Vêtements d’Alcool Cassés de John Cassavetes.

 

 

 

 

 

 

 

Cassavetes filme les visages des hommes et des femmes comme des gueules d’animaux, comme des gueules de chiens. Cassavetes filme les visages des hommes et des femmes  comme des museaux, comme des museaux de charme saoul. Pour Cassavetes, le visage de l’homme c’est la gueule du chien et de même la gueule de l’homme c’est le visage du chien, le visage du chien qui rêve d’amour.

 

 

 

A la fin de Love Streams, seul dans sa maison presque submergée par la pluie, Cassavetes parle avec un chien qui soudain se transforme en un homme barbu qui reste là sans parler.  Ainsi pour Cassavetes, Noé c’est un chien et ce chien ne nous préserve pas du déluge, au contraire ce chien nous sauve par le déluge, ce chien nous sauve par le déluge des sentiments, par le déluge de la démesure des sentiments. Ainsi pour Cassavetes, l’homme ne deviendra heureux que le jour où il acquiescera à l’animalité de son émotion.

 

 

 

Le cinéma de Cassavetes oscille entre la maison et le déluge. Dans Husbands, le déluge survient d’abord en voyage, à l’étranger, dans les rues de Londres, en dehors de la maison. Et à la fin de Love Streams, la maison apparait comme musicalisée par la pluie de manière sublime. Le problème de l’amour pour Cassavetes, c’est comment créer une maison de déluge, une maison de chute d’eau, une maison ruisselante de joie. (Bizarrement cette vision d’une maison de pluie fait correspondre le cinéma de Cassavetes et celui de Tarkovski.) Pour Cassavetes, l’événement qui parvient ainsi à faire coïncider la maison et le déluge, c’est le tournage d’un film. Faire un film c’est faire jaillir un geyser d’affects à l’intérieur de la maison. Selon Cassavetes en effet (et cette fois à l’inverse de ce que dit le fou de Nostalghia de Tarkovski) une goutte d’eau ajoutée à une goutte d’eau cela ne fait jamais une goutte d’eau, une goutte d’eau ajoutée à une goutte d’eau, c’est l’amour, l’amour gigantesque qui fait déborder l’océan même.

 

 

 

L’amour pour Cassavetes, c’est le viol, la générosité du viol, la générosité paradoxale du viol, l’étrange bonté absolue du viol. Cassavetes sait en effet que les êtres humains ont peur de l’amour et que c’est uniquement pour cela qu’ils sont malheureux. C’est pourquoi pour Cassavetes l’amour affirme le viol. Aimer c’est le geste de violer la croyance ridicule de chacun en sa dignité. Pour Cassavetes le viol donne la vie, le viol d’amour provoque l’ivresse de la vie, l’ivresse prodigieuse de la vie, l’ivresse sidérante de la vie. Pour Cassavetes, celui qui s’interdit le viol, qui s’interdit de violer l’autre, de violer le secret de l’autre est celui qui ne désire que la mort. Pour Cassavetes, l’amour c’est d’arracher à l’autre son secret. C’est ce que dit le personnage de Love Streams à sa sœur et après cela il ajoute « Eh bien maintenant, je vais chercher la chèvre. » Cassavetes ressemble ainsi à une chèvre d’alcool, une chèvre d’ivresse incroyable qui viole à chaque instant le souci de responsabilité respectable des autres.

 

 

 

Dans Husbands, après l’enterrement de leur ami, les trois personnages interprétés par John Cassavetes, Ben Gazzara et Peter Falk forcent une femme à chanter avec son cœur. Ils sont effroyablement saouls, ils humilient et terrorisent alors cette femme afin qu’elle cesse de faire semblant de chanter de façon conventionnelle et qu’elle chante avec son cœur. P. Falk promet même qu’il se déshabillera devant elle si elle chante avec son cœur. Puis ils l’embrassent quand elle a enfin chanté de manière intense. Cette scène est le symbole même du cinéma de Cassavetes. Cassavetes ne désire qu’une chose de ses acteurs, c’est simplement qu’ils chantent avec leur cœur. Pour qu’ils fassent cela, Cassavetes est aussi prêt à se déshabiller devant eux. Cassavetes n’est jamais un cinéaste pervers qui déshabille ses acteurs pour les violer en restant habillé. Cassavetes ne désire d’ailleurs pas violer le corps de ses actrices ou de ses acteurs, Cassavetes désire violer l’exactitude de leur chant, l’exactitude de leur sentiment, l’exactitude du chant de leur sentiment, le miracle d’exactitude du chant de leur sentiment. Cassavetes est un violeur paradoxal, un violeur nu qui laisse les corps de ceux ou celles qu’il viole habillés. Le cinéma de Cassavetes est celui d’un regard nu qui cherche à violer l’extrême indécence du sentiment. Le cinéma de Cassavetes est celui d’un regard nu qui cherche à violer le sentiment de ce qui reste à jamais habillé, d’un sentiment d’autant plus indécent qu’il reste habillé. Le cinéma de Cassavetes c’est la nudité d’un regard qui cherche à violer le chant de sentiment du vêtement comme le chant de vêtement du sentiment.

 

 

 

L’étrangeté des personnages de Cassavetes c’est qu’ils ont perdu leur innocence mais qu’ils ne sont cependant pas coupables. Ils ont perdu leur innocence avec candeur. Cette innocence perdue ils désirent la retrouver avec une sorte d’énervement et de mensonge puérils. Ils ont perdu leur innocence comme on perd des clefs. Leur agitation frénétique est semblable à celle de quelqu’un qui a perdu ses clefs ou même qui croit les avoir perdues alors qu’il les tient à l’intérieur même de sa main. Ou encore la perte de leur innocence est de croire qu’ils ont perdu leurs clefs alors qu’ils ne font qu’ignorer qu’il n’y a pas besoin de clefs pour entrer à l’intérieur de la maison du déluge, à l’intérieur de la maison de déluge de l’amour, étant donné qu’elle apparait toujours déjà ouverte.

 

 

 

Il n’y a pas de chair dans les films de Cassavetes, seulement une excitation affectée qui entrelace la peau et le squelette, une tresse d’épiderme et d’os provoquée par la vitesse des nerfs, par la vitesse d’hallucination des nerfs. Chez Cassavetes, le squelette n’est pas ce qui porte la chair, ce qui tient la chair debout, le squelette serait plutôt ce qui tente de maintenir debout la toupie d’hallucination du désir.

 

 

 

L’incandescence des acteurs de Cassavetes est une incandescence qui n’éclaire quasiment pas. Un acteur de Cassavetes n’est pas illuminé par son incandescence, il semble plutôt maintenu debout et déplacé par elle. Sa brûlure ne l’éclaire pas, malgré tout l’aura de sa brûlure le tient en équilibre et l’incite à chaque instant à marcher. L’acteur de Cassavetes n’a pas en effet appris à marcher une fois pour toutes, l’acteur de Cassavetes semble apprendre à marcher à chaque pas, l’acteur de Cassavetes apprend à marcher à chaque souffle par le feu d’exaltation du sentiment. Et quand le feu du sentiment disparait, le personnage cassavetesien s’effondre, il s’effondre comme quelqu’un qui ne saurait plus marcher et plus encore comme quelqu’un qui n’aurait jamais su ni comment ni pourquoi un être humain doit se tenir debout. Pour Cassavetes, les hommes et les femmes ne tiennent pas debout naturellement, les hommes et les femmes tiennent debout par la force artificielle de l’amour.

 

 

 

Le squelette de Cassavetes apparait comme un squelette-cigarette. A chaque parole, à chaque geste, à chaque silence, Cassavetes fume son squelette comme une cigarette, comme une cigarette d’alcool. Et par chaque parole, chaque silence, chaque geste surgit ainsi l’incandescence d’une hallucination qui révèle l’allure de frénésie intacte de son corps. Chaque personnage de Cassavetes apparait ainsi comme une cigarette fumée en équilibre par le flux d’incendie de l’amour.

 

 

 

Cassavetes est le cinéaste de la nervosité vivace de l’amour, de la nervosité exacerbée de l’amour. Cassavetes ne regarde pas avec ses yeux, Cassavetes regarde avec ses nerfs, avec le vol en éclats de ses nerfs, avec le vol en éclats de fumée de ses nerfs. Cassavetes ne regarde pas la matière du monde, Cassavetes ne regarde pas la chair des hommes et des femmes. Ce que Cassavetes à la fois regarde et montre c’est le mouvement des nerfs des êtres humains à travers les mouvements des nerfs de la ville, à travers les mouvements des nerfs de la vie urbaine. Il n’y a pas un seul arbre dans le cinéma de Cassavetes. Le cinéma de Cassavetes se compose avant tout de mouvements de silhouettes, de visages et de béton, de silhouettes d’excitation, de visages d’émotion et de béton tombal.

 

 

 

Dans Husbands, pendant l’enterrement, P. Falk dit à Cassavetes. « C’est l’énervement et le mensonge qui font mourir les gens, voilà la vérité. » Cassavetes lui répond alors en criant  « Ne crois pas à la vérité ! » En effet pour Cassavetes, la vérité c’est la mort et à l’inverse c’est l’énervement et le mensonge qui révèlent le mouvement même la vie, le mouvement vital de l’amour.

 

 

 

Pour Cassavetes il n’y a qu’un seul mouvement vital, celui de l’énervement du mensonge, celui de l’excitation de l’illusion. Pour Cassavetes la théâtralisation frénétique (et parfois même furieuse) des sentiments n’est jamais une représentation qui abolirait le charme de la présence. Pour Cassavetes l’énervement du mensonge révèle au contraire l’intensité de la présence, c’est la vitesse féerique de la présence, la transe magique de la présence même.

 

 

 

 

 

(…)