L’Ane de l’Ame, Au Hasard Balthazar de Robert Bresson





Pour Bresson, l’âne montre l’âme, l’âne montre l’incarnation de l’âme, l’innocence indestructible de l’âme. Pour Bresson, l’âme apparait comme un bruit animal, l’âme apparait comme le bruit animal de l’âne qui brait, comme le bruit miraculeusement obscène du braiement de l’âne. Pour Bresson, la clarté de la foi n’est pas engendrée à travers le pur esprit, la clarté de la foi apparait provoquée par la bestialité du cri. 


L’animalité pour Bresson n’est jamais l’animalité dionysiaque de l’excitation, c’est toujours la bestialité de l’ascèse. Pour Bresson, les animaux apparaissent comme des ascètes du silence, comme les ascètes taciturnes de l’extase voluptueuse de l’immobilité.


L’âne d’Au hasard Balthazar n’est pas l’animal sur lequel serait assis un Christ invisible. L’âne d’Au Hasard Balthazar apparait comme un messie animal plus sublime encore que le Christ. L’âne d’Au hasard Balthazar apparait comme un Christ monstrueux, un Christ inhumain. L’âne n’est pas l’incarnation du verbe, l’âne apparait comme l’incarnation du silence, l’incarnation monstrueuse du silence. L’âne apparait comme le Christ du silence.  L’âne apparait ainsi plus sublime que le Christ parce plutôt que de parler par paraboles, il existe comme parabole, comme parabole de la présence immédiate. L’âne apparait ainsi comme l’authentique Dieu de la non-violence parce qu’il s’abstient même d’expliquer, de justifier son refus de la violence. En effet, l’âne a la taciturne intuition que parler est encore une forme subtile de violence. L’âne apparait comme l’authentique Dieu de la non-violence parce qu’à l’inverse du Christ, il ne cède pas à l’intransigeance (pouvoir) sournoise de signifier ce qu’est sa divinité, au pouvoir hypocrite de signifier sa présence afin de désirer qu’elle soit imitée par tous. L’âne apparait comme le Dieu de la non-violence parce qu’il incarne la monstruosité d’un silence qui ne désire pas même être imité.

 

Pour l’âne, le bruit des pétards de la fête est plus inquiétant que le bruit des coups de feu qui le tuent. A l’instant des coups de fusil de sa mort, l’âne ne tremble pas, il reste seulement immobile, il apparait détruit par la mort sans cependant la craindre. Simplement à l’instant où  il meurt, son œil cille. L’âne apparait ainsi plus épouvanté par le maléfice vulgaire de la facticité de la fête que par la mort.

 

La mort de l’âne à la fin d’Au Hasard Balthazar n’est pas une mort biologique ou même spirituelle, la mort de l’âne apparait comme la mort de l’immortalité elle-même, la mort de l’immortalité de l’âme.


Dans la scène de la ménagerie du cirque, Bresson montre qu’il existe un face à face animal. Bresson montre que l’unicité de chaque animal regarde l’unicité de chaque autre animal. Chaque animal regarde chacun des autres animaux de manière contemplative c’est à dire sans se soucier de l’espèce de l’autre animal. Bresson montre que chaque animal contemple extatiquement l’unicité de l’apparence de l’autre animal et cela en dehors de toute appartenance à l’espèce. Au cirque, le regard de l’âne face à chaque animal apparait fatal, c’est le regard d’indécence miraculeuse du destin. L’âne regarde le tigre, l’âne regarde l’ours, l’âne regarde l’éléphant, l’âne regarde le singe et à chaque fois son regard surgit comme l’affirmation d’un monde, comme une planète d’heureuse paralysie, comme la planète d’heureuse paralysie de la chute du paradis, de la chute impeccable du paradis.



Bresson est un étrange chrétien qui ne croit pas à la puissance du verbe. Pour Bresson, au commencement n’est pas le Verbe, pour Bresson au commencement est le Bruit. Pour Bresson l’intégralité du monde apparait à l’intérieur de chaque bruit. Chaque bruit donne la globalité du monde et à l’inverse l’image n’en propose qu’un fragment. Pour Bresson, le son n’appartient pas au monde, le son est la force divine qui donne à sentir comme à imaginer la perfection du monde. Bresson est un catholique dément pour qui Dieu est Bruit, pour qui Dieu est Brouhaha infini. Et pour Bresson, c’est l‘absolu du bruit qui donne paradoxalement leur exactitude aux images du monde.


Si pour Bresson le langage de l’homme n’est pas aussi intense que la présence du monde, ce n’est pas parce que les hommes sont bavards et disent n’importe quoi, (les paroles des hommes dans les films de Bresson sont en effet souvent profondes), ce n’est pas parce que ce que disent les hommes est stupide, vain ou superflu, c’est simplement parce que la puissance sonore du langage des hommes est ridiculement faible comparée au bruit prodigieux du monde. La mise en évidence de la vanité du langage par Bresson n’est pas une condamnation morale, la condamnation de la niaiserie du sens, c’est simplement une sensation. Bresson révèle la faiblesse du discours par contemplation sensorielle et non par jugement critique. C’est pourquoi le manque d’intensité matérielle du discours humain apparait plutôt dans les films de Bresson comme une malédiction. Bresson écoute les innombrables bruissements du monde et entend alors la malédiction du langage. Pour Bresson le langage apparait matériellement maudit parce qu’il fait moins de bruit que la violence terrible du brouhaha du monde (et il est maudit aussi plus bizarrement cette fois parce qu’il fait moins de bruit que le silence du monde, que le bruit de silence du monde, que le silence de bruit du monde).


Bresson montre que l’âme d’un homme apparait provoquée par le bruit du monde, le bruit du monde où sa chair apparait. Ce bruit sublime du monde est à la fois ce qui violente et ce qui bénit la chair des hommes. Bresson n’affirme pas que le monde est identique à l’âme des hommes, il n‘y a aucune fusion panthéiste entre l’homme et le monde chez Bresson. Pour Bresson, chaque homme apparait plutôt violé comme gracié par le bruit terrible du monde. L’âme des hommes n’est pas à l’intérieur des hommes, l’âme des hommes c’est le bruit du dehors, c’est le brouhaha du dehors. Quand dans Pickpocket, le voleur marche dans l’hippodrome, son âme c’est uniquement le bruit des machines qui enregistrent les paris, quand il marche dans la gare, son âme c’est le bruit des charriots qui transportent les valises, quand il sort de sa chambre, son âme c’est le bruit de la porte qu’il ouvre et qu’il ferme. L’âme c’est le scandale du bruit, le scandale indiscutable du bruit, du bruit infiniment plus puissant que les pensées. L’âme c’est le scandale innommable du bruit qui à chaque instant détruit les pensées et les sentiments et abandonne la chair à la crucifixion automatique du sang, à la crucifixion indifférente des pulsations du sang. L’âme c’est le scandale du bruit du dehors qui non seulement crucifie la chair mais plus terriblement encore crucifie le sang.


Pour Bresson, Dieu est un bruit absolu, un bruit sans main. Cinématographier pour Bresson, c’est ainsi donner une main au bruit de Dieu. Cinématographier le monde c’est offrir au bruit de Dieu la main de l’image, la main même du visible. Dieu est le supplicié du bruit. Dieu est le supplicié de la roue infinie de son propre bruit. Le cinématographe c’est la tentation de transformer le supplice infini du bruit de Dieu en main à l’abandon d’une image. Dieu n’est pas pour Bresson comme pour Chesterton celui qui « trancherait sa main afin que d’elle-même elle puisse le saluer ». Le geste cinématographique de Bresson  ce serait plutôt de donner une main au bruit de Dieu, la main de la prière comme la main de l’art, la main de la prière de l’art, afin que Dieu salue l’homme comme afin que l’homme salue Dieu. Pour Bresson, la main de Dieu, ce n’est pas l’homme, c‘est le cinématographe. Le cinéma de Bresson révèle ainsi un maniérisme de la prière, un maniérisme de la foi.


L’étrangeté de l’œuvre de Bresson, c’est que la foi y ressemble à une tentation. Les personnages des films de Bresson  sont comme irradiés, sidérés, fascinés par la tentation presque pècheresse de croire. Les personnages de Bresson semblent être impudiquement saisis par le péché de la foi. Ce que montre Bresson c’est l’immobile exaltation, l’excitation, ascétique de ceux qui acquiescent (et s’abandonnent) au péché de croire.