonnés et passés au peigne fin.

 

 

 

Je ne pense pas (à la différence de ce que prétend Michon) que les phrases parfaites venaient spontanément à Flaubert. J’ai plutôt l’impression que ces phrases parfaites il les façonnait laborieusement en vivant effectivement tel un moine forçat. Cependant Flaubert avait sans aucun doute tort de travailler autant et son œuvre aurait été plus élégante et séduisante s’il avait préféré affirmer simplement les formes insouciantes de sa spontanéité. En effet, même si les phrases de la correspondance apparaissent souvent imparfaites elles restent malgré tout toujours très belles. Flaubert a fatigué son œuvre par son désir d’écrire sans cesse des phrases parfaites. Ce qu’il savait d’ailleurs très bien. « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. » (Il y a malgré tout parfois aussi à l’intérieur de la correspondance de Flaubert des phrases majestueusement posées semblables à celles de ses romans. « Dans la pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d’Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie. »)

 

 

 

La correspondance révèle aussi parfois les trucs ultra-efficaces de l’écriture de Flaubert. La manière qu’il a par exemple de construire une scène en utilisant à chaque fois un lieu, le geste d’un personnage, et deux indices du décor (un visuel et un sonore). Cette coïncidence d’un lieu, d’un geste, d’un détail visuel et d’un détail sonore construit de manière imparable une sorte de cadre mental, de carré cérébral qui donne le sentiment de la présence.

 

 

 

« Il y a quelque chose derrière nous qui tire vers le lointain, les objets disparaissent avec la rapidité d’un torrent qui passe. » 

La correspondance de Flaubert par son impulsivité et sa jubilation même donne superbement à sentir ce torrent du temps. La correspondance révèle ce torrent du temps beaucoup mieux que les œuvres romanesques. A l’intérieur des romans, ce torrent du temps est figé, ce torrent du temps est alors pris dans le marbre des phrases parfaites, dans le marbre d’arrogance de la perfection des phrases, dans le marbre d’arrogance du souci de perfection des phrases.

 

 

 

Flaubert ne cesse d’affirmer la valeur de l’audace plutôt que du goût. « Il y a une chose qui nous perd, (…), une chose stupide qui nous perd, c’est le goût, le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut. » « Il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté. Les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre. » Cette conjuration du goût contre la poésie est sans doute d’ailleurs une spécificité française. Ce qui effraie le goût français c’est l’insouciance de la monstruosité, l’insouciance monstrueuse de Shakespeare par exemple. L’admiration de Flaubert pour Shakespeare est immense. Flaubert n’est jamais effarouché par l’exubérance pharamineuse de Shakespeare, l’exaltation cataclysmique de Shakespeare. Il y a en effet une sympathie grandiose de Shakespeare à la fois pour chaque fragment du monde et pour chaque caractère humain particulier. Et cette sympathie proliférante de Shakespeare réjouit profondément Flaubert. « Shakespeare n’était pas un homme mais un continent. (…) L’ensemble de ses œuvres me fait un effet de stupéfaction, et d’exaltation, comme l’idée du système sidéral. Je n’y vois qu’une immensité où mon regard se perd, avec des éblouissements. »

 

 

 

Flaubert remarque à propos de Shakespeare que le génie n’est pas un problème de forme, que le génie apparait plutôt comme un geste de souffle, un geste de la démesure du souffle. « Ils n’ont pas besoin de faire du style ceux-là ; ils sont forts en dépit de toutes leurs fautes, et à cause d’elles. – Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoi qu’il soit plein de mauvaises choses. Mais quel souffle ! quel souffle ! Je hasarde ici une proposition que je n’oserai dire nulle part, c‘est que les très grands hommes écrivent souvent fort mal. - Et tant mieux pour eux ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère, etc). » Le problème de la force de l’art n’est pas ainsi celui du style, Flaubert le savait et pourtant il ne parvint jamais à l’admettre. Et c’est sans doute cette prudence d’esthète envers l’idée de forme qui a interdit à Flaubert de proposer une œuvre en accord avec la violence exaltée de son caractère. En cela Flaubert était peut-être trop modeste, il se considérait comme un auteur de seconde catégorie plutôt que comme un génie.

 

 

 

Flaubert n’a pas le sentiment d’une puissance efficace de la volonté individuelle. « La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation, qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. » 

Pour Flaubert les œuvres d’art ne modifient jamais profondément l’humanité. Les œuvres d’art ressemblent pour lui à des formes prodigieuses qui restent pourtant presque sans conséquence. Pour Flaubert, l’œuvre d’art apparait comme un prodige de la volonté que cependant quasiment personne ne remarque ou que l’humanité ne remarque que distraitement, négligemment autrement dit sans jamais faire l’expérience de ce prodige. Ainsi chaque chef d’œuvre reste un chef d’œuvre inconnu. Chaque chef d’œuvre même glorieusement reconnu reste un chef d’œuvre inconnu.

 

 

 

Je le redis, Flaubert a une intuition intense de la fatalité. C’est pourquoi Flaubert comprend si facilement et si bien les civilisations arabes « A quoi tient donc la majesté de leurs formes, d’où résulte-t-elle ? De l’absence peut-être de toute passion. ( …) Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l’homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. » Par ce fatalisme intuitif, Flaubert se trouve ainsi très loin de la philosophie des lumières et de sa croyance en une liberté rationnelle. Quand Flaubert évoque cette valeur de la liberté, il ne l’associe pas en effet à la raison. « Tout sentiment est une extension. C’est pour cela que la liberté est la plus noble des passions. » Selon Flaubert la liberté est ainsi passionnelle, la liberté affirme la passion de l’idéal. Et ce que cette liberté comme passion de l’idéal précisément affronte c’est la fatalité, c’est la fatalité des choses, c’est la force fatale des choses.

 

 

 

 

 

2.

 

 

 

 

 

Ce qui provoque (je veux dire ce qui se trouve à la source même) de l’écriture de Flaubert, c’est une forme d’hébétude prodigieuse, une forme d’hébétude prodigieuse face à la présence du monde. « Cela me prend surtout devant la nature et alors je ne pense à rien ; je suis pétrifié, muet et fort bête. »

 

 

 

« Il faut quelquefois regarder la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur par les longs regards stupides que l’on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent le thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savoureuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pénétrer notre esprit s’il s’est bien roulé sur elle. » 

L’hébétude du sentiment de la nature c’est ainsi pour Flaubert une manière de se rouler béatement dessus, cela ressemble à l’attitude parfois aussi de Laforgue, une forme d’abandon enfantin ébahi, hébétude de celui qui se vautre étonné, de celui qui se roule ahuri.

 

 

 

L’hébétude de Flaubert est une hébétude végétale, végétative même. « Je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air. » Ebahissement, ahurissement devant la nature, c’est pourquoi Flaubert est profondément naturaliste, naturaliste au sens de Buffon ou de Geoffroy de Saint Hilaire et non au sens de Zola. Ce que Flaubert cherche à dire avec précision c’est la forme humaine, c’est la forme de l’espèce humaine. « Qui est ce qui a jusqu’à présent fait de l’histoire en naturaliste ? A-t-on classé les instincts de l’humanité et vu comment, sous telle latitude, ils se sont développés et doivent se développer. » « Il faut traiter les hommes comme des mastodontes et des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres. »

 

 

 

Ainsi ce qui fascine Flaubert c’est la nature de l’humanité autrement dit l’espèce humaine en tant que phénomène naturel à la fois somptueux et dérisoire, aussi somptueux et dérisoire que les autres phénomènes naturels. « Pourquoi l’océan remue-t-il ? Quel est le but de la nature ? Eh bien, je crois le but de l’humanité exactement le même. Cela est parce que cela est, et vous n’y ferez rien, braves gens. Nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher ! » Il y a pour Flaubert un aspect sisyphéen de la nature et de même un aspect sisyphéen de l'homme. L’humanité n’est qu’un rouage sisyphéen parmi d’autres de l’immense roue sisyphéenne du cosmos.

 

 

 

Ce qui apparait finalement très beau dans l’œuvre de Flaubert, c’est le mélange presque parfait de matérialisme et d’idéalisme. Il y en effet une lucidité matérialiste extrême de Flaubert. Je veux dire que Flaubert n’est pas Rilke, la trivialité est omniprésente dans son œuvre. « Je déclare quant à moi que le physique l’emporte sur le moral. - Il n’y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m’agace autant qu’une porte grinçante. » Ainsi l’idéalisation pour Flaubert n’est jamais de nier la violence triviale de l’existence ce serait plutôt d’essayer de sublimer malgré tout cette violence triviale de l’existence par le geste de lui donner une forme précise.

 

 

 

L’attitude de Flaubert envers ce problème du banal et du trivial est extrêmement complexe. Par exemple bizarrement alors que son effort même lors de la rédaction de Madame Bovary est d’essayer d’intégrer la trivialité à l’intérieur du récit en prose, Flaubert reste pourtant souvent réticent lorsque Louise Colet accomplit ce même geste à l’intérieur de ces poèmes. L’utilisation par exemple du mot couverture par Louise Colet agace et même indigne Flaubert. « Couverture est ignoble, ignoble de réalité, outre que le mot est laid en soi. » En cela Flaubert n’était pas encore prêt à accueillir la trivialisation du lyrisme que Baudelaire accomplit exactement à la même époque. (Le couvercle de Baudelaire « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » est d’ailleurs très proche de la couverture de Louise Colet.) Et pourtant aussi à l’intérieur de sa correspondance Flaubert utilise très souvent de magnifiques images triviales et s’autorise alors ce qu’il interdit à Louise Colet. Ce qu’il dit par exemple à propos des colliers de bijoux des femmes égyptiennes assises au bord des chemins. « …Et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles remuent, ça claque comme des charrettes. »

 

 

 

« La banalité est le pire défaut des hommes, elle entrave tout bon élan, et gâche tout. » 

Ce qui dégoute et effraie profondément Flaubert plus encore que la bêtise, c’est la banalité.  En effet, la bêtise parce qu’elle est une exagération a encore le pouvoir de provoquer le rire et la moquerie, la banalité ne suscite quant à elle que la consternation et le désarroi (voire la désolation). De la banalité il n’y a rien à rire.

 

 

 

« Et c’est quelque chose que le rire : c’est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie. » Cela ressemble à ce que tu dis du rire comme forme paradoxale de la compassion et même de l’amour à propos de Beckett. Mélange de dédain et de compréhension, la formule est superbe. Le rire révèlerait ainsi une forme de mépris charitable, d’empathie méprisante, une forme d’empathie qui tiendrait cependant l’empathie à distance. Le rire ce serait le tact même de l’empathie, l’empathie dépourvue de son effusion stéréotypée, de sa gluance effusive. A l’intérieur du rire l’effusion de l’empathie surviendrait ainsi par miracle comme un mur, un mur en ébullition, un mur en ruine, un mur en ébullition de ruine entre ceux qui rient. Le miracle du rire serait de parvenir à relier paradoxalement les hommes avec un mur de lézardes.

 

 

 

Flaubert distingue toujours ce qu’il appelle le rire (celui de Montaigne, de Rabelais ou de Shakespeare) et l’esprit qui le plus souvent le dégoûte. « L’esprit sert à peu de chose dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et à nier le génie, voilà tout. » « L’esprit est incompatible avec la vraie poésie. Qui a eu plus d’esprit que Voltaire et qui a été moins poète ? » Il me semble ainsi qu’un des efforts rhétoriques de Flaubert est d’essayer de retrouver un enthousiasme du rire très différent de la distance rationnelle du rire du 18eme siècle. Paradoxalement d’ailleurs cette forme enthousiaste du rire, Flaubert ne la retrouve que par la neutralité. Flaubert invente une sorte d’exaltation neutre du rire (« un mélange de Rabelais et de La Bruyère » comme il le dit très bien), une forme de farce neutre dont l’emblème est Bouvard et Pécuchet, farce neutre par laquelle Flaubert ressemblerait d’ailleurs un peu au cinéaste Luis Buñuel, lui aussi fasciné par l’énormité de non-sens des attitudes bourgeoises.

 

 

 

« Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit, ni du côté de ceux qui rient. Restons à coté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à l’action. » 

Ce qui ennuie Flaubert ce serait alors l’action de rire. Faubert rêve ainsi peut-être d’une forme de paix où le rire s’accomplirait en deçà même de l’action. La farce serait ainsi semblable pour Flaubert à un rire énorme en dehors de l’action, un rire énorme parce qu’inaccompli, le rire énorme de l’inaccomplissement même. En cela Flaubert serait une sorte de Rabelais à l’envers, une sorte de Rabelais passif, une sorte de mélange de Rabelais et d’Epictète, une sorte de Rabelais de l’ataraxie.

 

 

 

« Quand on écrira les faits du point de vue d’une blague supérieure, c’est à dire comme Dieu les voit d’en haut. » 

Le rire de neutralité de Flaubert serait ainsi celui d’une blague presque mystique, la blague de voir les événements humains à travers le point de vue invisible de Dieu, et j’ajouterai peut-être même la blague d’examiner les événements humains du point de vue de l’imbécillité de Dieu, du point de vue du néant imbécile de Dieu. Le rire neutre de Flaubert révèlerait alors la stupidité infinie de Dieu.

 

 

 

« Je viens de le relire encore une fois et d’en rire comme trois cercueils ouverts. » 

Rire comme un cercueil ouvert, prodigieuse formule. Ainsi pour Flaubert, rire c’est quelque chose comme ouvrir la mort. Rire c’est ouvrir la cérémonie de la mort, la boite de cérémonie de la mort.  Rire c’est éventrer la mort, c’est trancher la gorge de la mort, c’est ouvrir la mort à gorge déployée, c’est ouvrir la mort à ventre déployé. Rire c’est ouvrir la mort comme une fenêtre de démence, comme une fenêtre de démence heureuse.

 

 

 

 

« Idée reçue que l’idée de la tombe. Il faut être triste là : c’est de règle.» C’est comme si pour Flaubert il y avait une relation essentielle entre l’idée reçue et le tombeau. Les idées reçues de la stupidité seraient des sortes de tombeaux de la parole. Les hommes parlent en employant des stéréotypes de même qu’il se recueillent et prient devant les tombes. Autrement dit les hommes parlent en employant des tombeaux exactement comme ils se recueillent et prient devant les idées reçues. L’idée reçue serait ainsi une sorte de prière conventionnelle adressée à la fois au langage et à la mort, une sorte de prière conventionnelle adressée au langage de la mort.  

 

 

 

Pendant un développement à propos de l’esprit plaisant et de l’absurde, Flaubert invente aussi une idée que Deleuze théorisera plus tard sous le nom de rhizome. « Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout qu’on les prenne. (C’est qu’il ne faut pas sans doute prendre une idée par un bout, mais par son milieu.) » Ce qui est intéressant c’est que Flaubert invente la pensée rhizomatique pour combattre l’embêtement, pour combattre l’ennui suscité par la bêtise humaine. La pensée rhizomatique ce serait ainsi la seule manière de décomposer, de ruiner la bêtise.

 

 

 

 

 

« Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines). » 

Pour Flaubert ce qui apparait seulement digne d’être pensé, ce qui provoque la dignité même de la pensée c’est la ruine. Pour Flaubert le temps de la ruine est le temps même de la pensée. Selon Flaubert du présent et de l’avenir, il n’y a rien à penser. Ce qui apparait à la fois comme origine et fin de la pensée, c’est la ruine immémoriale du passé, c’est la ruine indestructible du passé.

 

 

 

Il y a pour Flaubert une extrême beauté de la ruine, c’est-à-dire une extrême beauté de la disparition. Flaubert sait et surtout sent que les planètes et même les étoiles disparaissent. « Je me levais pour voir les étoiles, calmes, chatoyantes, radieuses, éternelles ; et quand elles pâliront à leur tour, me disais-je, quand elles enverront comme la prunelle des agonisants, des lueurs pleines d’angoisse tout sera dit et ce sera plus beau encore. »  

 

 

 

« Et puis, c’est que l’Orient, l’Egypte surtout, est un pays raplatissant pour toutes les petites vanités humaines. A force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques. Toute cette vieille poussière vous rend indiffèrent de renommée. » 

Ainsi ce que les ruines révèlent pour Flaubert, c’est la vanité de la gloire et même la vanité de l’œuvre. Les ruines révèlent que les civilisations retournent toujours à la poussière. Ou plutôt les ruines révèlent que la poussière est la seule forme de civilisation, et même que la poussière est la forme la plus sublime de la civilisation. Les tas de la poussière apparaissent  paradoxalement comme les seules formes de civilisations indestructibles. Ainsi pour Flaubert, le sommet de l’art c’est peut-être de devenir poussière, c’est peut-être de se transformer en poussière, en monde de poussière.

 

 

 

« Quelle étrange chose ! Être ému en quittant des pierres ! » 

Ce que la ruine révèle aussi c’est le minerai de l’émotion, c’est l’émotion inépuisable de la présence minérale. Il y a une présence minérale qui apparait ainsi à la fois comme la base et le sommet du monde. Le monde tient d’abord debout par les pierres. Le monde existe d’abord parce qu’il tient minéralement debout.

 

 

 

Ce que les ruines donnent à sentir c’est l’indifférenciation de la civilisation et de la nature, la confusion incroyable de la civilisation et de la nature. Par la grâce des ruines, les flux de la nature se propagent parmi les formes de la civilisation (et à l’inverse aussi les flux de la civilisation s’épanchent parmi les formes de la nature. « Les torrents de l’Anti-Liban, ce sont fait route au milieu du village dépeuplé ; les bouquets de lavande et de menthe poussent entre les murs : une rivière passe par la porte d’une maison dont il n’y a plus que la porte. » Superbe vision presque surréaliste (magrittéenne) d’une rivière qui s’écoule tranquillement par la porte d’une maison.

 

 

 

Flaubert remarque qu’il y a parfois même un enchevêtrement gigogne des ruines. « Avec les ruines de temples antiques, on a construit au Moyen Age une forteresse, ruine aussi maintenant et qui enveloppe les autres ruines. » Les ruines deviennent ainsi les poupées russes du paysage. Les ruines apparaissent ainsi comme les poupées russes de la civilisation décomposée du paysage.

 

 

 

Les ruines révèlent aussi la contiguïté, l’indistinction, la contiguïté indistincte de la vie et de la mort. Les ruines montrent que (selon une vision à la fois matérialiste et idéaliste) il n’y a pas de différence entre la vie et la mort. A propos des cimetières en Orient Flaubert écrit ainsi ces phrases magnifiques « Point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l’ancienneté seulement. A mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts. »

 

 

 

Flaubert a en effet le sentiment intense de la décomposition des choses comme des hommes. « Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. » Flaubert sait aussi pourtant que cette matière en décomposition est le seul matériau dont l’artiste dispose pour construire son œuvre. « Quand tout sera mort, avec de brins de moelle de sureau et des débris de pots de chambre, l’imagination rebâtira des mondes. ». 

 

 

 

 

3.

 

 

 

 

 

Flaubert n’a aucune affinité avec l’idée d’une fraternité humaine, avec l’idée d’une solidarité fraternelle des hommes. Flaubert est un bourgeois avec un caractère d’aristocrate (comme beaucoup d’autres écrivains de la fin du 19eme siècle d’ailleurs (Baudelaire, Mallarmé...).

« Les hommes ne sont pas plus frères les uns des autres que les feuilles des arbres ne le sont pareillement ; elles se tourmentent ensemble, voilà tout. » Pas de fraternité entre les hommes donc, il y a cependant chez Flaubert une sorte de charité étrange envers l’humanité « Non, nous ne sommes pas bons ; mais cette faculté de s’assimiler à toutes les misères et de se supposer les ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire ainsi le centre de l’humanité, tacher enfin d’être son cœur général où toutes les veines éparses se réunissent, … ce serait à la fois l’effort du plus grand homme et du meilleur homme ? Je n’en sais rien. » Et c’est cette bizarre charité aristocratique du caractère de Flaubert qu’il est sans doute difficile de comprendre.

 

 

 

Il y a donc un désir aristocratique flagrant chez Flaubert. Écrire pour Flaubert c’est non seulement bondir hors du rang des assassins comme le dira plus tard Kafka, c’est bondir en dehors de l’humanité même. « Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer d’un bond au-dessus de l’humanité entière, et de n’avoir  avec elle rien de commun, qu’un rapport d’œil. » Ce qui relie ainsi Flaubert à l’humanité c’est donc seulement l’œil par lequel il la juge, l’œil par lequel il juge sa stupidité infinie. Le problème reste alors de savoir si Flaubert parvient à inventer la forme d’un œil du jugement qui soit lui aussi exempt de stupidité. Je n’en suis pas certain, ce serait peut-être là le point d’aporie de son œuvre. Flaubert n’a jamais l’intuition que l’œil du jugement est un des aspects fondamentaux de la stupidité. Flaubert n’a jamais l’intuition que l’œil du jugement est souvent l’instance même de la stupidité infinie.

 

 

 

« Moi, de jour en jour je sens s’opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va s’élargissant et j’en suis content, car ma faculté d’appréhension à l’endroit de ce qui m’est sympathique va grandissant, et à cause de cet écartement même. » 

Cette manière qu’a Flaubert de s’écarter des hommes est peut-être ainsi paradoxalement la seule manière qu’il ait trouvée de parvenir à les comprendre, à les comprendre en imagination. En effet si Flaubert s’éloigne ainsi des hommes, ce n’est pas afin de désirer s’en défaire (il n’y a pas de haine misanthrope chez Flaubert), c’est plutôt afin de parvenir à les imaginer et à les dire avec exactitude. Pour Flaubert, l’humanité est un brouillard trop suffocant, trop asphyxiant (pour reprendre une formule de Chesterton) pour pouvoir être dit du dedans, c’est pourquoi selon Flaubert l’humanité ne pourra donc être dite que du dehors. Cette attitude aurait sans doute été considérée par Chesterton comme un manque d’audace et de courage, elle correspond cependant au caractère de Flaubert. Selon la typologie de Chesterton, Flaubert appartiendrait aux génies de troisième catégorie, ceux qui ne peuvent écrire qu’en se situant au-dessus de l’humanité. Selon Chesterton, les génies de deuxième catégorie sont ceux qui écrivent en se situant au-dessous de l’humanité (par exemple Walt Whitman) et les génies de première catégorie ceux qui écrivent exactement à la même hauteur que l’humanité (par exemple Shakespeare).

 

 

 

« Que chacun d’ailleurs se contente d’être honnête, j’entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées. » Le dédain indifférent de Flaubert envers les idéologies sociales et politiques repose ainsi sur une affirmation éthique très simple, presque rudimentaire. Flaubert pense en effet que plutôt que se leurrer à travers des discours de philanthropie filandreuse, il serait simplement préférable d’avoir une attitude honnête. Ainsi pour Flaubert la simple honnêteté a plus de valeur et de puissance que la plus subtile des utopies. En cela la vision sociale et politique de Flaubert est extrêmement sobre et modeste. Selon Flaubert pour sauver l’humanité, ce n’est pas d’amour dont l’humanité a besoin, c’est simplement d’honnêteté.

 

 

 

Pour Flaubert l’idolâtrie de l’humanité pour elle-même a un aspect aussi répugnant que ridicule. « C’est une chose curieuse que l’humanité à mesure qu’elle se fait autolâtre devient stupide. » « Je crois que plus tard on reconnaitra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. » Pour Flaubert cet amour de l’humanité pour elle-même n’est qu’une imposture, une façon de dissimuler l’incapacité profonde de celui qui s’en réclame de vivre de façon simplement honnête. Pour Flaubert la revendication de l’amour de l’humanité n’est qu’un masque qui cache le plus souvent la canaillerie de la vie quotidienne. Flaubert préfère ainsi l’affirmation de la simple honnêteté à la revendication des bons sentiments (« Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment. ») à condition cependant que cette honnêteté ne soit pas celle conventionnelle de l’honnête homme à propos de laquelle Flaubert rappelle souvent la formule de La Rochefoucauld « L’honnête homme est celui qui ne s’étonne de rien. ». Précisément ce que Flaubert recherche, c’est une forme d’honnêteté étonnée, une forme d’honnêteté qui sait s’étonner des prodiges du monde, des aberrations prodigieuses du monde.

 

 

 

Pour Flaubert, l’engagement social ou politique n’est donc qu’une vulgarité ou une vilenie. Pourtant il y a un engagement de Flaubert même si cet engagement n’est pas social. L’engagement de Flaubert est simplement de répondre à l’appel inconditionnel de l’art. Il y a un solipsisme aristocratique du style chez Flaubert. « Il faut donc écrire comme on sent, être sûr qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste sur la terre. » Flaubert a simplement à ce propos le sentiment qu’il n’a pas de temps à perdre à justifier socialement son écriture. Pour Flaubert l’écriture a en effet un aspect injustifié, c’est-à-dire aussi un aspect absurde. « La littérature (…) serait alors une occupation d’idiot. Autant caresser une bûche et couver des cailloux. » 

 

 

 

Il y a une incroyable candeur dans l’amour de l’art de Flaubert, une candeur socialement et politiquement irresponsable soit, malgré tout sans aucune hypocrisie, sans aucune tricherie. Et cette candeur de Flaubert, la candeur de son enthousiasme, la candeur enthousiaste de son admiration apparait extrêmement émouvante. « Je ne peux admirer en silence, j’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion, il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. » Si Flaubert semble parfois blasé envers l’humanité, son attitude envers l’art malgré les périodes de découragement et parfois de désarroi, reste toujours aussi fraiche. « J’ai des plans d’œuvres pour jusqu’au bout de ma vie, et s’il m’arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d’autres aussi ou j’ai peine à me contenir de joie. »   

 

 

 

 

 

4.

 

 

 

 

 

Flaubert écrit à la manière d’un maçon. Flaubert entasse les phrases les unes sur les autres afin de composer ainsi des murs de phrases. Et son problème essentiel est alors celui d’affiner les joints entre ces phrases. « Toute la semaine a été donc assez ennuyeuse et, aujourd’hui, j’éprouve un grand soulagement en songeant que voilà quelque chose de fini, ou approchant ; mais j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. »

 

 

 

Pour Flaubert le geste d’écrire un livre apparait ainsi semblable à celui de construire un mur. Pour Flaubert un livre apparait comme un mur de phrases et parfois même comme une demeure de phrases. Pour Flaubert, un livre apparait comme une composition architecturale, comme une demeure de phrases composée de manière impeccable. « Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (…). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble ... »

 

 

 

« La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. » 

Pour Flaubert l’œuvre doit ainsi tenir debout comme un mur paradoxal, un mur dont l’ornementation serait le principe même de l’équilibre. Il y aurait ainsi un aspect gothique de l’écriture de Flaubert. Pour Flaubert la pulsion de la forme parvient ainsi à inventer malgré tout un équilibre architectural à l’intérieur même du vide.

 

 

 

 

 

« Il faut que je sois chez moi pour écrire. Ma liberté d’esprit tient à mille circonstances accessoires, fort misérables mais fort importantes. » 

La maison a une importance prodigieuse pour Flaubert. La maison pour Flaubert c’est la forme intense du lieu. Flaubert a ainsi besoin d’avoir lieu à l’intérieur de sa maison, d’avoir lieu à l’intérieur de la tranquillité de sa demeure afin de parvenir à inventer des mondes. Pour Flaubert c’est comme s’il était malgré tout nécessaire d’exister à l’intérieur d’un lieu précis afin d’avoir la force d’inventer les formes innombrables de l’utopie, comme si l’espace de la demeure donnait à sentir l’avoir lieu paradoxal de l’utopie. (« Les inspirés et leurs demeures (…) c’est avec la demeure que surgit l’inspiration. » G. Deleuze.) « Moi aussi je suis attaché à un coin de terre, à un point circonscrit dans le monde, et plus je m’y sens attaché, plus je me tourne et me retourne avec fureur du côté du soleil et de l’air. » Pour Flaubert le territoire de la demeure apparait ainsi comme le tremplin de l’inspiration, le tremplin du tournoiement de l’inspiration. La demeure c’est le lieu sur lequel Flaubert prend appui et appel afin d’essayer de se projeter à l’intérieur de l’espace de l’art, à l’intérieur de l’espace des formes immortelles de l’art.

 

 

 

Ainsi les lieux existent pour Flaubert, ils ne sont pas des éléments quelconques et interchangeables du décor humain. « Je ne pourrai plus voir votre pauvre maison sans un serrement de cœur. Il y a maintenant, sur la terre, une foule de places où mon âme saigne quand j’y passe. » Cependant Flaubert est sensible à la fois à la particularité des lieux, à l’unicité des lieux qui provoque l’unicité des sentiments, et aussi à leur ressemblance et même à leur indistinction. Les routes d’Egypte lui rappellent par exemple celles du Massif Central. « La route est bordée de saules, les montagnes sont basses, cela ressemble au centre de la France. »

 

 

 

Ainsi pour Flaubert, de même que les lieux apparaissent à la fois uniques et indistincts, les sentiments que ces lieux provoquent, les sentiments qui surgissent à l’intérieur des lieux  apparaissent eux aussi à la fois uniques et indistincts. (« On laisse bien des choses aux murs, aux arbres, aux pavées partout où l’on passe. ») C’est précisément cela que l’œuvre de Flaubert essaie de montrer. A savoir : il y a des singularités, des singularités de lieux, des singularités d’hommes, des singularités de sentiments et cependant ces singularités se ressemblent et se retrouvent partout, elles se retrouvent partout de façon quasi indistincte. Par cette intuition de singularités ainsi paradoxalement indistinctes Flaubert n’est ni un romantique (celui qui pense qu’il y a des singularités distinctes), ni un réaliste (celui qui pense qu’il n’y a que de l’indistinction sans singularité).

 

 

 

Flaubert est extrêmement sensible au partage de l’espace. Partager l’espace est pour lui une grande joie quand ce partage s’accomplit avec ceux qu’il aime et c’est à l’inverse pour lui une humiliation lorsqu’il est contraint de l’effectuer avec ceux qui l’indiffèrent ou qui l’ennuient.  « Et le bourgeois de Rouen est toujours quelque chose de gigantesquement assommant et de pyramidalement bête. Au reste je n’en vois guère. Mais c’est néanmoins humiliant de penser qu’on respire le même air. »

 

 

 

« D’un homme à un autre homme, d’une femme à une autre femme, d’un cœur à un autre cœur, quels abimes, la distance d’un continent à l’autre n’est rien à côté. » 

Flaubert essaierait ainsi de dire les abimes d’espaces qui se trouvent paradoxalement entre les pensées humaines. Pour Flaubert en effet, ce qui sépare les différentes pensées humaines, c’est d’abord l’espace. Ce qui sépare d’abord les pensées, c’est qu’elles ont lieu, c‘est que les pensées se trouvent chacune à l’intérieur de lieux différents. Ainsi ce qui distingue les pensées des hommes, ce n’est pas ce que les hommes pensent, c’est plutôt où les hommes pensent, c’est plutôt d’où les hommes pensent. Ce qui distingue les pensées des hommes c’est le lieu même où leur pensée se déploie, le lieu où leur pensée prend à la fois appui et appel.

 

 

 

« Ces hommes qui nous remplacent sans avoir l’air de le savoir… » 

Flaubert semble parfois stupéfait que d’autres êtres humains puissent vivre à l’intérieur des lieux où il a lui-même vécu. C’est comme si Flaubert avait l’impression que les lieux où il a vécu lui appartiennent à jamais et que les autres ne peuvent donc y vivre qu’en tant imposteurs. C’est comme si pour Flaubert l’ombre de notre cœur s’incrustait à l’intérieur des lieux. (La formule de son ami Louis Bouilhet « Et nous laissons aux murs l’ombre de notre cœur. ») C’est ainsi comme si pour Flaubert les sentiments incrustés à l’intérieur des lieux de notre existence interdisaient aux autres d’y incruster les leurs. Flaubert confond ainsi le lieu et le sentiment. Le lieu apparait toujours pour Flaubert comme l’espace de révélation d’un sentiment et surtout l’espace de révélation d’un sentiment qui reste intransmissible à ceux qui n’ont pas rencontré ce sentiment à l’intérieur de ce lieu précis. Il y aurait ainsi deux types distincts d’êtres humains. Ceux qui confondent les sentiments et les lieux et qui par conséquent ne parviennent jamais à dire les sentiments aux autres (ou à ne les dire qu’avec une extrême difficulté) et ceux pour qui les sentiments n’ont aucune relation avec les lieux et qui par conséquent parviennent à dire ces sentiments aux autres sans que cependant ces sentiments n’aient jamais lieu, sans jamais pourtant parvenir à partager ces sentiments à l’intérieur d’un lieu.

 

 

 

« Pourquoi sens-je cet allégement dans la solitude ? Pourquoi étais-je si gai et si bien portant  (physiquement) dès que j’entrais dans le désert ? Pourquoi tout enfant m’enfermais-je seul pendant des heures dans un appartement ? La civilisation n’a pas usé chez moi la bosse du sauvage. » Ainsi pour Flaubert, la civilisation des hommes a lieu. Pour Flaubert, la civilisation des hommes apparait indiquée par des formes de lieux précis. La demeure révélerait ainsi bizarrement de la sauvagerie paradoxale de la civilisation. 

 

 

 

 

Pour Flaubert la vision orientale de la demeure n’est pas celle conventionnellement admise du nomade sans abri ou encore du nomade qui voyage d’une maison à une autre sans s’attarder à aucune. Flaubert remarque que les nomades ne sont pas ceux dépourvus de maison, que les nomades sont plutôt ceux qui préfèrent disposer d’une maison mobile, d’une maison de tissu léger plutôt que d’une maison de pierres graves. Chesterton évoque aussi (dans La Nouvelle Jérusalem) la manière des nomades de construire des maisons momentanées en ajoutant des morceaux de tissus, des morceaux de tentes aux ruines. C’est comme si les nomades choisissaient d’utiliser paradoxalement les ruines de pierres comme des appuis, des soutiens, des fondations fugaces pour leurs refuges de draps. Pour le nomade l’abri apparait ainsi comme ce qui parvient à inventer un lieu de contigüité efficace entre la ruine et le tissu, entre la ruine de pierres et le pan de tissu, entre la ruine de pierres et l’espace de tissu.

 

 

 

Et surtout pour Flaubert la vision orientale de la demeure est celle d’une appropriation intégrale de cette demeure. Pour Flaubert l’homme oriental n’est pas celui qui vit sans demeure, l’homme oriental est à l’inverse celui qui veut exister comme le seul propriétaire de sa demeure. La vision orientale de la demeure c’est de vouloir apparaitre comme le seul à exister à l’intérieur de sa demeure sans partager cette demeure ni avec les autres familles qui nous ont précédées, ni avec les ancêtres de sa propre famille. « Je comprends bien l’usage des Orientaux de ne pas prendre de maisons où d’autres ont déjà vécus. Ils s’en font bâtir exprès pour eux, que l’on détruit avec eux à leur mort. A quoi bon s’abriter sous un toit qui a contenu d’autres rêves, d’autres amours et d’autres agonies ! » L’homme oriental est ainsi celui qui préfère ne pas partager les sentiments et les rêves de sa maison. L’homme oriental préfère ne pas partager les sentiments et les rêves de sa maison avec d’autres hommes qui y auraient vécu avant ou avec d’autres hommes qui y vivraient après. L’homme oriental ne désire ni avoir plusieurs maisons pendant son existence ni qu’à l’intérieur de sa demeure se déposent les sentiments d’autres existences que la sienne. L’homme oriental serait ainsi celui qui désire confondre sa maison avec le temps même de son existence, celui qui désire affirmer sa maison comme la forme même du temps de son existence. Pour l’homme oriental la demeure apparait comme une forme de mémoire qui archive uniquement les sentiments et les rêves de celui qui y réside et cela pendant le temps même où il y réside. Pour l’homme oriental, la demeure n’est pas une forme communicable, transmissible, échangeable ou héritable. Pour l’homme oriental, la demeure apparait comme une forme de mémoire qui ne se donne pas, une forme de mémoire qui apparait à jamais en deçà du don.

 

 

 

L’homme oriental ne désire pas que le temps de son existence soit plus grand que le temps de sa demeure et il ne désire pas non plus que le temps de sa demeure soit plus grand que le temps de son existence. Ce que l’homme oriental désire c’est que le temps de son existence coïncide précisément avec le temps de sa demeure. L’homme oriental désire que le temps de son existence et le temps de sa demeure restent à jamais soudés, comme si chaque existence s’accomplissait à l’intérieur de sa demeure et que chaque demeure s’accomplissait à l’intérieur de chaque existence, comme si chaque existence et chaque demeure apparaissaient ainsi comme la ruine intacte l’une de l’autre, comme la ruine indestructible l’une de l’autre.

 

 

 

Flaubert a une intuition extrêmement intense à la fois de la ruine des choses et de la ruine des sentiments, de la ruine des choses comme de la ruine des sentiments. Pour Flaubert la ruine des choses donne à sentir la ruine des sentiments comme la ruine des sentiments donne à sentir la ruine des choses.

 

 

 

« Il y a toujours un sentiment qui n’a pas de nom, formé de beaucoup d’autres comme ces édifices qui ne sont ni en pierre de taille, ni en maçonnerie, ni en bois… »  

Il y a pour Flaubert un aspect innommable du sentiment. Cet aspect innommable du sentiment  c’est celui de sa composition, de son hétérogénéité, de sa composition hétérogène, de sa composition hétéroclite même. L’aspect innommable du sentiment pour Flaubert c’est le hasard de sa composition, le désordre de sa composition, le désordre presque aléatoire de sa construction. Pour Flaubert, le sentiment apparait comme une construction inconnue et même comme une construction de l’inconnu. Pour Flaubert, par le sentiment l’inconnu s’édifie, par le sentiment l’inconnu parvient à tenir debout pendant un temps indéterminable puis se transforme ensuite en ruine.

 

 

 

 

 

(…)