Philippe Katerine. Notes à propos de Peau de Cochon. 

 

 

 

 

 

Katerine filme comme il marche. Katerine filme comme sa démarche hésite, comme il hésite sa démarche à l’intérieur de l’espace, comme il hésite sa démarche parmi l’espace. 

 

 

Katerine est un cinéaste promeneur, un cinéaste flâneur comme Benjamin Péret par exemple est un poète promeneur ou comme Truffaut et Varda sont des cinéastes flâneurs. (Par le jeu désinvolte entre le documentaire et la fiction, Katerine ressemble à A. Varda.) 

 

 

Katerine filme la démarche de la pensée. Katerine filme la démarche de la voix. Katerine  filme l’intonation de sa démarche à même la réalité, ou plutôt à même l’écran de la réalité. En effet pour Katerine, la réalité n’est qu’un décor. La réalité n’est qu’un décor-écran où il joue à inscrire les hypothèses de sa pensée, les hypothèses de sa voix, les hypothèses de voix de sa pensée, les hypothèses de pensée de sa voix. Katerine féerise ainsi la réalité avec les intonations de sa pensée. 

 

 

Katerine ne parle pas la réalité en play-back. Katerine parle plutôt le souvenir de sa vie en play-forward. Katerine parle les souvenirs de sa vie par le jeu de marcher son chant, par le jeu de marcher son chant à l’intérieur de l’espace. 

 

 

Quand Katerine filme une promenade dans son quartier c’est comme si chaque pas, comme si chaque pas de souffle parvenait à provoquer l’apparition d’une métaphore. Katerine ne file pas la métaphore. Katerine flâne la métaphore. Katerine filme la métaphore comme flânerie. Katerine filme la métaphore comme promenade. 

 

 

Le cinéma de Katerine raffine ainsi de manière cependant triviale la théorie de la ritournelle de Deleuze. Il y a la ritournelle de la sortie hors de la maison qui est celle de l’imagination, de la métaphore, de la métaphore flânée et la ritournelle du retour à la maison (le retour à la chambre) qui est la ritournelle de la mémoire.

 

 

La promenade de Katerine apparait alors soit comme une manière de se souvenir en direct, soit comme une manière de raconter une histoire en direct, soit comme une manière de métaphoriser en direct. C’est comme si Katerine tentait d’écrire immédiatement avec sa voix. En effet Katerine n’écrit pas sur le papier et il ne filme pas le monde. Katerine préfère écrire avec sa voix sur le monde. Katerine préfère écrire avec sa voix sur le monde qu’il regarde. Katerine préfère écrire avec sa voix sur le monde qu’il filme. 

 

 

L’étrangeté du geste de Katerine c’est d’ecrire avec sa voix. Avec sa voix, avec la démarche de sa voix, Katerine écrit des souvenirs, des poèmes, des nouvelles sur le monde même qu’il filme. Sa voix n’est pas inscrite sur un autre lieu que le monde, sa voix survient écrite sur le monde même, à la surface même du monde, à la surface même de l’écran du monde. Et aussi paradoxalement par cette inscription de sa voix sur le monde, cette voix décale le monde, cette voix dévie le monde, cette voix dévie le monde de sa trajectoire, cette voix séduit le monde. Et le monde semble alors apparaitre en différé, en différé de la voix, en différé du souffle de la voix, en différé du pas de la voix, du pas de souffle de la voix, de l’hypothèse de pas de sa voix, de l’hypothèse de souffle de la voix, de l’hypothèse de pas soufflé de sa voix. 

 

 

Katerine ne cherche pas à révéler la vérité du monde avec la pensée, avec l’évocation de sa pensée. Katerine évoque plutôt la fiction du monde avec le jeu de sa voix. Katerine ne décode pas le monde avec sa voix. Katerine décale l’événement du monde avec la déhiscence de sa voix. Katerine décale l’événement du monde avec la fiction de sa voix, avec la féerie de sa voix. 

 

 

Katerine à la fois enregistre l’événement du monde, et l’évoque comme fiction, comme fiction féerique, comme fiction instantanée, comme fiction féerique instantanée. Le monde semble alors devenir à la fois le décor et l’écran de la voix, le décor-écran de l’utopie de la voix, le décor-écran de l’utopie instantanée de la voix.  

 

 

 

Quand Katerine joue à récapituler les métaphores qu’il vient d’inventer à chaque pas, à chaque regard, à chaque pas comme à chaque regard, à chaque souffle, à chaque pas comme à chaque souffle, à chaque regard comme à chaque souffle, à chaque pas comme à chaque regard soufflé, à chaque regard comme à chaque pas soufflé, voilà la phrase qu’il invente :  « Dans un jardin public, un sein de femme tourne dans un manège peuplé de poils humains sous une pluie de préservatifs regardée par un club de touristes et un cheval de trait. » Eh bien une fois encore cela ressemble à du Benjamin Péret. Katerine descend alors à contre-jour une rue qui longe le Sacré-Cœur « pâtisserie à la crème dégueulasse » et il avance ainsi face à un sens interdit, face à un panneau de sens interdit. Ainsi le catalogue des métaphores, le catalogue pas à pas des métaphores, le catalogue pas à pas, regard à regard, souffle à souffle des métaphores flânées ne dit pas le sens, il dit plutôt le sens interdit, un sens interdit à contre-jour, le sacré-cœur d’un sens interdit, le sacré-cœur d’un sens interdit à contre-jour. 

 

 

 

Cinéma enchanté de Katerine, cinéma féerique, cinéma à la fois banal et féerique. Cet enchantement n’est pourtant pas celui de l’émotion immédiate, cet enchantement c’est précisément à l’inverse celui du doublage. 

 

 

Le monde selon Katerine est en effet un monde doublé, un monde doublé en direct, doublé en direct par sa voix, doublé en direct par le discours de sa voix. C’est l’aspect à la fois très Sacha Guitry et très Jean Eustache de Katerine. 

 

 

L’émotion chez Katerine n’est pas provoquée par l’événement, l’émotion apparait plutôt provoquée par le doublage de l’événement. L’émotion n’est pas provoqué par l’univocité de l’événement, l’émotion apparait plutôt provoquée par la duplicité ou encore l’équivocité de cet événement. 

 

 

Chez Katerine, l’émotion n’est pas immédiate. Chez Katerine, l’émotion c’est le doublage même, c’est le doublage du monde par la parole, c’est le doublage de la vie par la parole, et encore le doublage de la parole par la parole elle-même, le doublage de la parole par le chant, le doublage du chant par la parole, et enfin le doublage d’un âge par un autre âge, le doublage de l’enfant par l’adulte, ou de la fille par le père.  

 

 

Dans Peau de Cochon, le doublage est partout, le doublage est incessant. Dominique A double  son propre chant d’enfant. (Quand Dominique A chante en duo avec lui-même il a d’ailleurs le même sourire et les mêmes gestes de la main que J. P Léaud quand il chante en duo avec Fréhel « Où sont passées les fortifications. » dans La Maman et la Putain.)

 

Katerine double un récit de sa fille et cela dans un autre lieu. Katerine double sa promenade du retour d’école jusqu’à sa maison d’enfance par l’évocation en direct de ses souvenirs, comme si chaque pas à l’intérieur de l’espace, chaque pas de souffle à l’intérieur de l’espace à la fois provoquait, invoquait et évoquait la parole même d’un souvenir. 

 

 

L’enchantement du cinéma de Katerine est ainsi un enchantement du doublage. Pour Katerine c’est comme si le monde parlait une langue et chaque homme en parlait une autre et qu’il existait cependant des instants où le doublage de la parole du monde par la parole de l’homme provoquait le surgissement de coïncidences précieuses, de coïncidences enchanteresses. (Pourtant subsiste toujours aussi un décalage bizarre du doublage, un décalage bizarroïde entre le monde et la parole qui évoque le monde.) 

 

 

 

A chaque instant le visible survient ainsi dédoublé par une voix (ou un chant) qui n’est ni celui de la conscience ni celui de l’inconscient. A chaque instant, le visible survient dédoublé par son évocation même.  

 

 

Katerine inverse aussi la forme de son doublage. Katerine ne double plus alors le visible avec sa voix, il double sa voix avec le visible.  

 

 

Katerine s’amuse à inverser la logique du doublage. Ce n’est plus alors la voix qui double l’image c’est désormais l’image qui double la voix.  Et cette inversion du doublage survient toujours déjà comme une sorte de montage spontané. Le montage parviendrait ainsi à s’accomplir quasi instantanément par une sorte d’inversion du doublage. 

 

 

 

L’invention de Katerine apparait ainsi aussi simple qu’extraordinaire. Katerine chante l’image. Katerine chante le cinéma. Katerine chante le geste même de regarder. Katerine chante la cinématographie du regard. 

 

 

Katerine marche parle le cinéma. Katerine parle chante le cinéma. Katerine marche parle chante le cinéma. 

 

 

Katerine chante l’image qu’il voit. Katerine chante l’image qu’il voit avec la ventriloquie de sa voix, avec la ventriloquie féerique de sa voix. 

 

 

A chaque instant Katerine affirme la voix en même temps que le regard. A chaque instant  Katerine vocalise son regard. Même quand il filme sans parler en même temps, son silence a l’odeur de sa voix. C’est ainsi un silence chanté, un silence chanté par sa démarche, un silence chanté par le rythme de sa démarche. 

 

 

Katerine enchante l’image, Katerine enchante le cinéma. De même que M de Oliveira a inventé le film parlé, Katerine invente ainsi le film chanté. Katerine invente le cinéma chanté, le cinéma enchanté. 

 

 

Katerine ne filme pas. Katerine fulme. Katerine filme comme il fume. Katerine filme avec la fumée de sa voix. Katerine filme l’événement du monde avec la fumée de sa voix. 

 

 

 

Il y a un aspect ventriloque de Katerine. Katerine tient la caméra comme un ventriloque sa marionnette. Katerine utilise la caméra comme marionnette ventriloque de sa voix. Katerine ventriloque le paysage qu’il contemple avec sa caméra. Katerine invente ainsi la contemplation ventriloquée ou la ventriloquie contemplative. 

 

 

La ventriloquie autrement dit ce qui relie le ventre et la voix. La ventriloquie autrement dit comment la voix digère ce qu’elle voit, ou encore comment le ventre digère ce que la voix voit et aussi comment la voix digère ce que le ventre voit. 

 

 

Il y a à ce propos une ressemblance entre Katerine et Satie : celle du chant anal, celle de la mélodie anale, celle de la scansion anale du chant. De même que Satie Katerine a la tentation de rythmer la fantaisie avec l’anus. De même que Satie Katerine a la tentation de rythmer le hasard du délire, le hasard de délire de la fantaisie avec le sphincter anal, avec le diapason du sphincter anal, avec le diapason quotidien du sphincter anal. Chanter pour Katerine c’est en effet une manière de se mettre au diapason de son anus, au diapason rythmique de son anus. (Voir la scène où Katerine contemple la collection de ses excréments quotidiens avec une sorte d’éberluement puéril, avec une sorte de puérilité éberluée.) 

 

 

L’univers de Katerine est donc celui d’une ventriloquie généralisée. Les hommes y sont les ventriloques les uns des autres. Chaque homme est ventriloqué par ses aïeux « Marre de la voix de mes ancêtres, patati patata. » Et chaque homme ventriloque à l’inverse ses descendants. Katerine reproduit par exemple mot à mot le récit de rêve de sa fille. Ainsi le récit de rêve de la fille est reproduit à l’identique par le père. Ce qui change c’est uniquement le véhicule et le lieu où ce récit s’accomplit. La fille raconte son rêve dans un train qui roule sur des rails. Le père raconte le rêve de sa fille en marchant à pieds le long d’autres rails. Ce qui change entre le père et la fille ce n’est donc pas le sens du rêve, c’est plutôt sa locomotion et sa vitesse. Le père raconte le même rêve que sa fille, cependant il raconte ce rêve selon un autre rythme. Le rêve que la fille raconte en roulant, en roulant vite, le père le raconte en marchant, en marchant lentement. La perspective des rails est identique (Katerine indique d’ailleurs en passant « J’aimais cette vue et je l’aime toujours. ») cependant la vitesse de déplacement, la vitesse de défilement selon cette perspective est pour le père et la fille différente. Même si le père et la fille peuvent avoir des rêves semblables et même identiques,  ce rêve ne défile pas pour chacun d’eux à la même vitesse. Ce qui reste ainsi différent dans la filiation c’est la vitesse de défilement, c’est le rythme du défilement. Le monde ne file jamais de la même manière pour le père et le fils ou le père et la fille. 

 

 

 

Peau de Cochon a la forme d’un reportage. Katerine y invente une forme de reportage poétique. Katerine invente le reportage féerique, un reportage qui est aussi un report et un transport et ce report-transport transmute les événements de la vie quotidienne en événements d’un monde féerique, en événements d’un conte de fées. 

 

 

Comme Eustache Katerine invente ainsi une forme de documentaire féerique, féerie provoquée par le commentaire en direct de ce qu’il voit à chaque instant. Katerine dédouble ce qu’il voit avec sa voix. A chaque instant le visible apparait dédoublé par la voix d’une pensée à la fois timide et extravertie, par la voix d’une pensée timide et extravagante. Katerine ainsi extravague le visible avec sa voix. Katerine extravague à la fois ce qu’il voit et ce dont il se souvient, à la fois ce qu’il voit et les souvenirs que ce visible suscite par la démarche de sa voix, par l’improvisation de sa voix, par la démarche improvisée de sa voix, par la démarche mentale de sa voix. 

 

 

Katerine invente alors une sorte de documentaire filé comme il y a une métaphore filée et aussi comme il y a un filage d’une pièce de théâtre. Pour Katerine, la fiction survient par le filage du réel. Pour Katerine la fiction survient par le filage comme la filature du réel, le filage comme la fêlure du réel, le filage comme la filature fêlée du réel. 

 

 

Katerine inverse aussi un des principes documentaires de Depardon : ne jamais parler quoi qu’il arrive. Katerine tente plutôt à l’inverse de ne jamais se taire quoi qu’il arrive (c’est l’aspect cassavetesien de Katerine pour qui le silence c’est la mort.). Si Katerine parle en même temps qu’il regarde, ce n’est pas cependant afin de dissimuler ce qu’il voit, ce n’est pas non plus afin d’interpréter, de penser, de commenter, d’expliquer ou de justifier ce qu’il voit. Si Katerine parle en même temps qu’il regarde c’est plutôt uniquement afin d’évoquer ce qu’il voit, afin d’évoquer ce qu’il voit à l’instant précis où il le voit, afin de vocaliser ce qu’il voit, afin de goûter ce qu’il voit avec la bouche, afin de savourer ce qu’il voit avec le son de sa bouche, avec le chant de sa bouche, avec le son de souffle de sa bouche, avec le chant de souffle de sa bouche. 

 

 

« Le présent n’existe que pour celui qui filme. Au moment de la prise on perd sa respiration  donc le temps. Quand on revoit l’image on est au présent de ce qui est déjà passé. » R. Depardon

 

A l’instant de la prise de vue Katrine perd lui aussi sa respiration, cependant à l’instant de la prise de vue Katerine parvient à vocaliser cette perte de la respiration. Katerine transforme ainsi la disparition de son souffle en voix, en forme d’une voix, c’est-à-dire en chant. Ainsi Katerine ne perd pas le temps, il chante le temps. Et il apparait ainsi paradoxalement au passé de ce qui apparait déjà présent, il apparait ainsi au passé de ce qui apparait toujours déjà présent. 

 

 

 

Pour Katerine l’enfance apparait à la fois retrouvée et stupéfaite à chaque instant. Pour Katerine l’enfance revient redoublée ou plutôt l’enfance reste redoublée, l’enfance reste comme revenir redoublé. 

 

 

Katerine ne retrouve pas son enfance à volonté à la manière du génie selon Baudelaire. Katerine reste plutôt à chaque instant sur le seuil de son enfance. Katerine reste sur le seuil de la maison de son enfance. Katerine reste devant le portail fermé de la maison de son enfance comme K devant la porte de la loi, porte fermée à proximité et fenêtres fermées au loin devant lesquelles il a seulement la force de murmurer « Mon lit, ma chambre. Ma chambre, mon lit. », chambre et lit qui restent pourtant alors invisibles. 

 

 

Ainsi quand Katerine prononce les mots « le lit, la chambre » il ne les prononce pas à l’intérieur même de sa maison, il les prononce devant sa maison, il les prononce seulement à l’entrée de sa maison, à l’entrée de la maison de son enfance. Etrange plan de cet homme qui ne peut plus entrer à l’intérieur de la maison de son enfance et qui semble désormais condamné à devoir y rester à jamais sur le seuil, comme si entrer à l’intérieur de cette maison d’enfance était un acte maintenant interdit ou impossible. (Le plan a aussi un aspect presque lynchien celui de Lost Highway, horreur donc, horreur pourtant banale de celui qui ne peut plus entrer à l’intérieur de la maison de son enfance.) 

 

 

Et c’est seulement plus tard ailleurs dans une rue proche de son appartement d’homme adulte que Katerine s’amusera à l’inverse à devenir le metteur en scène (ou encore peut-être aussi le gardien) d’un portail grand ouvert devant lequel il ordonnera qu’aucun homme n’entre. « Que personne n’entre dans le plan. » 

 

 

Katerine devient ainsi un homme-enfant double qui à la fois attend et se promène, qui à la fois attend sa promenade et promène son attente, homme-enfant qui reste là devant la porte fermée de son enfance, enfance qu’il n’a pas cependant perdue, enfance dont il connait même la trajectoire dans ses moindres détails et qu’il promène alors sur place. Homme doublé d’enfant qui joue aussi à mettre en scène de façon quasi omnipotente sa vie d’adulte, sa vie quotidienne d’adulte devant la porte de la loi. 

 

 

Katerine filme très souvent des seuils franchis banalement sans y penser, la porte d’entrée de son appartement ouverte de façon reflexe par exemple, et à l’inverse aussi des seuils qui restent à jamais infranchissables : cette porte de la maison de son enfance ornée d’une main sculptée de femme. Katerine filme ainsi le seuil d’une maison d’enfance qui a été franchi  d’innombrables fois et qui semble être désormais infranchissable. 

 

 

C’est comme si Katerine ne savait jamais exactement s’il était parvenu à franchir un seuil. Et chaque pas dandiné de Katerine est alors l’indice de ce non-savoir, ou plutôt de cette hésitation du savoir, de cette oscillation du savoir. Ainsi c’est comme si à chaque pas, Katerine à la fois franchissait et ne franchissait pas un seuil, le seuil du temps de l’espace ou le seuil d’espace du temps. (En cela bizarrement Katerine retrouve un motif de M. Blanchot. Katerine est ainsi un Blanchot ultra burlesque.) 

 

 

Dans un des clips de Katerine un gag révèle aussi cette ambivalence. Katerine marche sous un porche en parlant et en souriant avec une femme, et il s’y effondre alors soudain puis il se relève ensuite en parlant et en souriant comme si de rien n’était. 

 

 

Dans la rue quand Katerine joue à devenir le metteur en scène imaginaire de ce qui survient à l’instant devant ses yeux et qu’il se tient face à un portail ouvert comme s’il donnait des ordres, des indications tonitruantes, à une équipe de cinéma invisible, il s’exclame « Merci bordel très bien ! » Katerine remercie ainsi le bordel du monde, le bordel miraculeux du monde, le bordel quasi miraculeux du monde. Katerine remercie le bordel de vide du monde, le bordel de vide miraculeux du monde et à l’intérieur de ce bordel de vide du monde, il pose l’hypothèse de sa voix, il pose l’hypothèse de féerie de sa voix. 

 

 

 

Dans Patati Patata, Katerine chante « Parfois j’en ai ras-le bol de moi. J’en ai marre de mon nez. J’en ai marre de mes mains. J’en ai marre de mes couilles. Qui me suivent partout, partout, par-ci, par-là, partout, dans la rue, dans le métro, dans mon appartement. »

 

Katerine a ainsi l’impression, l’impression insupportable d’être poursuivi à chaque seconde par lui-même, d’être poursuivi à chaque seconde par son corps, d’être poursuivi à chaque seconde par les organes de son corps. Si Katerine filme, si Katerine filme à voix haute, ce serait peut-être aussi afin d’inverser la forme de cette poursuite, la forme de cette filature, non plus une voix poursuivie par un corps, non plus une voix poursuivie par l’identité fastidieuse d’un corps, plutôt maintenant une voix qui poursuit son corps, une voix qui poursuit un corps jusqu’à ce que ce corps perde son identité, son ennuyeuse identité, jusqu’à ce que ce corps devienne multiple, jusqu’à ce que ce corps devienne une hypothèse de la féerie, une hypothèse multiple de la féerie. 

 

 

« J’en ai marre de mes souvenirs. J’en ai marre de me souvenir de mes souvenirs. »

 

Ainsi Katerine ne filme pas pour se souvenir de son enfance. Katerine filme plutôt afin de dire le passé avec la voix de son présent, afin de dire le paysage du passé, l’espace du passé et aussi le passé de l’espace avec la voix de son présent. Katerine filme afin d’enregistrer le passé de l’espace, le passé du paysage avec la voix de son enfance, avec la voix voyante de son enfance présente. Katerine filme afin de doubler de manière féerique le passé de l’espace avec la voix voyante de son enfance présente, avec la voix voyante de son enfance malgré tout encore présente. 

 

 

 

A l’instant de ce qui donne d’abord le sentiment d’être le dernier plan du film, Katerine dit ces mots « Je n’ai pas envie que ça finisse. Non je n’ai pas envie que ça finisse. » Et l’image s’arrête alors sur deux poubelles dans la rue. Poubelles qui par la prestidigitation bizarroïde de sa voix sont alors transmutées en tombeaux, en tombeaux inachevés, en tombeaux de l’inachèvement même. Et Poubelle, Katerine l’avait dit aussi auparavant était son surnom quand il était enfant. (Comment t’appelles-tu ? Poubelle. En effet la poubelle t’appelle.) Ainsi pour Katerine la poubelle apparait à la fois comme un tombeau et comme un pseudonyme. 

 

 

Et alors pendant le générique, le générique de fin, pendant la genèse de la fin, pendant le doublage de la fin, le doublage de genèse de la fin, nous entendons des prénoms, des prénoms que nous pensons être ceux des acteurs et des participants du film et qui nous le devinons plus tard par l’allusion même de l’image sont des prénoms de morts, des prénoms inscrits sur des tombes. Ainsi ce n’est plus une fois encore ce qui est dit qui double le visible, c’est désormais le visible qui double la parole, c’est désormais ce qui est vu qui double ce qui est évoqué. Katerine révèle ainsi que la vie et la mort ne sont que des doublages, des doublages parmi d’autres. Il n’y a aucune nécessité de la vie et aucune nécessité de la mort. Selon Katerine la vie ce serait plutôt la voix qui double le regard et la mort le regard qui double la voix. 

 

 

Pour Katerine la poubelle apparait comme un arrêt sur image, un arrêt sur image quand une voix dit en même temps « Non je n’ai pas envie que ça finisse. » Et ça ne finit pas en effet ça repart de plus belle, ça repart de poubelle, ça repart de poubelle plus belle pour aller danser. Et en effet ça recommence par une liste de prénoms, par une liste de prénoms chuchotés, ça recommence de poubelle plus belle par le générique de fin, par la genèse de la fin, par la genèse de prénoms chuchotés de la fin, ça recommence de poubelle plus belle par une liste de prénoms d’abord évoqués à l’intérieur du noir, d’abord évoqués à la vue du noir et par la suite évoqués à la vue des tombeaux. Ainsi ça recommence de poubelle plus belle pour aller danser entre les tombeaux. 

 

 

Pour Katerine, chacun se promène le long de sa vie, selon sa vie, au bord de sa vie en allant de souvenirs en souvenirs, d’affabulations en affabulations, de métaphores en métaphores jusqu’à retourner enfin au tombeau de son prénom, au tombeau visible évoqué par son prénom comme au prénom visible évoqué par son tombeau, au prénom visible évoqué par la poubelle de son tombeau, au prénom visible écrit avec la voix sur la poubelle de son tombeau. (Pour Katerine le tombeau apparait en effet comme la poubelle du prénom, comme la poubelle du prénom de la voix, la poubelle du prénom écrit par la voix.) Katerine sait aussi que le tombeau apparait malgré tout aussi comme une forme de première fois, la première fois où le prénom et le lieu d’un homme apparaissent ensemble et comme la main dans la main. C’est pourquoi cette litanie des prénoms évoqués quasiment au hasard  parmi les tombeaux à la fin de Peau de Cochon apparait si déchirante, si émouvante. Katerine montre à cet instant avec une candeur sidérante comment l’existence d’un homme apparait comme celle d’un prénom, du prénom d’une chair, du prénom d’une chair qui cherche son lieu de repos, son lieu de repos indestructible et qui paradoxalement trouve ce lieu de repos indestructible avec son tombeau. 

 

 

Etrange nom-prénom de Katerine. Ce nom-prénom évoque en effet à la fois une jeune fille vierge à marier (Catherine) et par l’initiale en K un personnage féminin resté inconnu de l’œuvre de Kafka. 

 

 

 

Dans un de ses clips Katerine tient une pancarte en carton d’auto-stoppeur sur laquelle est inscrit son nom. Ainsi pour Katerine c’est comme si le nom était un lieu de destination, le lieu de destination du voyage ou plus simplement le lieu de destination d’une promenade, le lieu de destination de la promenade de chacun. Chaque homme se promène chaque jour à destination de son nom. Chaque homme fait chaque jour le tour de son nom, le petit tour de son nom. 

 

 

Katerine fait chaque jour une petite promenade à la manière d’E. Kant. Katerine serait une sorte de Kant burlesque, un Kant qui préfère marcher comme Groucho Marx. 

 

 

Comme Groucho Marx, Katerine est un virtuose du parler-marcher. La démarche de Katerine parle et sa parole se promène. Katerine marche-parle à coté de ses pompes. Katerine marche-parle à coté de ses pompes funèbres. Il y a en effet une fantaisie morbide, une féerie posthume presque dans les divagations de Katerine (« Et je parlais du sens de mon œuvre avec un lièvre mort. » citation de mémoire.) 

 

 

 

Il y a aussi un aspect straubien chez Katerine. Katerine serait une sorte d’hybride ultra-bizarroïde de J.M Straub et de Groucho Marx. Katerine c’est du Straub burlesque, du Straub clownesque. 

 

 

Cependant Katerine ne donne pas comme Straub la parole au paysage. Katerine ne prend pas non plus la parole au chaos comme Groucho Marx. Katerine préfère doubler la parole du paysage. 

 

 

Katerine double la parole du paysage à la fois comme un technicien du son (à la fois monteur et mixeur), comme un espion, un agent double, un détective privé (le motif de la filature, de la filature urbaine), et enfin comme un conducteur, un conducteur qui serait aussi un passager, un conducteur qui conduirait plus ou moins depuis la place du mort. 

 

 

La caméra portée de Katerine le change alors en une sorte de piéton-conducteur. En effet cette caméra tourne aussi parfois comme un volant. Cette caméra c’est aussi parfois le volant de ses pieds. (Katerine devient alors Karterine.) Katerine conduit ainsi ses pieds avec sa caméra et il conduit aussi à l’inverse sa caméra avec ses pieds. Double forme véhiculaire donc où à la fois la caméra semble véhiculée avec le corps et le corps semble véhiculé avec la camera. (Et la boite de vitesse de ce véhicule double ce sont les intonations de la voix.) 

 

 

Parfois encore à l’intérieur d’un plan apparaissent des indices cryptographiques, des indices d’un jeu de piste à la fois patient et éperdu. Par exemple, au coin d’une rue une croix noire  comme la signature d’un fantôme analphabète. 

 

 

« Une voix parle de quelque chose. On parle de quelque chose. En même temps on nous fait voir autre chose. Et enfin ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. » G. Deleuze à propos de Straub.

 

Comme Straub, Katerine accomplit cette disjonction du parler et du voir. Cependant il accomplit cette distinction d’une autre manière. Katerine nous montre quelque chose. En même temps il nous parle, il nous parle d’autre chose ou plutôt il nous parle presque d’autre chose, il nous parle de quelque chose qui ressemble à ce qu’il nous montre. Et ce dont il nous parle apparait alors ainsi comme l’aura de ce qu’il nous fait voir. 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Katerine, ce qui est dit n’est pas sous ce qui est vu. A l’intérieur du cinéma de Katerine, ce qui est dit, ce qui est dit par la voix, ce qui apparait évoqué se trouve autour ce qui apparait vu. A l’intérieur du cinéma de Katerine la voix survient comme l’aura du visible. 

 

 

« Elle disait qu’entre l’événement et l’émotion, il y avait parfois chez elle deux ou trois jours de retard, de décalage. Le matin, elle s’éveillait et elle se sentait bouleversée : elle devait faire un effort de mémoire pour savoir ce qui s’était passé deux ou trois jours avant. »  Deleuze

 

Il y a aussi un décalage entre l’événement et l’émotion pour Katerine. Ce retard reste infime (infilme), c’est seulement un retard de quelques instants. Cependant Katerine accomplit aussi un effort paradoxal, un effort paradoxal de flânerie, un effort paradoxal d’oisiveté afin de savoir ce qui s’est passé quelques instants auparavant. A l’intérieur de ces quelques instants entre l’événement et l’émotion, Katerine immisce un chant. Katerine immisce un chant qui tente alors de faire coïncider malgré tout l’événement et l’émotion. 

 

 

 

Katerine tente de révéler le conte de fées du quotidien, le conte de fées de la vie quotidienne.  Peau de Cochon c’est à la fois la féerie de Peau d’Ane de Jacques Demy et la cochonnerie de vivre de Pialat. 

 

 

Katerine serait aussi une sorte d’hybride de Kiarostami et d’Eustache. Pour Eustache comme pour Katerine, il n’y a de présence que de la distance. Pour Eustache comme pour Katerine, ce qui surgit comme présence, ce n’est pas le monde même, c’est à la fois la distance de l’homme à lui-même, la distance de l’homme au monde et enfin la distance du monde à lui-même. Pour Eustache comme pour Katerine, la distance n’abolit pas la présence, la distance est la présence même. Le monde et l’homme surviennent comme présence précisément à l’instant où ils se dissocient et se détachent de manière enchanteresse d’eux-mêmes. 

 

 

Ce qui relie essentiellement Katerine à Eustache c’est à la fois la structure du dédoublement et le motif mental du cochon. Ce qui relie essentiellement Katerine à Eustache c’est un désir de parler et même de chanter le cœur du cochon, le cœur miraculeux du cochon, c’est le désir de chanter l’âme du cochon, l’âme cardiaque du cochon. 

 

 

Katerine filme de l’autre côté d’Eustache. Katerine filme de l’autre côté du miroir d’Eustache, de l’autre côté de la peau de cochon d’Eustache, de l’autre côté du miroir en peau de cochon d’Eustache. Katerine filme comme une Alice au Pays des Merveilles du documentaire d’Eustache. Katerine parvient ainsi à chanter le cinéma par le jeu de traverser le miroir documentaire d’Eustache.