Francis Ponge, Pédagogie de la Joie.

 

 

 

 

 

L’œuvre de Ponge oscille entre deux pôles majeurs : le parti-pris des choses et le compte-tenu des mots. Les lectures critiques de Ponge ont le plus souvent choisi de privilégier un pôle par rapport à l’autre. La lecture de Sartre dans Situations intitulée L’Homme et les Choses apparait ainsi comme une lecture phénoménologique qui néglige quasiment les techniques rhétoriques de Ponge. A l’inverse les lectures de types textualistes ont insisté sur la problématique du langage, les jeux du signifiant, mais en oubliant cette fois le goût de Ponge pour les choses. Ainsi les lectures critiques ont été le plus souvent partielles et ont finalement manqué l’audace même de l’écriture de Ponge, audace qui apparait pour le dire de manière mallarméenne comme celle d’un double principe, double principe qui ruine alors évidemment toute notion de principe. Ce double principe c’est aussi l’indice de l’aspect baroque de l’œuvre de Ponge, même si Ponge est un baroque étrange, un baroque sage, un baroque sobre, un baroque presque austère. L’œuvre de Ponge se veut ainsi l’exploration conjuguée du monde et du langage, à savoir l’exploration du monde comme du langage. Ponge montre en effet à chaque phrase que le monde apparait comme le langage, que ce qui relie le monde et le langage c’est précisément une manière de surgir comparable. C’est pourquoi Ponge déclare d’innombrables fois que le poète est celui qui est à chaque instant aussi sensible au monde qu’à sa technique d’expression.

 

 

 

Ponge apparait ainsi fasciné par la présence inhumaine des choses à l’intérieur du monde. L’enjeu profond pour Ponge c’est de sortir de ce qu’il appelle le manège humain. « Il est tout de même à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit et enfin la réalité de l’homme. Il suffit pour s’en rendre compte de fixer son attention sur le premier objet venu : on s’apercevra aussitôt que personne ne l’a jamais observé, et qu’à son propos les choses les plus élémentaires restent à dire. (…) Car des millions de sentiments, par exemple aussi différents du petit catalogue de ceux qu’éprouvent actuellement les hommes les plus sensibles, sont à connaitre, sont à éprouver. » L’enjeu pour Ponge c’est ainsi aussi de mettre fin ou au moins de suspendre le narcissisme de l’homme, d’abolir la prétention idiote de l’homme de se croire le maitre du monde, d’abolir le narcissisme de l’homme « religieux de son propre pouvoir ». L’enjeu de Ponge c’est ainsi d’affirmer la présence de l’inhumain, la présence inhumaine du monde. Malgré tout pour Ponge cette affirmation de l’inhumanité du monde est aussi une manière d’intensifier l’humanité de l’homme. En effet Ponge pense qu’à force de ne regarder que soi et d’être incapable d’admirer le monde l’homme finalement se déshumanise et se change en une sorte de plagiat ridicule lui-même. Ponge est alors proche de Michaux. « C’est ce qui n’est pas l’homme autour de lui qui rend l’homme humain. »

 

 

 

Compte-tenu des mots aussi, les mots donc plutôt que les idées. A ce propos Ponge est strictement mallarméen, la poésie est faite des mots et non d’idées. Dans Méthodes Ponge parodiant et se moquant de Valery qui notait de façon vaniteuse « La bêtise n’est pas mon fort » préfère alors affirmer de manière beaucoup plus humble « Les idées ne sont pas mon fort. » La poésie de Ponge invente ainsi paradoxalement une méthode sans idées, une méthode de mots, une méthode composée uniquement de mots. La poésie de Ponge apparait ainsi comme un travail sur la matière même du langage (les sons, les rythmes, les virtualités étymologiques des mots). L’écriture de Ponge c‘est ainsi d’abord cela, une rhétorique, une technique des effets du langage qui essaie de rendre hommage aux choses inhumaines du monde. Ce que Ponge dans La Promenade dans nos Serres résume ainsi « Ressources infinies de l’épaisseur des choses rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots. » Ainsi c’est par l’intermédiaire du jeu avec le langage que Ponge parvient à donner à sentir les formes et les « façons de se comporter » des choses. Ce qui provoque l’écriture de Ponge c’est ce qu’il nomme « le monde muet ». Pour Ponge le poète est celui répond aux « muettes instances des choses ». « L’importance de chaque chose, et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle, à leur valeur, et pour elles-mêmes… » Le poète devient alors « l’ambassadeur du monde muet ». « Je choisis comme sujets non des sentiments ou des aventures humaines mais des objets les plus indifferents possible … où il m’apparait (instinctivement) que la garantie de la nécessité d’expression se trouve dans le mutisme habituel de l’objet. » Pour Ponge, le poète apparait ainsi par exemple comme celui qui parvient à donner la parole aux arbres qui semblent saturés d’une parole impossible et qui multiplient alors leurs postures comme pour composer un gigantesque texte tacite. « Ils ne s’expriment que par leur poses ; pas de gestes, ils multiplient seulement leurs bras ; leurs mains, leurs doigts- à la façon des bouddhas c’est ainsi qu’ils vont jusqu’au bout de leurs pensées. Ils ne sont qu’une volonté d’expression ; (…) l’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. » Faune et flore  Ce compte-tenu des mots Ponge l’appelle encore la Rage de l’Expression. Il est à ce propos important de ne jamais oublier cette rage de Ponge. Il y a une colère de l’écriture de Ponge, une colère rhétorique, même si cette colère reste impeccablement contenue.

 

 

 

La  revendication profonde de la poésie de Ponge c’est ainsi celle d’un retour de l’esprit aux choses, « aux choses mêmes » ainsi que le disait Husserl. « Voilà ce que j’appelle raisons de vivre, des retours de l’esprit aux choses. » in Raisons de Vivre Heureux. « L’esprit retourne aux choses d’une manière acceptable pour les choses, quand elles ne sont pas lésées et pour ainsi dire qu’elles sont décrites de leur propre point de vue. » L’exigence première de Ponge c’est ainsi d’exister au monde. « Un violent besoin de me heurter au monde, d’y rester intégré. » Le Savon. C’est pourquoi comme l’écrit J. P Richard, le Parti-Pris des Choses de Ponge apparait aussi comme une emprise des choses, comme une emprise par les choses.  Prendre parti pour les choses c’est aussi apparaitre sous l’emprise des choses, c’est aussi apparaitre par l’emprise des choses. L’œuvre de Ponge indique ainsi aux hommes comment exister à l’intérieur du monde, et cela parce que les hommes ont presque oublié la simplicité de ce geste d’exister à l‘intérieur du monde. Ponge considère en effet que les hommes ne sont pas assez attentif aux choses elles-mêmes et cela simplement parce qu’ils ne sont pas assez attentifs à leur présence à l’intérieur même du monde. C’est ce que Sartre remarquait aussi « Les hommes sont dans le monde, seulement ils n’y prennent pas garde. Il faut le leur révéler. … » Ponge évoque encore ce problème ainsi « Certes la nature nous est redonnée, sempiternellement, dérisoirement chaque matin. Mais qu’elle n’existe pas …alors tout s’écroule. Or pour tant d’êtres elle n’existe pas. »

 

 

 

A l’inverse de ce que prétendait Rimbaud, Ponge ne pense pas que la vie est ailleurs. Pour Ponge, la vie est là, le monde apparait là. « A tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir, il faut se transférer aux choses qui vous comblent d’impressions nouvelles. » Ponge sait en effet que le désir d’un au-delà du monde est finalement ce qui suscite une tristesse imbécile, une mélancolie idiote. Pour Ponge, le monde n’est pas à l’horizon d’une absence, le monde apparait présent. Le monde apparait présent devant nous, autour de nous et la seule manière d’exister avec sagesse c’est d’examiner ce monde amoureusement. Pour Ponge, le monde n’est pas à réinventer, le monde apparait à contempler, à contempler avec attention, à contempler avec une extrême attention, avec une extrême attention amoureuse.

 

 

 

La poésie de Ponge est ainsi un geste de reconnaissance de la matérialité du monde, reconnaissance au double sens de connaissance renouvelée et de gratitude, de connaissance réitérée et de remerciement à l’égard du monde. Dans La Terre Ponge écrit ceci qui est extrêmement proche de l’imagination matérielle selon Bachelard. « La vénération de la matière : quoi de plus digne de l’esprit ? Tandis que l’esprit vénérant l’esprit, voit-on cela ? On ne le voit que trop. » Ou encore ceci dans Le Verre d’Eau « La Matière est la seule providence de l’esprit. » L’œuvre de Ponge nous réapprend ainsi à sentir, elle revivifie nos perceptions rudimentaires, minimales, nos perceptions sclérosées à travers la distraction. « Une fois, si les objets perdent pour vous leur gout, observez alors de parti-pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière. (…) Soyez émus de ces grandioses quoique délicats, de ces extraordinairement dramatiques  quoique ordinairement inaperçus événements sensationnels et changements à vue. » La Robe des Choses. La poésie de Ponge incite ainsi comme l’écrivait Mallarmé à « se percevoir, simple, infiniment, sur la terre. » La poésie de Ponge affirme alors une exaltation méthodique, un étonnement sagace, une jubilation volontaire face au surgissement même du monde. Ponge est en effet extrêmement sensible à ce qu’il nomme à propos du verre d’eau « la faculté radiante » la « neutralité active » du réel. Ponge remarque encore « Oter à la matière son caractère inerte, soumis, lui reconnaitre son activité, son côté affirmatif, sa volonté d’être, son étrangeté foncière sa sauvagerie, ses dangers, ses risques. »  Il y a pour Ponge une sorte d’humilité héroïque à l’intérieur des choses. « Oh l’héroïsme de la moindre chose, sa vertu, sa patience, sa volonté d’être comme elle est, comme elle attend qu’on vienne l’admirer et l’aimer. » Cette humilité héroïque c’est par exemple celle de la crevette, sorte de guerrière diaphane et discrète. « Comme un guerrier sur son chemin de Damas, que le scepticisme tout à coup foudroie, elle vit au milieu du fouillis de ses armes ramollies, transformées en organes de circonspection. » « Coiffée d’un casque, armée d’une lance, comme une petite Pallas, à la fois fière et farouche, caponne mais non fugitive, entre deux roches, entre deux eaux… » Ou encore celle du brin d’herbe « La verte verticalité du pré me ressuscite. » Cette insurrection tacite du réel, ce réel debout, abrupt même dans ses plus infimes éléments, c’est ce sur quoi l’homme peut s’appuyer, ce dont il peut être certain. Dans La Tentative Orale, Ponge suivant alors une pensée assez proche de celle de Marx écrit ceci « L’homme subjectif ne peut se saisir lui-même sinon par rapport à la résistance que le monde lui offre, sinon par rapport à cette résistance qu’il rencontre. » idée que dans L’Objet c’est la Poétique il reformule un peu autrement et qui devient alors celle-ci « Les objets sont en dehors de l’âme bien sûr ; pourtant ils sont aussi notre plomb dans la tête … L’homme est un drôle de corps qui n’a pas son centre de gravité en lui-même. » Ainsi en résumé pour Ponge « La variété du monde me construit. » Le travail du poète c’est alors de chercher à donner à sentir à chaque instant cette objectivité résistante du monde, cette objectivité du réel qui est aussi une objection à la pensée de l’homme, objection par quoi cette pensée pourtant se construit et que par conséquent l’homme ne doit pas craindre et à laquelle même l’homme doit donner l’intégralité de sa confiance. La poésie de Ponge surgit précisément de cette confiance, de ce que R. Jean nomme « sa calme confiance matérialiste », confiance parce que le réel est la base de ce qui toujours reste, parce que le réel est ce reste qui est la base. Ainsi ce qui fonde la pensée de l’homme ce n’est pas la pensée elle-même, c’est la matière du monde. Ce qui fonde l’écriture, ce qui la supporte à chaque instant, ce n’est pas la puissance d’une idée. Ce qui supporte l’écriture plus simplement, plus modestement, plus héroïquement aussi c’est plutôt la table, la table sur laquelle le poète écrit, la table sur laquelle celui qui écrit écrit, table que Ponge à la fin d’une conférence embrasse pour la remercier ainsi de son aide, table à laquelle il rend aussi hommage dans un de ses derniers textes « Table rase ayant été faite, qu’est-ce donc, je te le demande qui en résulte ou en reste, sinon toi encore, table, encore et seulement, non du tout, ni je pense, ni donc, ni je suis… Ce n’est pas sur une métaphysique que nous aurons appuyé notre morale : sur une physique seulement. »

 

Cette primauté du réel se retrouve aussi par exemple chez Artaud, et même si Ponge et d’Artaud sont deux auteurs très différents, Artaud écrit ceci qui ressemble à la vision de Ponge « La réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. » et encore ceci à propos de Van Gogh qui correspond là aussi à la poésie de Ponge. « Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe. Agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre à terre de la vie. » Ponge ne désire pas ainsi agrandir les choses. Dans Notes pour un Coquillage Ponge se moque par exemple des architectures humaines qui se prétendent grandioses. « Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion gigantesque de son imagination et de son corps, (…) que l’homme mette son soin à se créer (…) une demeure pas beaucoup plus grosse que son corps, que toutes ses imaginations, ses raisons soient là comprises, qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion. » Il y a un désir à la fois d’ordre et de mesure évident dans l’écriture de Ponge, c’est son aspect rationaliste et même modestement rationaliste. Pour Ponge écrire c’est rendre justice aux choses et cela en étant attentif à les évoquer avec justesse. Ce que désire Ponge c’est d’inventer un enthousiasme modeste, enthousiasme modeste qui est celui d’une forme de fatalité quotidienne. « Le fatal quant à moi m’est d‘autant plus sensible qu’il va d’un pas égal, imperturbablement, sans éclats démonstratifs, va de soi. » (De la Nature Morte et de Chardin) 

 

 

 

Ponge apparait fasciné par l’en soi des choses, par la coïncidence à soi des choses, par la simple coïncidence à soi des choses, par ce simple miracle que la chose apparait précisément telle qu’elle est et qu’ainsi comme Ponge le dit dans la Tentative Orale « La table ne se prend pas pour un piano. » Ponge apparait fasciné par le silence des choses, silence des choses qui est d’abord celui de leur absence de pensée. Pour Ponge cette absence de pensée des choses est aussi leur puissance, ce qui provoque leur surcroît d’existence. A l’inverse pour Ponge, la pensée suscite un défaut d’être. La pensée parce qu’elle est distance incessante à soi-même,  quête perpétuellement inaccomplie ne suscite finalement qu’un manque. Pour Ponge l’homme est aliéné à travers la pensée même, à travers la conscience même. Pour Ponge, la conscience de l’homme est ce qui obligatoirement aliène. Pour Ponge, l’homme parce qu’il pense n’est jamais ce qu’il est. La pensée suscite un dédoublement et donc une non-coïncidence à soi (« Tantôt je pense tantôt je suis. »). Le défi de l’écriture de Ponge c’est par un travail du langage de parvenir à révéler ainsi un silence, de parvenir à rendre hommage au silence inhumain des choses. Le défi de l’écriture de Ponge c’est de parvenir à chosifier la pensée, de transmuter la pensée en silence, en silence de chose ou en chose de silence. Ou pour le dire autrement à la manière de Sartre, le défi de Ponge ce serait de parvenir à inventer une conscience noire, une forme de conscience aussi opaque qu’une pierre (de même que Mallarmé essayait d’inventer une conscience blanche comparable à celle du gel). « Ce qui le fascine dans la chose, c’est son mode d’existence, sa totale adhésion à soi, son repos. Plus de fuite anxieuse, ni de colère, ni d’angoisse : l’imperturbabilité insensible du galet. J’ai noté ailleurs que le désir de chacun de nous est d’exister avec sa conscience entière sur le mode d’être de la chose. Etre tout entier conscience et à la fois tout entier pierre. » Sartre (L’Homme et les Choses, Situations).

 

 

 

La poésie de Ponge indique que l’homme ignore les choses, que l’homme ignore le monde, que l’homme ignore les choses du monde. Pour Ponge, l’homme change les choses exclusivement en moyens, en intermédiaires, en ustensiles, en outils. Pour Ponge, du point de vue de l’homme la chose n’existe pas en tant que telle, elle n’a en elle-même aucune valeur, elle n’existe qu’en tant qu’objet dont l’homme dispose, que l’homme a pour désir exclusif de dominer à travers son emploi technique. Ce que désire à l’inverse Ponge c’est « être sensible au choses pour elles-mêmes et non comme moyen terme d’homme à homme. » Il y a ainsi une incompatibilité entre la poésie de Ponge et la pensée technique. La pensée technique parce qu’elle incite l’homme à devenir « maitre et possesseur de la nature » est une attitude qui oublie alors quelque chose d’extrêmement important, quelque chose de grave. Pour Ponge, la pensée technique oublie le monde, de même que pour Heidegger la pensée technique oublie l’être. Ainsi pour Ponge comme pour Heidegger la domination technique que l’homme exerce sur le monde abolit alors son aptitude à exister de manière à la fois heureuse et authentique.

 

 

 

Ce désir de dominer techniquement le monde s’avère finalement une sorte de maladie. « Peut-être après tout n’est-il pas bon pour la santé d’un rouage qu’il se figure être le rouage principal ? Peut-être risque-t-il alors de s’emballer, de tourner à un régime trop rapide usant et fatigant pour lui. » (L’Electricité). « L’homme par son activité à le dominer risque de s’aliéner le monde, il doit à chaque instant, et voilà la fonction de l’artiste, par les œuvres de sa paresse se le réconcilier. » (Méthodes). Pour Ponge, l’homme est malade de ne désirer que lui-même, l’homme est malade de se croire seul au monde. Pour Ponge, l’homme est malade d’ignorer le monde ou de n’avoir qu’une relation distraite avec la matière du monde qui l’entoure. C’est pourquoi le projet de l’écriture de Ponge c’est simplement de montrer à l’homme qu’il y a quelque chose d’extraordinaire dans le simple fait qu’il y ait quelque chose, dans le seul fait  que le monde existe. Pour Ponge, le secret de l’existence se trouve là. Pour Ponge, le secret de l’existence c’est qu’il n’y a pas de sens à chercher derrière le monde. Pour Ponge, l’énigme du monde, c’est son évidence même. Le prodige extraordinaire du monde c’est qu’il n’y a rien derrière les choses, qu’il n’y a aucun sens caché derrière le monde, aucune signification qui justifierait sa présence. Pour Ponge l’énigme du monde c’est d’apparaitre comme une évidence qui reste malgré tout injustifiée. (En cela Ponge serait proche de Pessoa. « La confondante réalité des choses / Est ma découverte de tous les jours. / Chaque chose est ce qu’elle est/ Et il est difficile d’expliquer à quiconque à quel point cela me réjouit, / Et à quel point cela me suffit. » « Etre une chose  c’est ne rien signifier du tout. / Etre chose c’est ne pas être susceptible d’interprétation. » « Car l’unique sens occulte des choses / est qu’elles n’ont pas de sens occulte du tout. Ce qui est plus étrange que toutes les étrangetés/ (…) C’est que les choses soient réellement ce qu’elles semblent être/ Et qu’il n’y ait rien à comprendre. / Oui, voici ce que mes sens ont appris tout seuls : - / Les choses n’ont pas de signification : elles ont de l’existence. / Les choses sont l’unique sens occulte des choses. » (Poèmes Païens) Pour Ponge en effet le miracle c’est simplement que le monde existe et que l’homme existe à l’intérieur de l’existence du monde. Pourtant la maladie de l’homme c’est d’avoir oublié ce miracle, ce miracle de la présence du monde.

 

 

 

Ponge a le sentiment intense qu’il existe une puissance prodigieuse qui repose à l’intérieur des choses. Et Ponge a aussi le sentiment qu’il est du devoir de l’homme de ne pas dédaigner cette puissance prodigieuse des choses et de l’examiner ainsi avec une extrême attention. Pour reprendre une formule de Guillevic l’erreur de l’homme pourrait se résumer ainsi. « Le réel est là / et toi tu crois / que tu monologues. » Ainsi pour Ponge il est maintenant indispensable que l’homme cesse de croire qu’il parle seul au-dessus du monde. Ponge considère en effet que la présence même du monde apparait comme une réponse, que la présence du monde apparait toujours déjà comme une réponse à la parole de l’homme, quand bien même cette réponse reste tacite.

 

 

 

Les choses apparaissent ainsi à apprendre. Apprendre parce que pour Ponge chaque chose survient comme une « proposition de valeur » à savoir une « leçon ». Evidemment ce que la chose nous apprend, ce n’est pas la chose elle-même, en effet ainsi que Ponge l’indique « Il y a toujours du rapport à l’homme … ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme. » Les choses nous apprennent malgré tout la forme d’un autre homme. Les choses nous apprennent l’homme comme chose. Les choses nous apprennent l’homme devenu chose, l’homme devenu comme une chose. Ainsi quand l’homme reconnait la présence des choses, il reconnait alors sa présence comme celle d’une chose. Ainsi quand l’homme a la sensation de la présence des choses, de la présence des choses à l’intérieur du monde, il a ainsi aussi la sensation de sa présence comme celle d’une chose, comme celle d’une chose à l’intérieur du monde. C’est aussi ce qu’écrit Sartre. « Ponge prend délibérément les hommes pour des choses. Il ne croit pas que nos comportements soient à priori d’une autre nature que les leurs. Il y a en chaque chose un effort matériel, une contention, un projet qui fait son unité et sa permanence. Mais nous ne sommes pas faits autrement. » Ainsi l’homme apparait comme une chose parmi d’autres du monde. Ainsi l’homme ne se pose plus comme celui qui domine le monde, celui domine le monde à la façon d’un Dieu, il apparait plutôt comme celui qui appartient au monde comme une chose parmi d’autres. « Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer le monde et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie pour que la réconciliation ait lieu. »

 

 

 

La rencontre avec les choses apprend ainsi à l’homme de nouvelles aptitudes à la fois physiques et mentales. La rencontre avec les choses apprend ainsi à l’homme de nouvelles manières d’exister, des manières d’exister jusqu’alors inconnues. « Le bois de pins me fait jouer tout entier, parce qu’il me défie, me provoque, me parait propre à changer mon manège d’esprit…. me refleurit enfin comme un nouvel amour. » Ainsi ce que veut Ponge c’est inventer un hybride homme-chose. Cet hybride homme-chose c’est simplement le texte, cet hybride homme-chose c’est l’œuvre. Ce qui parvient à affirmer cette force et cette forme hybride homme-chose c’est le texte. En effet écrire c’est d’abord devenir chose, c’est d’abord devenir livre, chose du livre. Celui qui écrit apparait ainsi comme celui a la volonté tenace de devenir une chose, de devenir une chose écrite, de devenir chose écrite d’un livre.*

 

 

 

(*En radicalisant la pensée de Ponge, l’homme ne serait plus alors qu’une hypothèse de chose. C’est ce que pense par exemple Baudrillard dans L’Autre par Lui-Même. « Le sujet a fait du monde la métaphore de ses passions. Mais l’objet n’est pas métaphore, il est passion tout court ; et le sujet n’est peut-être qu’un miroir où viennent se jouer et se refléter les passions objectives. » L’homme du fait de sa distraction, n’est donc le plus souvent qu’une métaphore sclérosée ou un miroir automate, un miroir automate qui tourne sans cesse dans le même sens et au même rythme. C’est précisément ce que Ponge à chaque poème refuse avec la plus grande violence et la plus grande ténacité. Ponge cherche ainsi à amplifier et à intensifier nos aptitudes et nos postures humaines par le jeu d’accueillir par projection des attitudes et des postures de choses, et même des sensations et des sentiments de choses. Par ce jeu l’homme devient ainsi une métaphore ouverte, une métaphore de passions multiples, une métaphore ouverte de passions multiples. Par ce jeu l’homme devient un vortex de métaphores, un vortex ouvert de métaphores, à savoir une chair d’admirations, une chair d’admirations multiples qui tourne dans d’innombrables sens et à des rythmes innombrables.)

 

 

 

Comment cette présence du monde apparait-elle pour Ponge à l’intérieur de l’écriture ? Eh bien paradoxalement, ce qu’indique d’abord Ponge c’est qu’elle n’y apparait pas. La présence du monde n’apparait jamais telle quelle, elle n’apparait jamais en tant que telle à l’intérieur du langage, à l’intérieur de l’espace du langage. Ponge sait en effet parfaitement comme l’a écrit aussi Blanchot que « Les mots font apparaitre les choses en tant que disparues. » (C’était déjà une des leçons essentielles de Mallarmé.) Ponge sait en effet que « La chose, l’objet qui provoque le désir meurt dans l’opération qui consiste à faire naitre le texte. » Le poète dit ainsi Ponge « écrit avec un revolver chargé de semence. » D’un seul et même geste, le poète tue et révèle le monde. La nomination accomplie par le poète est à la fois mise à mort et naissance du monde. Ainsi toute représentation du réel est impossible. « La représentation d’un  objet concret se fait positivement dans un autre monde, selon d’autres éléments… concernant la poésie, elle se fait dans la matière verbale, et il est absurde de vouloir soumettre une matière de cet ordre aux lois d’une matière toute différente. » (Méthodes) Ou encore de façon décisive cette phrase dans Les Berges de la Loire « Les choses et les poèmes sont inconciliables. » Le travail de la poésie ressemble alors à un travail désespéré, celui d’une extrême lucidité à l’intérieur du calme. « A quel calme dans le désespoir  je suis parvenu sous l’écorce la plus commune, nul ne peux le croire ; (...) : je parle seul.  » Ce travail désespéré c’est ainsi celui des noces cyniques du langage et du réel, noces cyniques comparables à ce que Ponge appelle les Mœurs Nuptiales des Chiens à savoir celui de la stupeur magnifique de la passion, de la stupeur magnifique d’une passion absurde. « Quel curieux ballet ! Quelle tension ! C’est magnifique, ce mouvement  qu’engendre la passion spécifique. Dramatique ! Et comme ça a de belles courbes ! Avec moments critiques, paroxystiques, et longue patience, persévérance immobile maniaque, ambages à très amples révolutions, circonvolutions, chasses, promenades à allure spéciale. Oh ! Et quelle musique ! Quelle variété ! » Ainsi l’écriture ne rencontre jamais le monde, l‘écriture rencontre uniquement le monde comme séparation, cependant c’est cette impossibilité même du réel qui provoque paradoxalement le geste de le figurer. Ce que Ponge dans Pour un Malherbe résume ainsi « C’est la violence du désir et l’éloignement extraordinaire … l’altitude impossible de l’objet qui maintiennent la parole en forme. » Et Ponge est alors proche du « désir demeuré désir » de Char. L’écriture de Ponge ainsi ne tente pas d’abolir la rencontre-séparation du langage et du monde, à l’inverse l’écriture de Ponge tente de renouveler et d’exalter cette rencontre-séparation. L’écriture de Ponge tente de trouver le lieu où cette impossibilité de dire les choses du monde apparait malgré tout la plus précise et la plus joyeuse. Accepter que le langage et le monde soient inconciliables est cependant extrêmement difficile et Ponge ne résiste pas parfois à l’utopie d’une adéquation du langage et du réel. Il parle alors des « racines où se confondent les choses et les formulations. » et il y a aussi quelques passages de ses poèmes où le langage et le réel semblent se confondre, où le langage et les objets se confondent à l’intérieur d’une seule et même encre. C’est par exemple la crevette qui évolue « dans une épaisseur de pur, qui se distingue assez mal de l’encre » ou les mûres « aux buissons typographiques constitués par le poème… certains fruits sont formés d’une agglomération de sphères qu’une goutte d’encre remplit. » ou encore les hirondelles qui semblent s’écrire directement sur la page vide du ciel « Plume acérée, trempée dans l’encre bleue-noire, tu t’écris vite. ». Malgré ces quelques tentations, le texte n’est jamais pour Ponge le décalque de la chose, il ne la reproduit jamais à l’identique, il n’y a jamais la moindre fidélité mimétique réaliste dans l’écriture de Ponge. Ponge préfère en effet plutôt affirmer que « Le texte refait l’objet » Et il entend ce mot dans plusieurs sens à la fois, à savoir que le texte reconstitue l’objet mais aussi qu’il le trahit, qu’il le dupe (au sens argotique du mot refaire). Ce que tente ainsi d’accomplir Ponge c’est une nouvelle sorte de mimesis. Ponge n’essaie donc pas de représenter les objets, il essaie plutôt de présenter à l’intérieur du monde verbal quelque chose qui survient de manière analogue à un objet. Le texte alors ne reproduit pas l’objet, le texte essaie plutôt d’apparaitre comme l’objet, le texte essaie plutôt d’apparaitre à l’intérieur du langage comme l’objet apparait à l’intérieur du monde. Ainsi le texte joue l’objet. C’est ce que Ponge appelle superbement l’Objeu. Le texte prend alors la pose de l’objet. Et la pose formelle du texte à l’intérieur du langage essaie devenir semblable à la pose de l’objet à l’intérieur du monde. « Le poète ne doit jamais proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que même à la pensée  il doit faire prendre une pose d’objet. » Ainsi le texte a lieu comme l’objet un peu à la manière où un acteur essaie d’avoir lieu et d’adopter les poses d’un personnage. « Il faut pour qu’un texte ; quel qu’il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d’un objet du monde extérieur, il faut au moins qu’il atteigne, lui, à la réalité dans son propre monde, dans le monde des textes. C’est-à-dire qu’il existe dans le monde des textes, qu’il y prenne une valeur de personne, vous comprenez, nous employons ce mot pour les hommes, mais vous comprenez ce que je veux dire. C’est-à-dire que ce soit un complexe de qualités aussi existant que celui que l’objet présente. » Ainsi parce que le texte joue l’objet, Ponge revendique alors « une forme rhétorique par objet ». Pour Ponge la forme du poème apparait ainsi intégralement déterminée par son objet, l’objet impose la forme du poème et ordonne les principes de son élaboration. Par exemple le poème de l’orange sera « mené aussi rondement que possible ». L’assiette sera dite « platement ». Le poème de la guêpe aura une forme « importune, agaçante, saccadée, désordonnée en zigzags », le poème du galet aura un aspect empêtré « Ayant entrepris d’écrire une description du galet, il s’empêtra. » Le style de l’écriture du Pré sera à la fois paradoxalement luxuriant et pauvre, pauvreté luxuriante qui est en effet celle-là même de l’herbe. Et l’allure du texte à propos des hirondelles sera aussi vive, elliptique, incisive et indécidable que le vol des hirondelles qu’il évoque.

 

 

 

L’Objeu, Ponge l’appelle aussi l’Objoie. Pour Ponge, l’écriture affirme en effet la forme de la joie de l’objet et plus encore la forme de la jouissance de l’objet. Pour Ponge, l’écriture est ainsi ce qui parvient à provoquer la jouissance des choses. Il y a en effet pour Ponge « une modification des choses par la parole ». Ponge compare parfois cette modification au gel de l’eau. Par la parole la chose atteint alors un « état de rigueur », état de rigueur qui est celui d’une recrudescence, état de rigueur recrudescente qui ensuite éclate. Ce surcroît à la fois déhiscent et éclaté du gel c’est pour Ponge l’image même de la jouissance. Il a ainsi un jeu de la joie, un jeu de la jouissance à l’intérieur de l’écriture de Ponge. L’objet (l’Objoie) c’est ainsi l’étreinte, l’enlacement, l’embrassade, le coït des choses et des mots, et quand bien même le poème et la chose sont radicalement autres, radicalement inconciliables, ils jouissent malgré tout l’un de l’autre. La chose jouit du langage comme le langage jouit de la chose. La chose et le langage jouissent malgré tout l’un de l’autre par le jeu de leur non-coïncidence, par le jeu de leur coïncidence inatteignable. La chose et le langage jouissent l’un de l’autre par le jeu de se mettre l’un l’autre en abime. Par le jeu du langage Ponge ouvre ainsi les choses en abime et cet abime a pour Ponge une forme jubilatoire et heureuse.

 

 

 

Ce parti-pris hédoniste est à la fois le plus grand des charmes et la plus grande des vertus de l’œuvre de Ponge. Ponge réaffirme en effet inlassablement que la poésie n’a pas d’autre devoir, d’autre valeur que de « donner à jouir à l’esprit humain. » Apparait ainsi l’incroyable positivité de la poésie de Ponge, celle d’une joie de chaque instant, une joie de chaque instant tous azimuts. Pour Ponge en effet le monde n’est ni dégoûtant ni menaçant et de même la jouissance n’est ni coupable ni mortifère. L’écriture de Ponge s’épanouit ainsi très rigoureusement, ascétiquement presque en dehors du mal et du malheur. L’écriture de Ponge se tient avec superbe en dehors de l’engluement dans le pathos, en dehors de ce que Ponge nomme avec dédain et humour « l’idéologie pâtheuse ». Il y a quelque chose comme une pédagogie de la joie à l’intérieur de l’œuvre de Ponge. L’écriture de Ponge apprend à celui qui la découvre comment apparaitre simplement heureux. « L’on devrait pouvoir donner à tout poème ce titre : Raisons de Vivre Heureux » « Le moment béni, le moment heureux, et par conséquent le moment de la vérité, c’est lorsque la vérité jouit (…). C’est le moment où l’objet jubile, si je puis dire, sort de lui-même ses qualités ; le moment où se produit une espèce de floculation : la parole, le bonheur d’expression. » Méthodes. Ce que montre l’écriture de Ponge c’est ainsi le don du monde, le don jubilatoire du monde, c’est-à-dire le don du monde qui survient à la fois comme bonté et comme orgasme. Pour Ponge l’abime du monde apparait heureux, et l’absurde apparait par conséquent désinvolte et aisé. « Bien entendu le monde est absurde ! Bien entendu la non-signification du monde ! Mais qu’y a-t-il là de tragique ? J’ôterais volontiers à l’absurde son coefficient de tragique. » Et plus encore l’absurde, la non-justification du monde révèle pour Ponge la forme même de la beauté. « La Beauté de la nature est dans son absurdité même. »

 

 

 

La poésie de Ponge apparait ainsi comme une affirmation noble du bonheur en dehors de toute niaiserie, parce que ce bonheur apparait comme le bonheur du désespoir même, un bonheur du désespoir entre terre et ciel ici-maintenant. Pour Ponge, l’emblème de cette jouissance insouciante où se consume notre mortalité même c’est le savon. En effet le savon petit à petit disparait, il avance à chaque instant vers sa disparition. Malgré tout son anéantissement est heureux, son mourir est écumeux, son évanouissement est suave. Le savon disparait avec volubilité et allégresse, sa disparition reste parfumée, son abolition survient aussi comme une ébullition. Ponge note alors «  Est-ce mener une existence dissolue ?… j’y vois aussi bien le signe d’une dignité particulière. » Ainsi pour Ponge, la jubilation du savon, la jubilation du savon entre nos mains, la jubilation du savon sous la caresse des mains révèle la forme d’une dignité. C’est là l’aspect hautement païen de Ponge en dehors de tout judéo-christianisme. Pour Ponge, la dignité de l’homme n’est pas dans sa souffrance et sa douleur, la dignité de l’homme se trouve plutôt à l’intérieur de son bonheur et de son plaisir. Et plus encore pour Ponge, le plaisir nous lave, le plaisir lave l’homme de ses douleurs, et même pour Ponge la jouissance nous purifie. « Quel élan magnifique !… Et cette aventure, cette brève rencontre vous laisse, voilà qui est sublime, les mains plus pures que vous les eûtes jamais. » Une fois encore Ponge dédaigne la conception dramatique et mortifère de l’existence. « L’homme ne peut se décrasser … par le suicide en la plus noire source malgré toutes sortes de préjugés courants là-dessus.» et il préfère proposer ce superbe paradoxe selon lequel l’innocence survient plutôt à l’extrémité même de notre plaisir et que c’est ainsi la vivacité exaltée de notre existence qui invente la forme souveraine de notre innocence.

 

Pour Ponge, le plaisir offre ainsi à la fois savoir et innocence. Pour Ponge le plaisir apparait pédagogue, la jouissance révèle étrangement une forme de savoir éthique. L’éthique de Ponge ne se réduit pas cependant à l’affirmation du plaisir. Ou plutôt l’affirmation du plaisir selon Ponge apparait aussi comme une ascèse, une ascèse du savoir. Cette ascèse c’est simplement celle du respect face aux choses, du respect envers les choses. Ce que veut ainsi Ponge c’est une relation éthique avec la chose, une relation face à face avec la chose, relation singulière seule à seule qui n’est pas celle d’un je devant un cela  plutôt celle d’un je face à un tu, révélation d’une chose comme visage, révélation d’un visage de chose. Pour Ponge, le poète affirme une relation éthique non seulement avec les hommes mais surtout avec les choses (et même pour le dire franchement, plutôt avec les choses qu’avec les hommes). L’exigence éthique de Ponge s’affirme finalement en dehors de la relation à l’homme. L’estime pongienne envers l’homme reste en effet modérée « Il faut remettre l’homme à sa place dans la nature : elle est assez honorable. Il faut replacer l’homme à son rang dans la nature : il est assez haut. » (Notes Premières de l’Homme). Ainsi l’exigence éthique de Ponge tend à esquiver la relation à l’homme pour s’affirmer d’abord comme relation au monde.

 

 

 

Le poète apparait ainsi comme celui qui se sent responsable des choses. Ainsi le poète à la fois répond au silence des choses puisqu’il est « l’ambassadeur du monde muet » et aussi surtout le poète répond du silence des choses. Le poète apparait comme celui qui doit en être le garant. « Ce qui m’oblige à écrire, c’est l’émotion que procure le mutisme des choses qui nous entourent ; peut-être s‘agit-il d’une sorte de pitié, de sollicitude, enfin j’ai le sentiment d’instances muettes de la part des choses qui solliciteraient de nous qu’enfin l’on s’occupe d’elles et les parle. » « L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable, (plein de droits). Il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ait tous les devoirs à son égard. » Ainsi l’extrême vulnérabilité de la chose, celle de ses « muettes supplications » apparait aussi comme une extrême violence. L’extrême vulnérabilité de la chose apparait aussi comme l’emprise tacite d’une terreur. La chose, pour reprendre les formules de Derrida dans Signé Ponge, « ordonne en se taisant » elle est « un tu dois insatiable » « une demande muette qui décide de mon assujettissement. » Le poète est alors non seulement l’ambassadeur du monde muet mais il en est encore aussi l’otage. Pour Ponge, la chose est alors transcendante à l’homme. C’est pourquoi le devoir de celui qui écrit est de la remercier « Il faut que je remercie le mimosa. » ou même de la prier « Un verre d’eau. Ainsi soit-il. ». La chose pour Ponge apparait ainsi comme une irréductible altérité, la chose apparait ainsi comme l’autre, le grand autre. La chose apparait alors au-delà de la pensée et du langage, elle a tous les pouvoirs et tous les droits « Reconnaitre le plus grand droit à l’objet, son droit imprescriptible opposable à tout poème... aucun poème n’étant jamais sans appel a minima de la part de l’objet du poème. », y compris celui de détruire le poème qui tenterait de la comprendre et de l’intégrer, de l’intégrer à l’espace de la parole. C’est pourquoi Ponge dit à propos du Carnet de Pins qu’il s’agit d’« un assassinat d’un poème par son objet » Ainsi pour Ponge, chaque objet apparait comme un soleil  c’est-à-dire « un trou , l’abime métaphysique » qui a finalement droit de vie et de mort sur celui qui le contemple « Si je ne considère qu’une chose, je disparais, elle m’annihile. » La chose ainsi sidère, détruit, écrase et cela parce qu’elle apparait comme la forme même du monde, comme l’emblème du monde, l’emblème de la globalité du monde. Le poète devient ainsi celui qui porte le monde. Le poète devient l’atlas du monde. Le poète porte ainsi le fardeau du monde, malgré tout comme le dirait Char ce fardeau est aussi sa chance. (Ce que pense aussi Guyotat « J’appelle grande poésie, le verbe qui prend en charge l’homme et le monde, qui les charge sur son dos, avec bonté. ») Le poète apparait ainsi chargé du monde et cela dans tous les sens du mot, celui d’abord d’un « rapport grave », celui aussi d’un rapport à l’accusatif, celui d’une relation d’accusation, « Les objets ne sont pas notre décor…ils sont nos juges. » Dans Méthodes, Ponge parle même du « tort que nous avons envers les choses », il se sent alors porteur d’une dette, d’une culpabilité a priori envers elles (et cette fois la logique judéo-chrétienne revient subrepticement dans la pensée de Ponge). La charge c’est enfin aussi la charge projectile, explosive. Le poète est ainsi chargé des choses du monde comme un revolver est chargé de balles. L’objet devient un objet-bombe, l’objet change le poète en bombe, l’objet devient l’objet-bombe qui change le poète lui aussi en bombe.

 

 

 

Ponge désire non seulement connaitre la réalité, il désire plus encore croire à la réalité, il désire rester fidèle à ce qu’il nomme alors la « divine matière ». Ponge accepte ainsi la révélation du monde comme autre, comme visage qui exige absolument. Ce qui équivaut alors à « ressentir religieusement la vie quotidienne. » (De la Nature Morte et de Chardin). Cette divinisation de la matière serait cependant à nuancer et à moduler. Le respect de Ponge envers la chose reste en effet un respect paradoxal et parfois désinvolte. C’est par exemple ce qu’il dit à propos du cageot « Cet objet en somme des plus sympathiques sur le sort duquel il convient toutefois de ne pas s’appesantir longuement. » ou encore du pain « Le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. ». Et enfin quand Ponge pose les mains sur « les hanches chéries » de la lessiveuse, l’initiative érotique de ce geste apparait à l’évidence comme un hommage spontané adressé d’abord à l’immanence. La poésie de Ponge apparait ainsi à la fois comme respect et irrespect à l’égard des choses du monde, elle apparait à la fois comme sacralisation et désacralisation, sacralisation et profanation des choses du monde. Ponge note dans Pour un Malherbe « J’ai toujours balancé entre le désir d’assujettir la parole aux choses et l’envie de leur trouver des équivalents verbaux. » En effet quand le poème existe, la chose n’est plus alors hors d’atteinte et intouchable, la chose apparait alors manipulée et même absorbée par celui qui écrit. C’est par exemple le cas de la figue « comme je la modèle entre le pouce et l’index avant de la croquer, ». Le poète n’est plus alors dans une situation d’humilité et de dépendance envers les choses. Dans son Texte sur Picasso, accompagnant alors la mégalomanie impérieuse du peintre, Ponge écrit « Nous sommes débarrassés de tout complexe d’infériorité vis à vis des choses puisque nous pouvons en faire d’autres. » Pour Ponge la poésie affirme ainsi une forme de respect insouciant à l’égard des choses du monde, une forme d’hommage ludique et ambigu, celui précisément de l’objeu. En effet la poésie parce qu’elle désire malgré tout ajouter quelque chose au monde, indique qu’elle ne respecte pas intégralement le monde et qu’elle n’y croit pas non plus en tant que tel. Ce que la poésie désire et ce à quoi elle croit ce n’est pas exactement le monde, c’est plutôt l’hypothèse du monde, la figuration du monde, l’hypothèse de figuration du monde. Ainsi pour Ponge écrire c’est à la fois respecter la loi de l’objet et transgresser la loi de l’objet, c’est même respecter la loi de l’objet en transgressant la loi de l’objet, transgression de la loi de l’objet qui ne s’accomplit pas cependant par perversion ou vice, qui s’accomplit plutôt par innocence. Pour Ponge, chaque chose apparait comme une loi singulière, une loi particulière c’est à dire une règle que le jeu de l’écriture à la fois respecte et ne respecte pas, que le jeu de l’écriture à la fois accepte et transforme. Pour Ponge, le jeu de l’écriture à la fois acquiesce à la règle unique de la chose et par le geste de répéter cette règle unique de la chose à l’intérieur de l’espace du langage transforme ainsi malgré tout cette règle unique de la chose.

 

 

 

Ce que nous apprend alors l’œuvre de Ponge, c’est que la poésie n’est jamais apte à exister en autarcie. Pour Ponge, la poésie n’existe jamais d’elle-même et par elle-même de façon purement narcissique. Pour Ponge, la poésie n’est pas un pur jeu de langage qui fonctionne de façon autonome. (« Le poème n’est pas créé de rien. L’auteur y prend la parole à partir du monde des choses, du monde muet. » H. Maldiney.) Pour Ponge, la poésie s’invente toujours par la réponse qu’elle donne au défi du monde, au défi à la fois rhétorique et éthique du monde. Pour Ponge, la poésie s’invente par cet affrontement, par cette confrontation avec le monde, par cette référence au réel qui selon M. Deguy est aussi une déférence, ou encore par cette référence au réel qui est aussi une révérence. Dans un texte intitulé Fable « Par le mot par commence donc ce texte/ Dont la première ligne dit la vérité, / Mais ce tain sous l’une et l’autre/ Peut-il être toléré ? » Ponge indique que la poésie purement spéculaire autrement dit « allégorique d’elle-même » (Mallarmé) est finalement une sorte de malédiction et qu’il est sans aucun doute préférable de briser le miroir de la poésie exclusivement réflexive. Pour Ponge la poésie apparait ainsi comme un jeu, malgré tout c’est un jeu grave, un jeu grave parce que son enjeu, c’est le poids même du monde. Le bonheur grave de la poésie c’est précisément de jouer avec la pesanteur incroyable du monde. « Ce qu’il faut c’est qu’installé sur l’escarpolette il y ait quelqu’un ou quelque chose, car tout le monde sait que lancer une escarpolette vide n’a pas trop d’intérêt. Nous, c’est la réalité du monde extérieur que nous lançons. » Ainsi ce que Mallarmé nommait « l’initiative des mots » doit apparaitre malgré tout à la fois objectée et réglée par le monde afin qu’ensuite le langage s’amuse à lancer les choses du monde en orbite de telle manière que le cosmos même puisse devenir un instant comme le satellite paradoxal du logos, ou plutôt de telle manière que cosmos et logos parviennent alors à tourner étrangement l’un autour de l’autre comme deux planètes impeccables qui dansent les révérences souveraines de leur désir.

 

En effet de même que c’est face à l’autre que je vois la forme exacte de mon visage et non dans le miroir, de même la souveraineté de la poésie n’est pas de se contempler elle-même dans le miroir de la langue, la souveraineté de la poésie c’est plutôt de se poser face au monde afin de parvenir à découvrir la forme précise de son visage par le geste même de regarder le visage précis du monde, le visage précis du monde c’est à dire une chose. La poésie ne se révèle ainsi qu’au contact par miracle des multiples visages du monde, qu’au contact par miracle des choses c’est-à-dire des multiples visages du monde. Pour Ponge, la poésie et le monde, pour reprendre une formule de Mallarmé, échangent « une réciprocité de preuves ». La poésie révèle la forme de l’objet comme l’objet révèle la forme de la poésie. L’objet devient alors une métaphore de l’écriture et cela parce qu’ainsi que le dit très elliptiquement Braque « L’Objet c’est la Poétique. ». Chaque objet est alors « une façon d’être qui correspond à une éthique et à un Art Poétique. » Par exemple l’araignée nous apprend que l’écriture accomplit la fixation étoilée, le tissage stellaire de notre salive, que l’écriture   parvient à transformer la bave du bavardage en demeure aérienne, et que le texte apparait finalement comme l’architecture en suspens de la sécrétion de la parole. Le lézard posé sur le mur blanc surgit quant à lui comme le symbole même de la phrase inspirée. Sa vivacité soudaine éperdue à la fois approximative et exacte survient comme une phrase aisée qui jaillit de la fraicheur de préhistoire du crâne. Ou encore l’hirondelle semble l’allégorie instantanée d’une écriture qui s’oublie selon son inscription même, inscription vivement effacée, inscription évanouie qui serait celle de la signature. Ponge montre ainsi que l’écriture ne détient pas son secret en elle-même. Ponge montre que c’est plutôt à l’inverse la chose, l’autre de la chose, qui détient le secret de l’écriture. Chaque chose séduit l’écriture, chaque chose séduit en secret l’écriture et par cette séduction la détourne d’elle-même afin qu’elle retourne cependant ensuite à elle-même à la fois comme sa torture et sa source, comme la torture somptueuse de sa source. Et ce que Ponge invente ainsi c’est « une poésie de la poésie surprise à travers l’objet » (J.P Richard)

 

 

 

La poésie apparait ainsi à la fois comme jeu du langage et travail du langage, c’est à dire comme le jeu d’un travail et le travail d’un jeu. Le jeu du langage c’est par exemple le syllablogisme de l’araignée dite « funambule funèbre », les allitérations du lézard « le lézard dans le monde de mots n’a pas pour rien ce zède ou zèle tortillard, et pas pour rien sa désinence en ard, comme fuyard, flemmard, musard, pendard, hagard. » ou encore le cratylisme de la cruche « Pas d’autre mot qui sonne comme cruche. Grâce à cet U qui s’ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux et l’est à sa façon. » A propos du travail du langage, il est aussi extrêmement important d’insister autant sur le travail que sur le langage, c’est en effet précisément là l’invention superbe de Ponge. Ce qui intéresse Ponge, ce qui plait à Ponge, ce n’est pas la forme elle-même c’est plutôt l’approche de la forme. La poésie de Ponge affirme le plaisir de l’approche de la forme, le plaisir répété, prodigieusement répété de l’approche de la forme. Ponge invente ainsi une rhétorique superbe de la répétition, rhétorique de la répétition qui apparait aussi comme une rhétorique de la jubilation, comme une rhétorique de la joie. Ce qu’indique ainsi la répétition de la phrase de Ponge c’est le travail étrange du plaisir, le travail étrange de la joie.

 

 

 

A l’intérieur de l’œuvre de Ponge, le poème apparait ainsi comme l’exposé même de sa recherche, comme l’exhibition de son brouillon, comme la mise à plat (« La platitude est une perfection. ») du travail d’écrire. C’est ce que Ponge nomme une fabrique. La poésie de Ponge s’affirme alors comme une pratique, une pratique désenchantée (« la conviction non les charmes ») dont l’axiome essentiel pourrait être cette phrase de Lautréamont « La science que j’entreprends est distincte de la poésie, je ne chante pas cette dernière. Je m’efforce de découvrir sa source. » C’est en effet ce que Ponge proclame aussi de manière explicite à l’intérieur de la Mounine. « Je désire moins aboutir au poème qu’à une formule, qu’à un éclaircissement d’impressions. S’il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme de cette science. (…) Et le moyen d’éviter la marqueterie sera de ne pas publier seulement la formule à laquelle on a pu croire avoir abouti, mais de publier l’histoire complète de sa recherche, le journal de son exploration .... » Il en résulte alors une désacralisation radicale de la poésie. Cette exposition méthodique du travail d’écrire démystifie toute poésie qui prétendrait être une sorte d’émanation purement spirituelle. Cependant la révolution poétique qu’accomplit Ponge, ce en quoi il apparait profondément novateur, ce n’est pas seulement celle de l’affirmation du travail comme valeur poétique, c’est plus encore celle de l’affirmation du travail comme fait poétique. En effet que l’écriture soit un travail cela avait souvent déjà été dit avant Ponge, par exemple par Boileau « Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage. » ou encore par Flaubert, le labeur forcené du gueuloir, E. Poe, l’explication de la construction du corbeau, ou même Valery. Cependant, chez tous ces auteurs, cette affirmation métapoetique du travail restait à l’intérieur du poème lui-même invisible, le travail du texte restait en effet occulté par la netteté et l’hygiène de la forme. Avec Ponge, c’est très différent, le travail est non seulement métapoetiquement revendiqué, il est aussi surtout instantanément visible, excessivement visible à l’intérieur même du texte. Le travail de l’écriture devient alors la forme même de l’écriture. Le brouillon du poème apparait ainsi comme le poème même. « La poésie se trouve dans les brouillons acharnés de ceux qui espèrent et militent pour une nouvelle étreinte de la réalité. » La poésie apparait alors comparable à « des pages d’études qui s’inscrivent toutes vives ». Conformément à son étymologie le poème est alors un faire, le poème n’est pas seulement un produit, il est une production. Et surtout avec Ponge, non seulement le lecteur sait que l’œuvre est provoquée par un travail, plus encore le lecteur le ressent. A chaque phrase le lecteur ressent le travail d’écrire. A chaque phrase le lecteur éprouve la présence à la fois fastidieuse et sidérante d’un travail. Le lecteur éprouve surtout le temps du travail c’est-à-dire pour reprendre une formule du Plaisir du Texte de R. Barthes « cet ennui qui n’est pas loin de la jouissance ». Ainsi avec l’écriture de Ponge, il n’y a plus d’essence de la poésie. Avec Ponge il n’y a que des actes et des accidents poétiques. Autrement dit l’œuvre est un cheminement vers, l’œuvre est le cheminement vers l’œuvre. « L’œuvre est la voie. » P. Klee. Ponge présente ainsi honnêtement l’itinéraire de sa pensée, le processus d’élaboration du poème, le processus de construction du poème. Le plus souvent les autres poètes effacent du poème les traces de sa genèse. La pensée semble alors accomplir une sorte de perfection atemporelle et irréelle. Ponge à l’inverse essaie plutôt de donner à sentir le surgissement du poème, le surgissement du poème à l’intérieur du temps. L’écriture de Ponge exalte ainsi non pas la forme, l’écriture de Ponge exalte plutôt la formation. Dans Pour Fenosa (L’Atelier Contemporain) Ponge note ceci « Il y a des moments bien émouvants dans la nature, ce sont ceux où une forme d’apparence close, parfaite, s’ouvre, est sacrifiée. Ne sert plus que de draperie ou de pèlerine à une autre forme  qu’elle a préparée, qui s’est préparée en son intérieur. » Le parti-pris rhétorique de Ponge c‘est précisément celui d’une perfection formelle sacrifiée, de la perfection de la forme raturée par la force déhiscente de la métamorphose. L’écriture de Ponge montre ainsi que le temps à la fois crée et détruit le poème. Ainsi selon la formule de Ponge, le poème « abolit les valeurs dans le moment même où il les pose. ». Le poème devient ainsi le geste d’une nouvelle exigence éthique que Ponge définit ainsi « Quand l’homme sera fier d’être non seulement le lieu où s’élaborent les idées et les sentiments, mais aussi bien le nœud où ils se détruisent et se confondent, il sera prêt alors d’être sauvé. » Cette fierté c’est simplement celle de l’affirmation à la fois de la matérialité et de la temporalité de la pensée. Pour Ponge, le poète est en effet celui qui « met le temps dans son complot » (Le Soleil) et encore celui qui « contre-signe l’œuvre du temps » (Pour un Malherbe). Pour Ponge, cette temporalité que l’écriture accueille est à la fois une puissance de vie et une puissance de mort, une puissance vivifiante et une puissance funèbre. « Le temps que le bois mort met à pourrir, ou la pierre à s’effriter, voilà bien le temps véritable : la durée qui nous convient. » Ainsi pour Ponge le poème n’est plus un monument tel que le pensait parfois Mallarmé, le poème comme tombeau. Pour Ponge, le poème apparait plutôt comme une ruine. L’écriture de Ponge donne à sentir quelque chose comme une évidence de la ruine, une évidence candide de la ruine, une évidence candide du temps, une évidence candide de la métamorphose, de la simple métamorphose d’exister.

 

 

 

Dans La Fabrique du Pré, Ponge écrit cette phrase « Tout a lieu en lieu obscène. » A savoir ce qui a lieu a lieu toujours lieu de manière obscène y compris la poésie. Ainsi pour Ponge, l’exhibition obscène du travail poétique c’est la poésie même. Pour Ponge, la beauté c’est précisément l’obscénité de l’approche de la beauté, l’obscénité du mouvement approximatif vers la beauté, son ébauche tremblée, son ébauche furieusement tremblée. La poésie de Ponge apparait ainsi intégralement nue. Et cette nudité obscène de l’écriture détruit ainsi toute prétention au mystère. Pour Ponge, à la différence de ce que pense Char, le poème n’est pas  « un mystère qui intronise ». La poésie de Ponge apparait sans mystère, ou plutôt en deçà du mystère. La poésie de Ponge apparait en pleine lumière, tout y apparait visible, explicite, flagrant. Le poème apparait ainsi comme une sorte d’orgasme tautologique « qui ne se produit que par l’espèce d’aveu et de proclamation que je ne suis que ce que je suis. » (Le Savon). La poésie de Ponge apparait ainsi littérale. La poésie avant Ponge est toujours plus ou moins une construction de la pudeur parce qu’elle se prétend pure (« La pureté est l’objet de la pudeur. » remarquait Jankélévitch.) Le texte de Ponge apparait quant à lui d’une impudeur intégrale. La poésie de Ponge non par ses thèmes plutôt par son mode d’apparition même se déclare profondément impure et par là-même obscène. La poésie de Ponge détruit en acte, à chaque texte l’hypocrisie d’une prétendue pureté poétique. « Les statues se réveilleront un jour en ville avec un bâillon de tissu-éponge entre les cuisses. Alors les femmes arracheront le leur et le jetteront aux orties. Leurs corps, fiers jadis de leur blancheur et d’être sans issue vingt-cinq jours sur trente, laisseront voir le sang couler jusqu’aux chevilles : ils se montreront en beauté. ( …) Toute idée de forme pure en sera définitivement souillée. » (La Loi et les Prophètes). Ponge révèle ainsi que c’est le sang, le sang perdu qui apparait comme l’unique règle du jeu esthétique. A l’intérieur de la poésie de Ponge chaque fragment du monde  comme chaque fragment du langage apparaissent montrés. Ponge affirme la poésie comme monstration. Pour Ponge, le poème n’est pas un mystère, le poème apparait comme un monstre, un monstre de travail, un monstre d’évidence, un monstre de travail évident. La poésie apparait ainsi comme une monstruosité, la monstruosité d’un don absolu, don obscène par lequel Ponge donne au lecteur jusqu’à ses détritus et ses excréments. M. Blanchot dit à propos des poèmes de Ponge qu’ils sont « si évidemment clairs et pourtant si inexplicables. » Ce que révèle ainsi le poème de Ponge c’est quelque chose comme un monstre de cristal, le cristal non pas en tant que transparence plutôt comme indice d’une « nécessité de formation » Ainsi l’évidence obscène du texte de Ponge aveugle le lecteur, l’excès de visibilité du texte de Ponge apparait paradoxalement comme une illisibilité. Le texte de Ponge apparait ainsi semblable au ciel bleu de la Mounine, ciel bleu si intense qu’il devient terrible noirceur pour celui qui le contemple. « Rien ne ressemble plus à la nuit que ce jour bleu cendres-là. »

 

 

 

Il y a aussi une phrase de Char qui dit ceci « Qui croit renouvelable l’énigme la devient. On doit sans cesse en revenir à l’érosion contre la perfection. » Eh bien étrangement cette phrase de Char correspond beaucoup plus à la poésie de Ponge qu’à celle de Char lui-même. Ponge montre en effet de manière superbe que la seule énigme de la poésie, c’est précisément d’apparait recommençable, modifiable, transformable à chaque instant, à chaque phrase.  Ponge montre que l’énigme de la poésie n’est pas un mystère, que l’énigme de la poésie apparait plutôt comme celle d’une monstruosité, la monstruosité d’une évidence, la monstruosité d’une évidence qui se métamorphose à chaque instant. Pour Ponge, l’énigme de la poésie c’est la transe même de son travail, la transe de métamorphose de son travail, la transe d’évidence de son travail, la transe de métamorphose évidente de son travail.

 

 

 

Il y a ainsi une illisibilité ou plutôt une quasi illisibilité de l’écriture de Ponge. En effet l’écriture de Ponge à la fois sait et oscille, oscille à l’intérieur même de son savoir. L’écriture de Ponge est alors affectée de ce que Paulhan appelait « un tremblement de certitude ». La forme du texte apparait alors extrêmement vulnérable, instable et comme brisée à chaque instant par une laborieuse frénésie, par une lente fureur, forme spasmodique comme sous l’emprise d’une extase de l’hésitation. La forme apparait en effet toujours déjà froissée, toujours déjà déchirée, toujours déjà raturée, transie par un commencement incessant, ou plutôt par un recommencement incessant, par un commencement renouvelé, par un commencement qui survient toujours déjà comme un écho, par quelque chose comme un échommencement à la fois épuisé et inépuisable. Et malgré tout aussi de ce bégaiement du commencement, de ce tintouin d’hésitation jaillit une grâce. Ce qu’invente ainsi Ponge c’est une forme de perfection paradoxale, de perfection impure, de perfection paradoxalement impure à savoir « une perfection obtenue par la violence faite à la manie de la perfection. »  (Pour un Malherbe) La forme apparait alors comme une révélation raturée, une révélation à chaque instant ruinée et pourtant renaissante par la multiplication même de ses ratures, par une multiplication de ratures blanches, par une prolifération de ratures à blanc. La forme apparait alors comme une révélation variée, plurielle, une révélation étrangement relative. « Aucune vérité autre que relative … aucune vérité autre que littérale. ». Cette révélation écholalique accomplit ainsi une destruction de la pensée de l’un et du signifié transcendant. « Je me suis toujours défié de l’idée qu’une seule expression soit valable. » L’écriture de Ponge affirme ainsi la proclamation euphorique d’un handicap de la certitude, d’un handicap prodigieux de la certitude même. Ce que révèle ainsi cette approximation volontaire de l’écriture de Ponge, ce n’est pas la forme poétique, c’est la force poétique, c’est la puissance de métamorphose radicale qui provoque le surgissement de l’écriture. Cette force poétique c’est celle d’une impulsion intense qui provoque la précipitation insurgée d’un vouloir dire, la précipitation insurgée d’un c’est-à-dire (que Ponge nomme parfois « l’orage originel »). Et c’est précisément parce que Ponge donne à sentir cette force d’écrire que sa poésie apparait monstrueuse et obscène, en effet toute force apparait obscène. Ponge révèle ainsi l’allant même du langage, ce que P. Sollers dans Paradis appelle « l’allangue » à savoir l’allégresse terrible d’une langue à la fois errante et évidente, l’allégresse terrible d’une langue qui erre à l’intérieur même de l’évidence. Ponge révèle ainsi la puissance forcenée et tonitruante du langage, cet enthousiasme de la rature qui apparait à l’origine de toute écriture, puissance qui ressemble à des borborygmes de pensée, à ce que Ponge dans Le Cheval nomme des « tonitruismes » autrement dit quelque chose comme un tonnerre tautologique. Ponge montre ainsi que l’inspiration c’est simplement le travail, à savoir l’allégresse presque tautologique de la rature, l’errance presque tautologique de la rature, l’allégresse à la fois errante et tautologique de la rature. Ponge montre ainsi que la forme apparait d’abord provoquée par une force de sang, celle de la violence humorale d’écrire, force de sang qui serait aussi celle de la subjectivité selon la définition singulière que Ponge en propose. « Cette hardiesse, c’est ma subjectivité. Ceci dit en insistant suer le sub. Ce qui me pousse du fond, au-dessous de moi, et sur le jectif : il s’agit d’un jet, d’une projection, de projectile. » L’obscénité du poème de Ponge c’est alors celle de l’hémorragie, de l’hémorragie de naitre, de la terrible hémorragie de naitre, obscénité d’une naissance toujours déjà raturée, grâce obscène d’une naissance qui survient toujours déjà comme rature.

 

 

 

Ce que montre aussi Ponge, c’est la coïncidence de la force et de la fatigue. Ponge montre que l’épuisement projette paradoxalement celui qui écrit vers l’avenir. Ponge montre ainsi que la joie d’écrire germe aussi de l’exténuation. « Le pathétique de l’exténuation à l’extrême de l’individu, voilà qui est fait pour me réjouir. » (Essai sur Giacometti). L’épuisement devient ainsi jubilation, effervescence, floculation, précipitation quasi extatique. Le travail de l’inspiration apparait ainsi comme un alliage étrange d’élan et de fatigue, d’acharnement et d’oisiveté, de sang et de cendres. Le travail de l’inspiration apparait ainsi comme une ardeur de cendres. Ainsi c’est au sein d’un ressassement de lassitude qu’à la fois erre et s’enracine le surgissement d’une clarté. Alors la fatigue devient foudre c’est à dire rature de lumière, saccade de clarté d’une révélation approximative, d’une révélation qui déchire le ciel par la violence de son approximation même. Ainsi le poème apparait comme désir violemment épuisé du poème. L’œuvre apparait à chaque instant déchirée, déchiquetée, ruinée par l’hypothèse de son désœuvrement. L’œuvre s’éprouve comme l’insoutenable oisiveté d’un labeur à chaque instant recommencé et inachevable. Ce qu’il y a pourtant de remarquable chez Ponge c’est que cette difficulté à écrire n’est pas pour lui malheureuse et anxieuse. Chez Ponge la fin du travail apparait aussi comme une aube, l’oisiveté apparait comme enthousiaste et aurorale et l’incapacité d’écrire apparait alors paisible et désinvolte. Ponge évoque magnifiquement cet épuisement insouciant de l’inspiration à l’intérieur du Verre d’Eau. « Ah, voilà les dix heures maintenant qui sonnent. Je m’arrête. ( …) Armande se lève, j’entends les premiers bruits de volets dans notre propre maison. Roulons la cigarette et allons-y voir, allons l’embrasser. (…) Cahier, posé. Plume, posée. (…) Nom de Dieu, je ne ferai qu’un verre d’eau qui me plaise ! (…) Eh bien, tenez-vous-le pour dit. Ainsi soit-il. (Bu). A votre santé. » Ainsi l’impossibilité du poème n’est pas triste, elle apparait plutôt tonique et fraiche, l’impossibilité du poème reste encore l’indice de sa santé. Ce qui est alors à noter c’est que Ponge affirme le travail sans jamais cependant le sacraliser. Pour Ponge le plaisir du travail reste toujours en relation avec le plaisir du repos et de la paresse. Pour Ponge, l’œuvre d’art est aussi une « œuvre de la paresse ». L’écriture apparait ainsi comme une besogne jubilatoire, comme un travail d’amour (« Allons l’embrasser. »), travail d’amour qui affirme la forme d’un inachèvement heureux parce que volontaire.

 

 

 

La poésie de Ponge ne valorise pas la pensée en tant que révélation de la vérité. La poésie de Ponge valorise plutôt la pensée pour son rythme, sa syncope, sa pulsation évanouie, pour le battement de sa disparition, le battement humoral, quasi cardiaque de sa disparition. Pour Ponge, le poète est ainsi celui qui accepte souverainement que l’erreur le rythme, que l’errance le scande et ainsi le féconde. L’esthétique pongienne de l’approximation est d’abord une reconnaissance de l’erreur, une reconnaissance de la dérive même de la pensée. « Les pensées ne se commandent, ni ne s’obéissent dans l’homme : elles s’y jouent, elles s’y trompent, elles s’y dévorent et l’homme est leur radeau. » (Lyres). La poésie de Ponge est ainsi une apologie de l’erreur. « Chaque existence est une tentative avortée, une variante ou une variation, une ébauche, un brouillon, un élément d’un travail… Nous ne sommes bien évidemment que des échecs, des égarements, des errements, des erreurs de la divinité…

 

Vivre, être, créer  c’est errer… Vivent donc les erreurs. Il s’agit seulement de ne pas donner comme vérité (de ne pas se donner ce ridicule) ce qui est bellement et utilement erreur. Valable en définitive comme tel. Et qu’on ait conscience de cette valeur-là, cela, certes, n’est pas ridicule. Là est l’orgueil légitime. Errare humanum est…divinum atque. Et peut-être faut-il donner comme définition du monde : les erreurs de Dieu. Erreurs positives et nous seulement défauts, variétés, ostentation des défauts ainsi transformés en qualités. » (Texte sur Picasso) « Seul le pouvoir infini d’erreurs, la quantité infinie et la variété infinie d’erreurs est en quelque façon admirable. » «  L’harmonie des erreurs de la divinité : voilà le monde, le fonctionnement du monde. (…) Il y aurait seulement à constater que les erreurs se compensent ou s’harmonisent, de façon à fonctionner. » « Le quantum d’erreur étant alors exactement ce qu’on nomme vie ou existence. (d’où le caractère baroque de la vie.) » La poésie devient alors l’affirmation de notre maladresse et de notre imperfection, parce que cette maladresse est aussi l’indice de la plus haute intensité de notre caractère. Ainsi Ponge comme Beckett sait que « être artiste c’est rater comme personne d’autre n’ose rater. », que l’artiste est celui qui « rate mieux ». Ponge montre ainsi que l’erreur est une amplification et une pluralisation de nos aptitudes, de notre puissance. L’erreur permet en effet selon la formule de Ponge d’« être à l’infinitif pluriel » « Je me suis si souvent trompé, que je ne peux plus dire je mais plutôt nous. » Par cette revendication de l’erreur Ponge retrouve alors un des principes éthiques de Char « On ne bâtit multiformément que sur l’erreur, c’est ce qui nous permet de nous supposer à chaque renouveau heureux. » (Rougeur des Matinaux) Pour Ponge, l’emblème de l’erreur, de l’erreur heureuse c’est la chèvre, chèvre qu’il évoque ainsi. « Une erreur et la perfection accomplie de cette erreur, lamentable et admirable, alarmante et enthousiasmante tout ensemble. » 

 

 

 

Ce que Ponge reproche en effet à la perfection c’est d’abolir les innombrables virtualités de l’écriture. La perfection est certes une pointe mais elle est aussi une réduction de la pensée. La formule parfaite a un aspect mortifère parce qu’elle abolit les multiples tonalités de l’existence, ce que pensait aussi Cioran « Sous chaque formule git un cadavre. Formuler est la débauche funèbre de l’esprit. » C’est pourquoi Ponge considère qu’« il faut obtenir des signes parfaits mais continuer à surveiller, à posséder tout le reste. » En effet pour Ponge la perfection est finalement insuffisante parce qu’il lui manque précisément l’imperfection qui l’a mise au jour, l’imperfection qui a permis de l’atteindre, imperfection qui la supporte, imperfection qui est son socle et sa base. Pour Ponge, le sommet admirable est celui qui ne dissimule pas qu’il est le résultat d’une montagne de débris. Pour Ponge, la perfection authentique est celle qui surgit d’« une trame de maladresses », la perfection n’est pas la négation de l’imperfection, c’est la reconnaissance de l’imperfection, c’est la reconnaissance de la puissance génératrice de l’imperfection, c’est la reconnaissance de la puissance de métamorphose, de rythme, d’émotion de l’imperfection. Pour Ponge, la perfection authentique c’est celle des figures de Michel Ange ou de Rodin qui surgissent d’un magma incohérent de pierres.

 

 

 

Ce que Ponge redécouvre ainsi par cette force balbutiante, bafouillante, c’est aussi la puissance de la parole à l’intérieur même de l’écriture, la puissance de ce que Ponge dans La Chèvre appelle « la parole fautive ». La relation entre la parole et l’écriture est chez Ponge extrêmement complexe. Ponge a en effet toujours affirmé qu’il écrivait d’abord contre les paroles, pour combattre à la fois leur saleté et leur pauvreté. « N’en déplaisent aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. » « C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. » Pour Ponge l’écriture est ainsi une critique de la parole autrement dit l’écriture est à la fois ce qui examine la parole et ce qui met la parole en crise. « Une seule issue : parler contre les paroles, les entrainer avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a pas d’autres raisons d’écrire. » Ponge comme Barthes sait en effet que « L’écriture commence là où la parole est impossible. ». L’écriture est ce qui tente d’échapper au bavardage universel, à la langue morte et la parole vaine, langue morte où je ne parle pas, langue morte où je suis parlé par les autres, où je suis parlé à travers les stéréotypes et les automatismes de la langue. « Paroles toutes faites qui s’expriment mais ne m’expriment pas. » Cependant même si ce bavardage universel, cet océan de salive où l’homme patauge stupidement sans cesse répugne profondément au poète, il est aussi malgré tout le seul espace où le poète évolue. Ainsi même si le poète écrit contre les paroles, il est cependant condamné à écrire avec elles et grâce à elles. Cette situation, Ponge l’étudie, l’examine avec une superbe lucidité dans le texte du Parti-Pris des Choses intitulé Les Ecuries d’Augias. « Il ne s’agit pas de nettoyer les écuries d’Augias, mais de les peindre à fresque au moyen de leur propre purin. » Ainsi pour Ponge, la force d’écrire est une force sale. « Nul signifiant n’est pur. Le corps des lettres n’est pas glorieux. » (Prigent) Cela ne veut pas dire cependant que Ponge se complait dans la saleté du langage, Ponge recherche même plutôt à l’inverse la propreté. Ponge sait malgré tout que pour atteindre cette propreté, il ne doit pas ignorer et fuir la présence de la saleté mais à l’inverse s’en imprégner intégralement et en cela Ponge fonctionne littéralement comme une éponge. Ponge essaie ainsi d’écrire proprement à l’intérieur même de la pourriture de la parole, à l’intérieur même de la pourriture de la pensée. Ponge essaie d’écrire proprement, proprement et non pas purement puisque cette propreté reste malgré tout paradoxalement celle du purin.

 

 

 

Il y a un aphorisme de Char qui dit ceci « Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. » Eh bien le courage de Ponge c’est de refuser ce choix entre des porcs qui existent et des dieux qui n’existent pas. Ponge préfère en effet quant à lui refuser à la fois les porcs qui existent et les dieux qui n’existent pas. Ou plutôt la leçon poétique de Ponge c’est de reconnaitre l’omniprésence des porcs sans pour autant leur obéir, sans pour autant se soumettre à leur pouvoir. Ponge sait en effet qu’il vit parmi les porcs, que ces porcs sont non seulement en dehors de lui mais aussi en lui, qu’il est traversé à chaque seconde par leurs pensées excrémentielles. « Ces gouvernements d’affairistes et de marchands, passe encore, si l’on ne nous obligeait pas à y prendre part, si l’on ne nous y maintenait  pas de force la tête, si tout cela ne parlait pas si fort, si cela n’était pas seul à parler. Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-même, le même ordre sordide parle, parce nous n’avons pas à notre disposition d’autres mots ni d’autres grands mots (ou phrases c’est-à-dire d’autres idées) que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis l’éternité prostitue. » Ponge sait ainsi qu’il est lui-même parfois un porc, un porc qui sacrifie sans cesse par veulerie ou négligence le plus précieux de son existence. Malgré tout Ponge a l’audace de combattre à l’intérieur même de cette situation sans jamais espérer, comme d’autres (Char par exemple) un « au-delà nuptial ». Le courage de Ponge c’est d’affronter ainsi à la fois les porcs qui existent et les dieux qui n’existent pas, c’est d’affronter le pouvoir des porcs qui existent et le jugement des dieux qui n’existent pas. Ponge affronte ainsi de face l’immanence impure du verbe et de la pensée. « Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience, le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes. » Ce que la poésie de Ponge a finalement de plus obscène c’est qu’elle affirme une forme de beauté qui reconnait aussi la bêtise et plus encore sa bêtise. Ce que la poésie de Ponge a de radicalement obscène c’est d’affirmer la bêtise même de la beauté  Ponge serait alors proche de Baudelaire « La bêtise est l’ornement de la beauté. » (Fusées). Ponge accueille la bêtise prodigieuse qui se trouve au fondement même de notre pensée, bêtise qu’il parvient à faire miraculeusement écumer, jubiler, enthousiasmer, jouir afin de la transformer ainsi en une superbe « bave d’orgueil » (Escargots). Et par ce geste de transmutation esthétique de la bêtise, Ponge retrouve cette fois un problème essentiel de Flaubert. Ponge sait de manière impeccablement lucide que de très nombreux écrivains font souvent des efforts gigantesques pour ne pas paraitre bêtes et que ce refus obsédant de leur bêtise en devient finalement la marque même : leur désir de ne jamais être stupide est la marque même de leur stupidité. Ce serait par exemple le ridicule d’un Char lorsqu’il prétend « Tu es celui qui délivre un contenu universel en maitrisant ta sottise particulière. » A l’inverse pour Ponge « Il est moins niais de risquer le ridicule que de le refuser obstinément par principe. Car on n’y échappe guère. » Ainsi l’accueil humoristique de sa propre bêtise est ce qui fait la grandeur humble de la poésie de Ponge. Grandeur humble qui est celle comme Ponge l’écrit dans Pour un Malherbe « d’avoir conscience de son échec absolu mais aussi de sa réussite relative. » Ponge cite aussi dans Méthodes la phrase de Rimbaud « J’aimais les peintures idiotes » et il ajoute alors ceci « Il est bien certain que nous ne nous pourrons plus aimer les grandes œuvres, les grandes peintures que dans la mesure où elles comportent de surcroit les qualités des peintures idiotes, où elles nous permettent de les aimer comme peintures idiotes. » Et c’est en effet précisément le miracle obscène de la poésie de Ponge, celui de parvenir à transformer la bêtise de l’existence des choses et des hommes, des choses comme des hommes en beauté.