Notes en Désordre à propos de Lautréamont 

 

 

 

 

Il y a une importance extrême du front et des cheveux dans l’œuvre de Lautréamont. Il y a d’abord une insistance flagrante du front. « L’égoïsme, caché dans les téguments de ton front, soulève lentement, comme un fantôme la draperie qui le recouvre. » « Je le vis incliner son front comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. » « Les éclaboussures de ma cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. » Et aussi une vision décisive des cheveux « Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour contester que je ne connais pas la qualité des cheveux ? » « Les cheveux …comme les lambeaux d’une voile déchirée. » « De longues pattes d’araignées circulent sur ma nuque ; ce ne sont autre chose que ses cheveux. » 

 

 

Obsession du front et des cheveux. Il y a par conséquent une importance extrême du scalpage dans l’œuvre de Lautréamont. « Peut-être que tu n’as pas de front (...) Qui donc t’as scalpé ? » Ainsi pour Lautréamont, le front frissonne. Le front frissonne à la fois de terreur et de lucidité. Le front frissonne de lucidité terrifiée comme de terreur lucide. Le front c’est enfin pour Lautréamont le lieu par excellence de l’inscription du nom, du nom illisible, à savoir du surnom, du post-nom impensable. « Lis, sur mon front, mon nom inscrit en signes hiéroglyphiques. » 

 

 

« Les bandes d’étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupe disciplinée obéissant avec précision a la voix d’un seul chef. (…) C’est à la voix de l’instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant dans tous les sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction certaine, parait avoir un mouvement général d’évolution sur elle-même (…) malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n’en fendent pas moins avec une vitesse rare, l’air ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. »

 

 

L’écriture de Lautréamont ressemble ainsi à un immense vol d’étourneaux. C’est comme si  Lautréamont apparaissait à chaque phrase apostrophé par un immense vol d’étourneaux, comme si Lautréamont apparaissait à la fois apostrophé et scalpé par un immense vol d’étourneaux, un immense vol hiéroglyphique d’étourneaux, un immense vol parabolique et énigmatique d’étourneaux. Et c’est ainsi comme si le front de Lautréamont semblait scalpé par le vol d’étourneaux de ses cheveux mêmes. 

 

 

« Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime. »

 

La rhétorique de Lautréamont a parfois aussi un aspect caramélisé. La rhétorique de Lautréamont fait tournoyer des vols d’étourneaux caramélisés, des vols d’étourneaux caramélisés et parfois même carbonisés à l’intérieur de l’âme. La rhétorique de Lautréamont révèle une étrange vitesse paralysée, une étrange alacrité sombrement engluée, le vol d’étourneaux d’une alacrité sombrement engluée.

 

 

 

Il y a aussi une valeur bizarre de la peau pour Lautréamont. Avoir une peau qui enveloppe le corps c’est pour Lautréamont un miracle absurde. « Et même si le hasard te permettait par un miracle absurde (…) de retrouver cette peau précieuse. » Miracle absurde de l’armure de fragilité de la peau, de la cuirasse de délicatesse de la peau. 

 

 

Il y a enfin une valeur subtile des paupières. « Il baissait en silence ses paupières de lys comme le flux et le reflux de la mer. » « Les paupières se recherchent comme deux amis. » Et l’importance encore des ventouses. « J’appliquai mes quatre cent ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles. » Ainsi c’est comme si pour Lautréamont les paupières apparaissaient semblables aux ventouses du rêve. Enfin chez Lautréamont la ventouse apparait souvent aussi en relation avec le ventre. « Ventouses… mon ventre de mercure contre ta poitrine d’aluminium. » Pour Lautréamont, la ventouse révèle ainsi la chimie du ventre, l’excitation chimique du ventre, la lascivité chimique du ventre. 

 

 

 

P. Sollers a superbement étudié à l’intérieur de son livre Fugues le problème de l’homosexualité de Dieu chez Lautréamont. En voici quelques extraits. « L’homosexualité est une vision du monde, révélée comme telle par Lautréamont. » « L’homosexualité est le secret de polichinelle de l’espèce humaine. (…) Loin d’être une transgression de la loi, l’homosexualité en est la réalisation complémentaire, celle que la loi ne cesse de désirer. » « Qu’est-ce que vient de faire Isidore Ducasse sous le pseudonyme du comte de Lautréamont ? Il vient de liquider le romantisme dans toutes ses dimensions - ce qui est un crime assurément mené de main de maitre avec quelques révélations sur le créateur dont la plus exceptionnelle n’est pas sa mort, mais le fait qu’il soit spécialement homosexuel. » 

 

 

Lautréamont révèle ainsi l’homosexualité de Dieu. Pour Lautréamont, Dieu est homosexuel et ceux qui croient en Dieu le sont inconsciemment aussi. Lautréamont révèle que Dieu en tant que parasite incessant du cerveau est ontologiquement homosexuel. Pour Lautréamont, croire en Dieu est alors identique à concevoir l’univers en tant qu’anus infini. « Oh si au lieu d’être un enfer, l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense… » Pour Lautréamont, croire en Dieu c’est remplacer l’enfer à travers l’anus infini de la pensée. 

 

 

L’attitude de Lautréamont envers l’homosexualité de Dieu et envers les homosexuels de Dieu hésite cependant sans cesse entre la haine et l’attrait. « O pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrait jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. (...) Votre prostitution, s’offrant au premier venu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la femme elle-même. » Pour Lautréamont, les homosexuels de Dieu développent la prostitution même de la pensée. Pour Lautréamont, croire en Dieu c’est prostituer l’anus de la pensée, c’est prostituer l’anus infini de la pensée. (vision de Lautréamont très comparable à celle d’Artaud) « Les religions sont le produit du doute. » Croire en Dieu ce serait alors prostituer le scepticisme de la pensée, le scepticisme anal de la pensée. 

 

 

Il est cependant à remarquer à ce propos que même si Lautréamont mentionne plus tard « Le créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste. », lors de la narration même de la scène, il ne dit pas que ce jeune homme est homosexuel, il indique plutôt en effet que ce jeune homme est au bordel pour y rencontrer des femmes. « Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments d’insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. » 

 

 

Il y a aussi une différence essentielle entre l’attitude de Dieu envers la prostituée et l’attitude de Dieu envers le jeune homme. En effet Dieu fornique de façon ignoble avec la prostituée sans cependant ni la supplicier ni la violer et à l’inverse Dieu supplicie le jeune homme sans avoir cependant de relations sexuelles avec lui. « Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un ; mais comme c’était une femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. » 

 

 

Il est donc à noter que Lautréamont n’écrit jamais que Dieu viole sexuellement le jeune homme. Le crime de Dieu envers le jeune homme n’est pas de le violer sexuellement, le crime de Dieu envers le jeune homme est de lui ôter intégralement la peau, le crime de Dieu envers le jeune homme est de le dépecer. Un cheveu de Dieu évoque la scène « Il y avait longtemps que je gisais sur le sol ; n’ayant pas la force de me relever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu’ils firent. (…) Ce que je sais, c’est qu’à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maitre les avaient détachés des épaules de l’adolescent. Celui-ci au bout de quelques heures, pendant lesquelles seul il avait lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorché des pieds jusqu’à la tête, trainant, à travers les dalles de la chambre, sa peau retournée. » 

 

 

Ce que ce supplice du dépeçage provoque ainsi c’est la proximité d’un cheveu de Dieu et de la peau perdue d’un adolescent. Et aussi surtout ces morceaux de peau alors parlent, et plus encore racontent, ces lambeaux de peau disposent d’une puissance de narration et qui sait même d’une puissance de chant. Il apparait en effet évident que ce jeune homme est très semblable à Ducasse-Lautréamont. « Il dit que ce jeune homme, broyé dans l’engrenage de mes supplices raffinés, aurait pu devenir une intelligence de génie ; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage… » Ce qui est aussi étonnant c’est qu’après avoir été ainsi supplicié le jeune homme garde sa peau arrachée, il porte paradoxalement cette peau comme un manteau, comme une parure presque. « Enfin il se dirigea vers le guichet, qui se fendit à moitié jusqu’au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d’épiderme, sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, (…) » Les Chants de Maldoror ce seraient d’abord ceux d’une peau arrachée, d’une peau transformée en manteau, d’une peau transmutée en manteau d’envol, d’une peau transmutée en parure d’envol. (Il y a aussi une relation sonore, une ressemblance phonétique entre le jeune homme et le narrateur. En effet de même que le jeune homme « trainait, à travers les dalles de la chambre, sa peau retournée » le narrateur dit « Je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers le dédale des rues. » Par le geste de raconter le supplice du dépeçage Lautréamont transmute ainsi les dalles de la chambre en dédale des rues. ) 

 

 

Une hypothèse encore. Le supplice du dépeçage c’est mythologiquement le supplice qui provoque l’invention même de la musique. « Quand Myron voulut représenter le dieu de la musique, il sculpta Marsyas, ligoté au tronc d’un arbre, en train d’être écorché vif. » P. Quignard. Par ce supplice du dépeçage Dieu apprendrait alors au jeune homme à devenir musicien. Lautréamont écrit aussi que le jeune homme était « littéralement écorché des pieds jusqu’à la tête. » Ce que Lautréamont essaie ainsi de montrer ce serait l’invention d’une musique de la lettre, c’est à dire l’invention de la phrase, de la phrase comme composition de lettres, comme composition musicale de lettres, comme composition à la fois mélodique et rythmique de lettres. 

 

 

Pendant le récit de cette scène Lautréamont pose aussi implicitement cette question : à quoi pensent les cheveux, à quoi pensent les cheveux de Dieu ? Dans cette scène du cheveu de Dieu au bordel-couvent, il est aussi remarquable que ce qui provoque la chute du cheveu de Dieu, c’est la jouissance sexuelle. « Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je m’aperçus que ma racine s’affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle. » 

 

 

Ce que Lautréamont ainsi écrit c’est le dialogue de Dieu avec un de ses cheveux, c’est comment Dieu parle avec un de ses cheveux. Et ce que Dieu dit alors à son cheveu c’est avant tout de se taire, c’est de ne pas parler. Le dialogue de Dieu et de son cheveu c’est essentiellement une façon de lui ordonner de ne pas parler « Tais-toi… Tais-toi… Si quelqu’un t’entendait ! Je te replacerai parmi les autres cheveux, mais laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas. » (Il est alors à noter que ce cheveu de Dieu n’est pas définitivement perdu, Dieu lui promet en effet de le « replacer parmi les autres cheveux » à condition cependant qu’il ne parle pas.) Cette promesse de Dieu énoncée à la première personne du singulier « Je te replacerai parmi les autres cheveux » est ensuite reprise et accomplie, après le sermon moralisateur de Satan, par le narrateur même à la troisième personne du singulier. « Tais-toi… Tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et maintenant que le soleil est couché à l’horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux, vers l’éloignement du lupanar, (…) » Enfin c’est lorsque cette promesse de Dieu a été reprise par le narrateur des Chants que le pou intervient. « Alors le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit en hérissant ses griffes : « Que penses-tu de cela ? Mais moi, je ne voulus pas lui répliquer. » Ainsi pour Lautréamont ce qui pose la question de la pensée c’est le pou. Pour Lautréamont, le pou pose la question de la pensée à propos du dialogue entre Dieu et son cheveu, à propos du dialogue interdit entre Dieu et son cheveu, entre Dieu et son cheveu sexuel, entre Dieu et son cheveu de jouissance sexuelle, entre Dieu et son cheveu perdu de jouissance sexuelle. 

 

 

 

« Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proies à des douleurs terribles. » « O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées… »

 

Il est à noter que la strophe à propos du pou et la strophe à propos des mathématiques sont contiguës. Ainsi pour Lautréamont les chiffres seraient semblables à des poux. Les chiffres seraient semblables à de minuscules insectes qui dévorent l’espèce humaine, qui dévorent algébriquement l’espèce humaine. 

 

 

« Un emblème d’or qui représente les parties de l’homme et de la femme comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les mains de ceux qui s’en servent. »

 

Lautréamont a une intuition extrêmement intense de l’aspect inquiétant de la sexualité. Pour Lautréamont, la sexualité se tient en effet au point de rencontre entre des forces qui ne sont pas sexuelles, à savoir la croyance en Dieu, le crime et les pulsions animales. Par la sexualité ces différentes forces se mélangent de façon imprévisible, ces différentes forces se précipitent ainsi d’une manière étrange les unes à l’intérieur des autres en un mélange insensé comme par catalyse. Ainsi celui qui fait l’amour ne sait jamais s’il fait l’amour avec un pou ou un Dieu. « J’arrache un pou femelle aux cheveux de l’humanité, on m’a vu me coucher avec pendant trois nuits consécutives. » Celui qui fait l’amour ne sait jamais s’il fait l’amour avec un pou qu’il tue ou un pou qui le tue, un Dieu qu’il tue ou un Dieu qui le tue ou même encore avec un pou qui serait aussi un Dieu, un Dieu-pou qu’il tue, ou un Dieu-pou qui le tue, un Dieu-pou qu’il mange ou un Dieu-pou qui le mange. 

 

 

 

« Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux ! Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux ! » Ce qui apparait alors admirable c’est l’oscillation entre le il et le tu à l’intérieur même de la répétition de la phrase, oscillation entre le il et le tu qui était déjà celle de l’adresse de la parole au cheveu. L’idiotie de la mort ce serait ainsi cette façon de confondre le il et le tu sans jamais adresser la parole au ça ou au je. 

 

 

« Quoi que l’insomnie entraine, vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès. » Il y a ainsi chez Lautréamont une manière de sentir la force musculaire comme une impulsion végétale. Lautréamont a l’intuition que le corps humain grandit malgré tout parfois à la manière d’un arbre, que le corps humain pulse parfois comme un arbre, même si à l’inverse de l’arbre le corps humain n’apparait pas enraciné à la terre et qu’il surgit plutôt comme enraciné à son errance, enraciné à l’errance même de son désespoir. En effet ces muscles de cyprès ce sont ceux du désespoir. 

 

 

« Trouvé comme une pierre au milieu du chemin. » « Vois… la montagne n’est plus joyeuse… elle reste isolée comme un vieillard. »  

 

Il y a une solitude minérale, une solitude de la pierre à l’intérieur de la poésie de Lautréamont. « Nu comme une pierre, il s’est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui a enlevé la robe pour commettre un attentat à la pudeur … à la clarté du soleil ! » Cette pierre c’est aussi celle qui parvient à briser le miroir de l’oubli, le narcissisme de l’amnésie. « Puisque je fais semblant d’ignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire, c’est de briser cette glace, en éclats, à l’aide d’une pierre. » Ecrire pour Lautréamont c’est ainsi détruire par miracle, par miracle médusant le regard de l’amnésie. 

 

 

« Ecoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme, souverainement méprisable ; et qui ne comprenez  pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter la planète par des êtres singuliers et microscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matière ressemble à du corail vermeil. »

 

La raillerie de Lautréamont révèle alors le corail de l’humanité. La raillerie de Lautréamont serait ainsi une sorte de coraillerie. La raillerie de Lautréamont révèle une sorte de naufrage mathématique de l’humanité, de ruine aquatique de l’espèce humaine. « Fossoyeur ; il est beau de contempler les ruines des cités mais il est plus beau de contempler les ruines des humains. » La raillerie de Lautréamont révèle ainsi la ruine corallienne de l’homme, l’humanité en tant qu’écueil, écueil de corail, autrement dit ce qui se situe au point de rencontre de la terre et de l’océan et qui sait même lieu de bataille de la terre et de l’océan. « L’homme ne peut bien vivre et en sécurité qu’en supposant fini, le combat vivant de la terre et de l’eau… » Deleuze, L’Ile Déserte. Ainsi le rire de Lautréamont révèle que l’homme n’est rien d’autre que l’écueil de son amnésie, l’écueil de corail de son amnésie. « J’ai nagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels. » « Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs… plongé dans le passé il ressemblait à un écueil. »  

 

 

Lautréamont n’est pas un ironiste. Lautréamont sait que l’ironie n’est qu’un divertissement funèbre de l’orgueil. « Je méprise et j’exècre l’orgueil, et les voluptés infâmes d’une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée. » Il est à ce propos à noter que ce que le rire abolit c’est la tranquillité du front, c’est la solennité du front, c’est la tranquillité solennelle du front. « Oh avilissement exécrable ! Comme on ressemble une chèvre quand on rit ! Le calme du front a disparu... » 

 

 

 

« Ni moi, ni les quatre pattes-nageoires de l’ours marin de l’océan Boréal n’avons pu trouver le problème de la vie. » « Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. »

 

Pour Lautréamont, la vie n’est pas le problème important de l’écriture. Le problème de l’écriture c’est plutôt de savoir comment se métamorphoser, de savoir comment se métamorphoser afin d’esquiver la pensée de Dieu. Pour Lautréamont, le problème important de l’écriture c’est de parvenir à transformer la raison cadavérique de Dieu en force vivace de l’imagination. 

 

 

« Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine de naitre. »

 

Et c’est en effet ainsi que Lautréamont écrit. Lautréamont écrit par ellipses éléphantesques,  par désinvolture pachydermique. « Trois étoiles au lieu d’une signature, (…) et une tache de sang au bas de la page ! » Lautréamont écrit ainsi à la fois avec des ellipses d’éléphants et des ellipses d’étoiles. Lautréamont écrit par ellipses d’éléphants stellaires, par ellipses de comètes mammouthéennes. « Le sang monte quelque fois à la tête quand on s’applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race d’esprits. » 

 

 

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont essaie ainsi de transformer son nom en titre. Lautréamont révèle la connivence de son prénom, de son nom et de son pseudonyme comme poulpe, comme titre-poulpe. Le peuple des hommes en effet n’intéresse pas Lautréamont, ce qui le passionne plutôt c’est le poulpe de l’océan. « O poulpe, au regard de soie ! toi le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commande à un sérail de quatre cent ventouses… » 

 

 

Pour mémoire aussi cette phrase de A. Jarry à propos de Lautréamont. « Si Lautréamont a vécu l’être, la faute en est au son géant de l’os de la baleine percuté, qui dit : je suis seul roi. Car les vertèbres ont leur vie, leur aspect et leur pensée. J’ai moi aussi le premier vécu l’être. Et cela est écrit sur la grande feuille de la tigelle arborescente. »  

 

 

« La houle de l’émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. »

 

Ainsi pour Lautréamont, la lucidité de l’amour provoque le tournoiement des baleines. Le cyclone de lucidité de l’amour provoque le tournoiement de sidération des baleines. Le cyclone de lucidité de l’amour provoque le tournoiement de miracle de baleines, le tournoiement de sidération miraculeuse des baleines. 

 

 

 

« Les sentiments ne connaissent pas l’ordre de leur marche. L’analyse des sentiments apprend à le faire connaitre, augmente la vigueur des sentiments. »

 

La lucidité de Lautréamont apparait ainsi comme une manière de mettre en ordre les sentiments, une manière de composer les sentiments avec précision. La rhétorique de lucidité de Lautréamont accomplit ainsi l’alliance prodigieuse de la pensée et du sentiment. « La raison, le sentiment se conseillent, se suppléent. Quiconque ne connait qu’un des deux, en renonçant à l’autre, se prive de la totalité des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. » 

 

 

La lucidité de Lautréamont, c’est précisément de donner forme aux sentiments par la révélation de l’inexistence du mal. En effet pour Lautréamont, la lucidité c’est « l’expression de ce bonheur qui résulte, à un moment donné, de savoir se retenir, au milieu des passions bonnes ou mauvaises. Elle emploie son calme à fondre la description de ces passions dans un principe qui circule à travers les pages : la non-existence du mal. » Lautréamont sait ainsi que les sentiments ont une forme uniquement pour ceux qui sentent que le mal n’existe pas. A l’inverse pour ceux qui croient que le mal existe, les sentiments restent informes. 

 

 

« Le travail détruit l’abus des sentiments. »

 

La lucidité de Lautréamont ne cherche pas à détruire les sentiments. La lucidité de Lautréamont essaie plutôt de détruire la passion à savoir l’expression informe des sentiments. La lucidité de Lautréamont cherche à détruire la vulgarité de la passion, la vulgarité informe de la passion. 

 

 

« L’amour, qu’il ne faut pas classer parmi les passions. »

 

Lautréamont sait ainsi que l’amour n’est pas une passion. Lautréamont sait que l’amour apparait comme un sentiment précis et qui sait même comme le seul sentiment précis. 

 

 

« Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans la balance humaine. »

 

L’écriture de Lautréamont invente ainsi une forme de bonheur scandé, une forme de bonheur rythmé par une volonté d’ascèse, une forme de bonheur rythmé par un sourire d’ascèse, par la volonté d’un sourire d’ascèse. L’écriture de Lautréamont invente une forme de bonheur rythmé par la volonté d’une ascèse animale, par la volonté d’un sourire d’ascèse animale.