Nuit Prodigieuse de Francis Ponge. 

 

 

 

Le monde de Ponge apparait comme un monde de choses particulières, un monde paradoxal de choses sans relation les unes aux autres, un monde paradoxal de choses contingentes comme absolues. Pour Ponge chaque chose apparait paradoxalement comme l’unique forme du monde, l’unique forme du monde à l’instant où la chair envisage cette chose, l’unique forme du monde à l’instant où la chair apparait en présence de cette chose. Le monde de Ponge est sans transcendance malgré tout ce monde apparait comme une immanence de formes absolues. C’est pourquoi le paganisme de Ponge est singulier. Pour Ponge chaque chose n’est pas un dieu. Pour Ponge la particularité de chaque chose apparait plutôt comme la forme du monde, comme l’intégralité même du monde, comme la forme intégrale du monde. 

« Il faut d’abord que j’avoue une tentation absolument charmante, longue, caractéristique, irrésistible pour mon esprit.

C’est de donner au monde, à l’ensemble de choses que je vois ou que je conçois pour la vue, non pas comme le font la plupart des philosophes et comme il est sans doute raisonnable la forme d’une grande sphère, d’une grande perle, molle et nébuleuse, comme brumeuse, ou au contraire cristalline et limpide (…)

Mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (et non pas seulement la forme mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs, de parfums) (…) » (La Forme du Monde)

 

(L’adjectif particulier revient très souvent dans les phrases de Ponge. Ponge serait le poète du particulier. Le poète de la particularité de chaque chose et aussi de la particularité de la matière, le poète des particules de la matière (les particules atomiques telles que les a décrites Lucrèce). Ponge serait le poète des particules de la matière à la recherche d’une forme exacte de monde.)

 

Ainsi c’est précisément parce que Ponge approche chaque chose une par une et seule à seule que cette approche du monde n’est pas phénoménologique. Pour Ponge, les choses ne se détachent pas d’un horizon, elles apparaissent plutôt comme des planètes en deçà de toute possibilité d’horizon. Ponge considère chaque chose c’est à dire qu’il contemple chaque chose comme une planète, une étoile, une planète de nuit.

 

Pour Ponge, le monde apparait comme une constellation de choses sans aucun rapport les unes avec les autres si ce n’est un ciel nocturne, si ce n’est une nuit de ciel. Pour Ponge, les choses ne sont jamais en situation. Pour Ponge, les choses apparaissent en abime, les choses apparaissent en abime de ciel nocturne.

 

« N’est-il pas étrangement caractéristique de l’homme qu’il ne se soit pas intéressé encore à inventer la lampe (ou anti lampe) capable de plonger dans l’obscurité quelque espace : par exemple celui seulement de son jardin. Ainsi pas d’autre nuit que la nuit naturelle. » 

La poésie pour Ponge serait sans doute cette anti-lampe à créer artificiellement de la nuit, cette anti-lampe qui transforme chaque chose en forme de nuit, en apparition particulière de nuit, cette anti-lampe à provoquer l’apparition de chaque chose comme planète de nuit et à multiplier ces planètes de nuit des choses à volonté.

 

Chaque chose apparait pour Ponge comme un soleil, un soleil qui révèle non pas la vitesse de la lumière, un soleil qui montre plutôt l’extrême jubilation de lenteur de la matière. Pour Ponge, chaque chose apparait comme un soleil de lenteur, un soleil d’obscène lenteur.

 

Pour Ponge, la clarté c’est l’excès précis de l’obscur, c’est l’exaltation précise de l’obscur, la jubilation précise de l’obscur. C’est comme si pour Ponge, la chose avait l’audace d’éclairer la lumière elle-même, comme si l’apparition de la chose avait la force de provoquer l’apparition même de la lumière. La jubilation désinvolte de l’écriture de Ponge essaie ainsi de regarder la nuit dans les yeux. La monstruosité de l’écriture de Ponge essaie d’envisager la nuit, d’envisager la nuit comme chose, d’envisager la nuit comme chose d’extase.

 

« Mais ce n’est pas pour si peu, pour la ruine de sa forme (…), qu’on l’en fera démordre : ses morceaux brillent, ils brillent de plus belle. » (L’Anthracite) 

Pour Ponge, l’éclat de la nuit c’est la ruine même de sa forme. Il y a chez Ponge cette intuition selon laquelle ce qui éclaire ce n’est pas la forme, c’est plutôt la décomposition même de la forme, la désintégration même de la forme. La clarté nocturne apparait ainsi provoquée par la décomposition matérielle de la forme.

 

 

« Tout a lieu en lieu obscène. »

Pour Ponge tout a ainsi lieu en lieu obscène parce que chaque chose apparait seule, parce que chaque chose a lieu seule, parce que chaque chose apparait comme un absolu, comme une présence absolue. Pour Ponge, chaque chose apparait seule au monde, chaque chose apparait seule comme monde. 

 

L’écriture de Ponge affirme une mystique de l’immanence, une mystique de l’immanence obscène. L’écriture de Ponge déclare : ainsi soit l’innocence obscène de l’immanence.

 

Pour Ponge, contempler le monde avec précision, avec l’audace éhontée de la précision, c’est sentir ainsi l’apparition du monde comme miracle obscène de la nécessité, comme miracle de ravissement obscène de la nécessité.

 

L’écriture de Ponge est celle d’un matérialisme abstrait. Le monde de Ponge apparait ainsi obscène par abstraction. Paradoxalement l’abstraction de l’écriture de Ponge est si flagrante qu’elle en devient le plus souvent invisible. L’abstraction de l’écriture de Ponge est de ne jamais contempler plusieurs choses à la fois. Contempler pour Ponge c’est contempler une chose, une chose unique, Contempler pour Ponge c’est contempler une seule chose, c’est contempler la solitude de la chose, c’est contempler la chose comme monde, la solitude de la chose comme monde.

 

Pour Ponge, la chose n’est jamais un objet autrement dit « un moyen de se parler d’homme à homme. » Pour Ponge, la chose apparait plutôt comme un monde immédiat, un monde immédiat de taire, le monde immédiat de taire d’obscénité à obscénité, d’obscénité inhumaine à obscénité inhumaine. Pour Ponge l’obscénité de la chose apparait toujours antérieure à la pensée d’être homme. Pour Ponge l’obscénité d’apparaitre comme une chose existe toujours de manière antérieure à la pensée d’être un homme.

 

Pour Ponge, l’âme n’existe qu’à l’instant où elle apparait affectée par une chose. Et surtout pour Ponge, l’âme apparait comme une chose, l’âme survient à l’instant où la chair a la sensation de son existence comme chose, chose à la fois déclarée et imaginée par l’extase obscène de la matière, par l’extase obscène des formes de la matière.

 

Pour Ponge, la chose apparait comme le destin de l’homme. Pour Ponge, l’homme apparait ainsi destiné par le silence des choses.

 

 

L’œuvre de Ponge n’est pas une leçon de choses, c’est plutôt un essai de choses. Ce que Montaigne a accompli avec la conscience, avec la subjectivité humaine, Ponge préfère le jouer avec les choses, préfère le jouer avec le monde du dehors. L’œuvre de Ponge donne ainsi à sentir une tentative comme une tentation de monde.

 

Ponge savoure l’approche. Ponge approche les choses comme il approche le langage. Ponge jouit de l’illimité de l’approche, de la démesure de l’approche. Pour Ponge, saisir (ou croire saisir) définitivement la chose par un terme prétendument parfait, c’est perdre l’intensité même de cette chose.

 

« Parti-pris des choses ». Étrange formule. En effet par ce geste la chair prend la chose comme la chair apparait prise par la chose. Par ce geste la chair se tient en équilibre par l’emprise même des choses. Ponge cherche ainsi à apparaitre abandonné à l’obscénité de la joie par l’emprise même des choses.

 

Prendre-parti pour les choses c’est aussi selon Ponge les prendre à partie, les combattre afin de les mettre en pièces, les Pièces du poème même. Pour Ponge, l’étreinte avec les choses flirte ainsi parfois avec l’empoignade violente. Pour Ponge la seule manière d’apparaitre donné à la jubilation d’exister c’est d’apparaitre partagé, déchiré, extasié par le surgissement inhumain des choses.

 

Si Ponge donne parfois des coups à la matière, c’est aussi afin de faire somptueusement résonner cette matière. Chaque chose apparait pour Ponge comme une cloche, la cloche de l’immanence, la cloche d’une immanence qui exclame avec une violente clarté son apparition. Pour Ponge écrire c’est le geste de faire sonner la matière du monde, c’est le geste de faire sonner le monde comme la cloche formée par l’alliage des 4 éléments et des 3 règnes.

 

 

Ponge est l’écrivain le plus résolument non-cartésien qui soit. La formule de Descartes « Je pense donc je suis. » n’a pour lui aucune valeur. La pensée, le donc, l’être, autant de termes qui l’indiffèrent. Ponge affirme plutôt « Ça existe comme je sens. »

 

Pour Ponge, la question de l’être est une question insignifiante. Pour Ponge il n’y a que des façons d’apparaitre, des manières d’apparaitre. Pour Ponge ce qui existe ce sont les manières d’apparaitre des choses qui par ces manières d’apparaitre répondent à chaque instant en dehors de toute question. A l’inverse de Valery qui pensait que « Nous avons plus d’esprit que nous avons d’être. » Ponge préfère montrer que nous avons autant de sensations que nous avons de formes d’apparaitre.

 

« Les idées ne sont pas mon fort. J’ai toujours été déçu par elles. Les opinions les mieux fondées, les systèmes philosophiques les plus harmonieux (les mieux constitués) m’out toujours apparu  absolument fragiles, causé un certain écœurement, vague à l’âme, un sentiment pénible d’inconsistance. »  Méthodes. 

Pour Ponge, il est insuffisant de penser, il est inutile de penser. Pour Ponge la pensée n’est qu’une fatigue de la sensation. Pour Ponge la pensée c’est ce qui n’a pas assez de force pour devenir une sensation. Pour Ponge, la pensée n’est jamais une puissance. Pour Ponge, la pensée n’intensifie pas la force d’apparaitre, la force d’exister, la pensée au contraire amoindrit la force d’exister. La pensée n’est qu’une fatigue de l’apparaitre, une fatigue de la matière, une fatigue de l’apparaitre de la matière. C’est pourquoi Ponge affirme la nécessité de sentir, la nécessité de sentir et de répéter à chaque instant la sensation.

 

« L’œuvre d’art étant l’objet d’origine humaine où se détruisent les idées. » 

 L’œuvre d’art affirme ainsi le geste de détruire la pensée par la sensation. L’œuvre d’art offre le lieu où la pensée tombe avec précision à l’intérieur de l’abime de la sensation.

 

« Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement, il regarde au plus près (…) C’est simple, c’est ce qu’il y a de plus simple ; on porte son regard  a la marche immédiate  ou au pilier, à la balustrade, ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. Cela c’est honnête, cela c’est sincère, c’est vrai.  L’homme qui vit ce moment-là, il ne fera pas  de philosophie de la chute ou du désespoir. Si son trouble est authentique, ou bien il tombe dans le trou, comme Kafka, comme Nietzsche, comme d’autres ou bien plutôt il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela, il porte son regard au plus près. Le parti-pris des choses, c’est aussi cela (…) On regarde très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste. Maintenant il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne aussi un précipice. » 

Pour Ponge l’esprit n’est qu’un simulacre d’abime c’est pourquoi c’est un abime ridicule.

Pour Ponge, la pensée n’est rien d’autre que ce qui prétend se substituer à la chute. La pensée c’est le ridicule d’une chute au second degré. La pensée c’est la réflexivité de la chute afin d’éviter la chute immédiate, afin de ne pas sentir l’immédiateté matérielle de la chute.

Au simulacre d’abime de l’esprit, Ponge préfère l’abime de la matière. Plutôt que de faire semblant de tomber dans le précipice supposé de l’esprit, Ponge préfère tomber dans l’abime de chaque chose, dans l’abime d’unicité de chaque chose. Ponge tombe ainsi dans l’abime de chaque chose et il répète à chaque instant cette chute, et il exulte ainsi de répéter cette chute à l’intérieur d’un abime malgré tout à chaque fois différent. La répétition de la chute apparait ainsi pour Ponge comme la forme même de la jubilation.

 

Contre « l’ébriété intellectuelle », Ponge affirme la jubilation de la sensation, la jubilation de calme de la sensation c’est-à-dire la jubilation de terreur de boire la nécessité d’un verre d’eau, la jubilation de terreur de boire l’abime de nécessité d’un verre d’eau.

 

Le monde de Ponge apparait comme un monde debout. (Pour Ponge, le pré lui-même apparait vertical. « La verticalité du pré me ressuscite ». Pour Ponge, l’horizontalité ressemble ainsi à une prolifération de lignes verticales qui restent cependant invisibles par excès de visibilité même.) Ainsi pour Ponge, si l’homme ne tombe pas, ce n’est pas en vertu d’un équilibre originel, c’est plutôt parce qu’à chaque instant son existence s’appuie sur comme se repose par la sensation à la fois miraculeuse et inexorable de la matière du monde. Pour Ponge le miracle ce n’est jamais l’esprit, l’esprit de l’homme. Pour Ponge, le miracle c’est la matière, la matière du monde. Pour Ponge le miracle c’est que la matière du monde soutienne à chaque instant l’esprit de l’homme afin qu’il parvienne à tenir en équilibre malgré sa stupidité, sa débilité essentielle. « Or la vénération  de la matière : quoi de plus digne de l’esprit ? Tandis que l’esprit vénérant l’esprit… voit-on cela ? -On ne le voit que trop. ».

 

 

Pour Ponge les plantes, les animaux et les choses apparaissent sentis à la fois à proximité comme au loin, ils apparaissent  fabuleusement, mythologiquement, miraculeusement sentis à proximité comme au loin de la chair même. Ponge a la sensation symbolique des choses au dehors sans jamais les concevoir. Concevoir une chose c’est pour Ponge ne pas vouloir la sentir, c’est décider de l’ignorer en la changeant en objet, en objet de pensée. Changer une chose en objet à travers le concept ce serait pour Ponge une trahison et peut-être même un crime. Ainsi pour Ponge donner une forme symbolique à une chose, s’amuser avec cette chose, s’amuser avec la forme symbolique de cette chose, c’est quelque chose comme acquiescer à la déclaration éthique « Tu ne tueras pas. » En effet, pour Ponge, la déclaration éthique ne vient pas du visage de l’homme (ainsi que le pense Levinas) elle apparait plutôt provoquée par la forme jouée comme jouie de la chose, par la forme de jubilation symbolique de chaque chose.

 

Ponge ne cherche pas à décrire un univers à visage humain. Ponge essaie plutôt d’écrire des choses à visage de monde, des choses jouies à visage de monde comme un monde joui à visage de chose. Par l’écriture, Ponge jouit de disparaitre à l’intérieur d’un visage de chose.

 

L’écriture de Ponge essaie d’apparaitre face à face, face comme face au visage de la chose  afin de détruire la croyance (idiote) au visage humain. (« Comme on détesterait moins les hommes s’ils ne portaient pas tous figures. » H. Michaux.) Ponge chercherait ainsi à inventer un homme à visage de chose, un homme à figure de chose. Ponge essaie d’inventer un homme à visage d’abricot, un homme à visage d‘arbre ou un homme à visage de lézard.

 

« Qui s’est abaissé devant une fourmi n’a plus à s’abaisser devant un lion. » H. Michaux 

Ponge serait celui qui parce qu’il parvient à s’abaisser devant la boue n’a plus à s’abaisser devant lui-même, n’a plus à s’abaisser devant un homme, n’a plus à s’abaisser devant lui-même en tant qu’homme. Ainsi quand Ponge s’abaisse devant la boue c’est aussi paradoxalement par orgueil de ne pas s’abaisser devant l’espèce humaine.

 

Ce qui plait à Ponge c’est aussi le détachement des choses envers elles-mêmes, c’est la forme de leur jouissance détachée d’elle-même ; détachement, jouissance détachée que l’homme ne fait que simuler à travers sa pensée et qui s’accomplirait malgré tout s’il parvenait à sentir son existence comme une chose.

 

 

« Toute l’inquiétude et l’émerveillement du monde qui avaient été fixés sur l’infiniment grand s’étaient maintenant tournés vers l’infiniment petit … La foi chrétienne commença de biens des façons par être une religion des petites choses. » Chesterton 

Ponge ne sacrifie pas l’infiniment grand pour l’infiniment petit. Ponge préfère jouir de la forme illimitée du monde à l’intérieur de chaque chose particulière. Ponge ne place pas l’infini dans l’infime. Ponge donne plutôt forme de cosmos à l’apparaitre de chaque chose, à l’humble apparaitre de chaque chose.

 

« Les dogmes obscurs de la vitalité s’expriment mieux si vous dites le monde petit que si vous dites le monde grand… c’est un excellent exercice que de regarder aux heures vides ou laides du jour, n’importe quoi : le seau à charbon ou la bibliothèque et de songer à notre bonheur si nous les avions sauvés du naufrage… Mais il est un meilleur exercice encore : nous rappeler que tout ce qui existe a échappé d’un cheveu à une catastrophe : tout a été sauvé du naufrage. » Chesterton 

Ponge n’a pas besoin de supposer que les choses ont été sauvées d’un naufrage pour les aimer. Pour Ponge les choses ne sont jamais sauvées, les choses ne sont jamais sauvées du naufrage, sauvées du naufrage par l’homme. Pour Ponge ce sont à l’inverse les choses qui sauvent, ce sont les choses qui sauvent du naufrage d’être homme. Pour Ponge, les choses nous sauvent précisément de la possibilité purement spirituelle d’être homme, de la possibilité purement spirituelle d’une condition humaine pathétique ou dramatique. Les choses sauvent de la pensée possible d’un naufrage, C’est pourquoi aussi pour Ponge la seule catastrophe qui soit est une « catastrophe d’eau fraiche » celle qu’il se plait à évoquer dans Le Savon.

 

 

Il y a une très grande ambivalence du pur et de l’impur dans la poésie de Ponge. Pour Ponge, la seule manière d’atteindre à une forme de pureté serait paradoxalement d’épuiser l’impureté, d’épuiser l’impureté à la fois par son travail et par son plaisir, par le travail du plaisir comme le plaisir du travail. Pour Ponge, la seule pureté qui soit c’est celle du propre purin. « Il ne s’agit pas de nettoyer les écuries d’Augias, mais de les peindre à fresque au moyen de leur propre purin. » Pour Ponge il n’y a de pureté que du purin, autrement dit que de l’impureté à la fois déposée et réappropriée. Pour Ponge, la seule pureté serait de parvenir à prendre sur soi l’impureté, de parvenir à s’imprégner  joyeusement, heureusement de l’impureté même de la parole. En cela l’écriture de Ponge fonctionne en effet comme une éponge ou un savon. 

 

Pour Ponge, l’ignominie c’est d’ignorer la saleté, c’est d’ignorer son impureté, c’est de laisser croire qu’on est pur en ignorant la saleté. A l’inverse la noblesse c’est de savoir la saleté, à la fois la saleté du langage et l’impureté du corps et cela sans cependant s’y soumettre, sans cependant y croire. Pour Ponge, le refus de connaitre la saleté est plus abject encore que la saleté même. Pour Ponge, la plus ignoble des abjections est le refus de connaitre l’abjection. L’éthique de Ponge contredit ainsi celle de Char « Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. » C’est pourquoi il apparait pour Ponge nécessaire de sentir de manière innocente son existence impure afin de ne pas céder à l’abjection plus répugnante encore de se croire un dieu, un dieu pur.

 

« Dirons-nous qu’il (le savon) mène une existence dissolue ?  Sans doute… Mais cela peut être compris, aussi bien, comme une sorte de dignité particulière. » 

Pour Ponge, il y a une valeur éthique du plaisir. Pour Ponge le plaisir nous honore. Pour Ponge l’excitation même du plaisir nous lave et nous honore. Pour Ponge ce qui lave l’homme, ce n’est pas la pureté de l’eau, ce n’est pas la pureté de la pensée (la prière), ce n’est pas la pureté de la mort (le suicide). « C’est que l’homme, en effet, ne peut se décrasser à l’eau simple, serait-ce sous des torrents à s’y noyer, ni au vent frais, si parfumé soit-il, ni par le silence, ni par la prière (…), ni par le suicide en a la plus noire source (…) il y faut -et il suffit, mais il faut- dans la main (…)  un petit morceau de savon. » Pour Ponge, ce qui lave l’homme, c’est l’ascèse comme la lascivité du savon, c’est l’ascèse de lascivité du savon. Pour Ponge ce qui lave l’homme, c’est l’association de sagesse et de dévergondage, d’austérité et de dissolution, de rigueur et de volubilité du savon. Pour Ponge ce qui lave l’homme, c’est aussi l’indécence même de ses outils, c’est le devoir d’indécence de ses outils. « Le savon est fait pour l’homme, il ne l’oublie pas ; n’oublie aucunement son devoir. » 

 

Dans le Savon, Ponge insiste sur l’alliance de retenue et de suavité, de retenue ascétique et de suavité dissolue du savon. « D’abord, une réserve, une tenue, une patience sur sa soucoupe aussi parfaites que celle du galet. » « Le savon fait preuve d’abord d’une retenue parfaite, quoique plus discrètement parfumée, puis, dès qu’on s’occupe de lui, alors je ne dirais pas quel feu, bien entendu, mais quel élan magnifique ! Quel enthousiasme extrême dans le don de soi ! Quelle générosité ! Quelle volubilité, presque inépuisable, inimaginable ! » « Il revient à son ovale austère à la fois austère et avenant. ». Cette attitude du savon c’est précisément celle que Ponge essaie d’affirmer à l’intérieur de ses textes. Ponge a la volonté d’affirmer la patience du plaisir, la patience tranquille du plaisir, la patience tranquille de l’exaltation. Ponge a la volonté d’affirmer l’ascèse du plaisir, l’ascèse avenante du plaisir, ascèse avenante du plaisir qui apparait comme le visage de la chose. (« Il est à chaque instant, -en son silence même- capable de paroles et comme un visage sur le point de parler. » imminence de parole du visage de la chose semblable à un sourire de volupté. Ainsi la posture du savon apparait comme celle d’un maintien à l’intérieur même de l’ouverture, d’une tenue à l’intérieur même de l’abandon, comme l’alliance (ou plutôt la bague d’infidélité) entre la retenue et la dissolution, d’où d’ailleurs la forme littéralement insaisissable du savon.

 

L’écriture de Ponge oscille ainsi sans cesse entre le puritanisme et la jouissance. Le puritanisme de Ponge n’est pas de nier la jouissance. Le puritanisme de Ponge serait plutôt de prétendre que la jouissance purifie.

 

 

La poésie de Ponge serait une poésie de la considération, une poésie de la considération érotique, de la considération paradoxalement érotique, une poésie de la considération du plaisir.

 

Il n’y a pas de fusion cosmique dans l’écriture de Ponge. Le mot cosmos est d’ailleurs assez rare chez Ponge. Dans Méthodes, Ponge utilise la formule « S’aboucher au cosmos ». Malgré tout à l’instant où Ponge embrasse la chose sur la bouche, la chose apparait avec une obscénité ravissante sans que ce baiser ne suscite la moindre fusion avec cette chose. Pour Ponge, le baiser a plutôt la forme d’un abime lucide, d’un abime de lucidité et cela parce que Ponge enlace paradoxalement le monde par une prolifération de métaphores dissociées.

 

« La meilleure façon de présenter l’eau est de la montrer dans un verre. On l’y voit sous toutes ses faces (…) On tient là, dans la main, une quantité à proprement parler « considérable » en tout cas suffisante. » 

« Une description parfaite, c’est une façon de serrer les dents, c’est une façon de ne pas crier. » 

Ponge embrasse ainsi le cosmos sur la bouche en serrant les dents. Étrange baiser. Baiser de la considération. S’aboucher au cosmos les dents serrées c’est la forme même du baiser adressé au verre d’eau. S’aboucher au cosmos les dents serrées c’est le geste d’embrasser l’extrême fraicheur translucide du verre d’eau.

 

Ponge boit ainsi chaque matin l’abime du monde comme un verre d’eau. Ponge boit chaque matin l’abime du monde afin de provoquer à chaque fois la forme son éveil, afin de provoquer la lucidité de son étonnement. Ponge boit le verre d’eau comme il considère l’abime du monde.

 

Ce que Ponge cherche à l’intérieur du verre d’eau (et ainsi peut-être à l’intérieur de chaque chose), c’est une pulsion d’exister qui ne soit pas strictement sexuelle sans être cependant asexuée, c’est à dire une pulsion d’exister qui soit presque sexuelle, à savoir ce que Ponge appelle « le quatrième genre ». « Le verre d’eau n’est ni masculin, ni féminin (…) il n’est pas neutre non plus. Faudrait-il donc concevoir dès lors une sorte de quatrième genre, où il ne se placerait pas tout seul, bien sûr, mais avec lui toutes les autres choses du monde inanimé (je veux dire une sorte de neutre qui ne le serait pas au sens où nous entendons quasi péjorativement ce qualificatif, une sorte de neutre actif (comme la chimie des corps inorganiques n’en est pas moins active), doué d’une sorte de vie, de faculté radiante, de côté étincelant, brillant, pétillant, radiant, tout autant que dans leur genre respectif, le masculin ou le féminin. Enfin d’une sorte de vie (qui ne serait  pas très différente de ce que l’on commence à nous raconter communément de la désintégration atomique, ou alors qui consisterait en la force de retenue atomique qui précède la désintégration.) » Ainsi pour Ponge, l’obscénité des choses du monde survient de manière plus scandaleuse encore que l’obscénité sexuelle parce que cette obscénité affirme la volonté plutôt que le désir, la volonté d’apparaitre, la volonté d’apparaitre comme matière d’intégration-désintégration, comme matière d’explosion intacte c’est-à-dire comme matière particulière, comme matière de particules.

 

 

« Parmi les objets de fabrication humaines les plus courants, indispensables (…) se trouvent  - aussi bien que le pain, le savon ou l’électricité – les mots et les figures de langage : il apparaitra aussitôt que les véritables fabricants (et non simples contemplateurs) de ces objets- là sont les écrivains, les poètes… » 

Ponge cherche ainsi à révéler que les figures rhétoriques et les mots eux-mêmes sont fabriqués. Ponge cherche à montrer comment les figures rhétoriques sont fabriquées exactement comme des choses. Ponge cherche à montrer que les figures du langage sont des choses et par conséquent que l’écriture apparait comme une composition de choses. Pour Ponge celui qui écrit façonne la matière première du langage pour fabriquer les figures de l’écriture comme un artisan fabrique des choses avec de multiples matériaux. Pour Ponge la parole existe d’abord comme une matière première, une matière première parfois un peu répugnante et dégoûtante, une sorte de pétrole, de pétrole humain. Et l’écriture essaie de décanter, de distiller, de raffiner, de sublimer ce pétrole de la parole.

 

« Cynisme, ce n’est pas le mot (mais il devait être dit). » 

L’extraordinaire indécence (inconvenance) de la rhétorique de Ponge serait résumée dans cette formule. Pour Ponge le mot inexact est aussi celui qui doit être dit. Pour Ponge les mots apparaissent nécessaires sans jamais être justes, sans jamais prétendre être justes. Pour Ponge exister est une erreur nécessaire et de même chaque phrase apparait elle aussi comme une erreur nécessaire, comme une approximation nécessaire. L’inconvenance de la rhétorique de Ponge affirme ainsi simplement le geste de déclarer l’événement de la vérité comme nécessité même de l’erreur, nécessité exubérante de l’erreur, nécessité heureuse de l’erreur. Ainsi pour Ponge jouir de la vérité c’est jouir de la nécessité même de l’erreur.

 

 

« Si la répétition est possible, elle est du miracle plutôt que de la loi. » G. Deleuze 

Pour Ponge la répétition n’est jamais possible. Pour Ponge la répétition apparait toujours nécessaire. La répétition affirme le miracle d’immanence de ce qui apparait à chaque fois nécessaire. La répétition affirme le miracle d’immanence de la nécessité.

 

La répétition n’est pas pour Ponge un signe d’angoisse. Ponge affirme la répétition comme force de la joie, force de la jubilation, force de l’enthousiasme. Ponge affirme la répétition comme grâce d’exulter à l’intérieur de la monotonie.

 

Pour Ponge, la répétition apparait comme la grâce d’obscénité par laquelle les idées sont détruites et les sentiments se confondent. La répétition apparait comme la grâce à la fois inexorable et obscène de détruire impeccablement les sentiments et les pensées afin de montrer à chaque instant la force d’extase de la sensation.

 

Ponge esquive souverainement la pensée (la croyance en la pure pensée) par la déclaration extatique de la répétition, par l’impureté scandaleuse de la répétition. Ponge jouit ainsi d’écrire comme d’exister par la répétition, par l’extase d’impureté de la répétition.

 

« La bêtise est souvent l’ornement de la beauté. La bêtise est toujours la conservation de la beauté. »  C. Baudelaire 

Le génie de Ponge c’est de sentir comme Baudelaire que ce qui sauvegarde et même ce qui immortalise la beauté c’est la bêtise, c’est le scandale de la bêtise. C’est pourquoi à l’inverse pour Ponge une beauté qui s’obstine à dissimuler qu’elle apparait provoquée par l’obscénité tranquille de la bêtise se condamne elle-même à être éphémère. L’orgueil sublime de Ponge affirme ainsi le geste de déclarer sa bêtise et même de répéter à chaque instant sa bêtise. Le génie de Ponge affirme le geste de déclarer sa bêtise par la virtuosité prodigieuse de la répétition.

 

 

Un livre de poésie c’est pour Ponge un livre dont chaque page a une forme différente, précisément la forme d’une chose. Pour Ponge, les choses sont sans relation les unes aux autres de même que les pages d’un livre sont indifférentes les unes aux autres et malgré tout reliées par l’existence même du livre. C’est en cela que Ponge est très mallarméen. Ponge est le seul héritier conséquent de Mallarmé. L’imagination stellaire de Mallarmé envers les mots et même les lettres, Ponge l’a envers les choses. Et surtout Ponge a le sentiment que la seule relation des choses les unes aux autres, c’est l’écriture, c’est le livre.

 

L’abstraction de Ponge affirme l’ascèse de ne jamais montrer deux choses en même temps, de ne jamais montrer deux choses sur la même page. Pour Ponge, chaque chose apparait préférée  face à face comme aimée seule à seule. L’abstraction de Ponge affirme qu’il n’y a pas d’ensemble des choses. L’abstraction ascétique de Ponge affirme que même s’il n‘est pas interdit d’aimer à la fois l’eau et la terre, l’abricot et la chèvre il apparait malgré tout tabou de les aimer en même temps sur une même page.

 

Ecrire « pour essayer ses nouveaux crayons ». L’écriture de Ponge c’est la démence de Mallarmé moins la dévotion, moins la croyance en une littérature sacrée. Écrire pour Ponge a la forme d’une nécessité qui n’est pas sacrée. Pour Ponge, la nécessité d’écrire apparait ainsi comme l’insouciance, la candeur, l’insouciance candide et malgré tout incroyablement résolue, quasi extrémiste d’essayer de nouveaux crayons. Pour Ponge, la nécessité d’écrire existe seulement à la manière d’un enfantillage. Pour Ponge, la nécessité d’écrire existe simplement comme une nécessité enfantine, la nécessité aussi enfantine qu’irrécusable d’essayer de nouveaux crayons.