Notes à propos du Livre contre la Mort d’Elias Canetti 

 

 

 

 

J’ai une très grande admiration pour l’œuvre de Canetti, surtout pour les livres de méditations et d’aphorismes par lesquelles Canetti répond magnifiquement à l’œuvre de Lichtenberg, à savoir Le Territoire de l’Homme, Le Cœur Secret de l’Horloge, Le Collier de Mouches, Notes de Hampstead et enfin Le Livre contre la Mort. J’admire Canetti parce que c’est un dément méthodique et conscient, un dément cohérent et précis. A l’origine de l’œuvre de Canetti, il y a en effet une démence indiscutable, la démence de désirer nier la mort. Cette démence de Canetti il est préférable de ne jamais l’oublier afin de comprendre avec exactitude l’impact mythologique de sa pensée. « La seule chose qui le console vraiment, ce sont les mythes. Son cœur ne se nourrit que de mythes. Il s’assure une réserve de mythes inconnus : son élixir de vie. Quand ces mythes seront épuisés, il devra mourir. » « Dans le mythe, je me reconnais d’abord moi-même. Tant que je l’assimile aussi naturellement que l’air que je respire, je l’appelle mythe. (…) Aberrant, le mythe ne l’est jamais ; même la pire horreur, dès lors qu’elle devient mythe, acquiert force et pertinence et révèle finalement un sens, pourvu qu’il ne saute pas aux yeux. » « Les Australiens donc, ces hommes de l’âge de pierre, croient à un temps du rêve éternel, le temps des mythes dont ils sont issus et où ils retournent. Cette croyance n’a connu aucun ajout, tout au plus de légères soustractions. Je la tiens pour la plus haute qui soit ; la seule que je partage parfois. » 

 

 

 

Pour Canetti la mort n’est pas un fait, la mort est un méfait. Pour Canetti la mort n’est pas un fait, c’est un mal et plus encore c’est le mal même. « Elle (la mort) me parait aussi vaine et mauvaise que jamais, elle est le mal absolu qui affecte tout ce qui existe, l’irrésolu et l’inconcevable, le nœud dans lequel tout est depuis toujours saisi et étranglé et que nul n’a osé trancher. » Pour Canetti la mort n’est donc pas un fait biologique, c’est une faute. Pour Canetti, la mort n’est pas un fait biologique, c’est un méfait métaphysique. Pour Canetti, la mort est une puissance spirituelle, une puissance spirituelle maléfique. Pour Canetti, la mort est le signe d’un désir maléfique, le signe d’un désir malveillant et malfaisant. Pour Canetti la mort est une sanction, une punition, un châtiment. En cela la vision de Canetti est profondément judaïque. « La condamnation à mort pour tous, au début de la Genèse, contient au fond tout ce qui peut être dit sur la puissance. » Ce qui reste cependant indécidable chez Canetti, c’est de savoir s’il croit ou non au péché originel, à une faute originelle qui expliquerait ce châtiment de la mort. Et c’est là que l’œuvre de Canetti est extrêmement proche de celle de Kafka. La mort y semble en effet le châtiment d’une faute indécidable. 

 

 

Ou plutôt pour Canetti la mort n’est pas comme dans la Bible un châtiment qui serait une conséquence du péché originel, la mort serait plutôt le péché originel même. Pour Canetti l’homme ne meurt pas parce qu’il est mauvais, l’homme n’est pas condamné à mort parce qu’il est mauvais. Pour Canetti à l’inverse l’homme est mauvais parce qu’il doit mourir, l’homme est mauvais parce qu’il croit à la mort, parce qu’il croit qu’il est obligatoirement condamné à mort. « Nous devons être mauvais parce que nous savons que nous allons mourir. Et si nous savions d’emblée quand, nous le serions encore plus. » C’est pourquoi il n’y a pas pour Canetti de victimes de la mort. Cette façon de penser la mort comme un mal, d’imaginer la mort comme un mal a ainsi des conséquences parfois extraordinaires et sidérantes. Canetti écrit par exemple. « Même celui qui se fait assassiner contre son gré est à mes yeux partiellement coupable. (…) Je me demande d’ailleurs le plus sérieusement du monde si chaque homme qui meurt ne porte pas, de ce seul fait déjà, une part de culpabilité. » 

 

 

Paradoxalement aussi la haine de Canetti envers la mort tend à diviniser cette mort. Canetti en est d’ailleurs parfaitement conscient. « Lentement au fil de nombreuses années, la mort s’est installée en lui à la place de Dieu. Il ne voit rien d’autre, ne pense à rien d’autre. » « Les deux mots que j’ai - singulière constatation- le plus employés au cours de ma vie sont Dieu et mort. (…) Je commence à croire que ces deux mots Dieu et mort, signifient la même chose, sont la même chose. » 

 

 

L’œuvre de Canetti repose ainsi sur deux problèmes essentiels, celui du refus de la mort et celui de la puissance des masses. Et pour Canetti ces deux problèmes n’en constituent finalement qu’un seul. Ce que révèle en effet l’œuvre de Canetti, c’est que la plus puissante des masses c’est la masse des morts. Pour Canetti il y a une sorte d’attraction de la masse des morts. Pour Canetti c’est comme si les hommes mouraient parce qu’ils étaient irrésistiblement attirés par la masse des morts. Pour Canetti, les hommes ne meurent jamais de façon biologique, les hommes meurent de façon superstitieuse. Les hommes meurent parce qu’ils croient à la mort et ils croient à la mort par ce que la masse des morts précédents les attirent presque magiquement. « Quand bien même nos aurions, aujourd’hui déjà, la possibilité physiologique de ne pas mourir, il ne trouverait peut-être aucun homme qui eut la force morale nécessaire pour esquiver son propre trépas, et cela uniquement parce qu’il y a trop de morts. » « Ils sont trop nombreux. On meurt du trop-plein de morts. » (A ce propos la vision de la masse des morts selon Canetti est presque antagoniste à celle de Gance. Pour Gance la masse de morts est une puissance de paix : c’est la vision de J’Accuse, celle des morts qui reviennent en masse pour essayer d’instaurer une paix universelle. Pour Canetti la masse des morts est au contraire ce qui justifie et perpétue la violence. « Personne n’aurait jamais dû mourir. Le pire forfait, ne méritait pas la mort et, si la mort n’avait pas été reconnue, les pires forfaits n’auraient pas eu lieu. » « Comment pourrait-il ne pas y avoir de meurtriers dès lors qu’il convient à l’homme de mourir, dès lors qu’il n’en éprouve pas de honte, dès lors qu’il a incorporé la mort dans ses institutions comme s’il n’y avait plus sûr, meilleur, plus sensé fondement qu’elle ? » « Qui voudrait encore tuer (…) qui pourrait encore songer à tuer s’il n’y avait plus rien que l’on puisse mettre à mort ? » 

 

 

Cependant contrairement à ce que pense Canetti la haine de la mort ne le défait pas de la hantise des masses et du pouvoir. En effet, la haine est justement une hantise de masse. En tant que hantise l’homme n’est rien d’autre qu’une masse qu’il hait. Il est vain de désirer se défaire de la hantise des masses et du pouvoir à travers la haine envers la mort, en effet la haine est le pouvoir même de la mort. La haine est le pouvoir même de la mort en tant que masse anonyme. La haine change la mort en sujet de pouvoir. Canetti a cependant parfois l’intuition de cette erreur fondamentale de sa part. « Il apparait qu’il faut beaucoup de malignité pour penser constamment à la mort ; c’est à croire que l’on cherche, par ses pensées, à s’en rendre coresponsable. » 

 

 

 

Ainsi pour Canetti ce que la masse des morts implicitement proclame, c’est que du fait qu’il y a déjà d’innombrables morts il est alors possible qu’il y en ait encore d’innombrables autres. La mort c’est alors pour Canetti l’univers du nombre, l’univers du nombre anonyme et indifférencié. « Les morts eux-mêmes souhaitent être nombreux. » Pour Canetti la mort est une masse de nombres où les noms n’ont plus alors la moindre valeur. La masse pour Canetti, ce serait ce qui change le nom en nombre. Canetti a écrit à ce propos du nom-nombre une pièce extraordinaire intitulée Les Sursitaires où les hommes n’ont plus de nom et où ce qui remplace désormais leur nom c’est l’âge de leur mort. Ceux qui mourront à 20 ans sont appelés vingt, ceux qui mourront à 53 ans sont appelés cinquante-trois, ceux qui mourront à 12 ans sont appelés Douze…« J’ai du mal à comprendre que les hommes ne se préoccupent pas davantage du mystère de la durée de leur vie. » « Le plus grand mystère d’un homme est la date de sa mort. Ce n’est parce que j’ai écrit une pièce sur le sujet que le mystère s’est éclairci. » 

 

 

Ce à quoi Canetti rêve malgré tout parfois ce serait de parvenir à ajouter un nombre, quelque chose comme un nombre vide, le nombre vide d’un jour sauf, d’un jour intégralement sauf ou d’un âge intégralement sauf, d’ajouter le nombre vide d’un jour d’immortalité. « Chaque année devrait compter un jour de plus que la précédente : un jour nouveau, où jamais encore il ne serait rien arrivé, un jour où personne ne mourrait. » 

 

 

Il y a aussi une très profonde ambivalence du nom chez Canetti. En effet pour Canetti, le nom est à la fois une puissance de vie, et même de survie et il est pourtant aussi une puissance de mort. C’est pourquoi Canetti écrit à propos du nom des phrases qui semblent contradictoires. « Ce qui est nommé reste en vie. » « C’est chose singulière que tout dépende des noms. Il semble que ce soit, pour le moment encore, la seule forme de survie dont l’humanité ait l’expérience et qui lui procure un minimum de certitude. Mais les noms vivent des noms. Ils se nourrissent d’autres noms qu’ils engloutissent et digèrent, comme font les gros poissons avec les petits. » « L’homme le meilleur ne devrait pas avoir de nom. » « Le nom comme première mais très secrète mort. » Pour Canetti le nom serait alors ce qui révèle la vie de la mort, ce qui révèle la survie même de la mort. Pour Canetti, le nom est à la fois un signe de mort et un signe d’éternité. Le nom serait le signe de l’éternité de la mort.  Le nom serait le signe de la survie de la mort, le signe de la survie éternelle de la mort. 

 

 

Il y a une phrase célèbre de Canetti à propos de la fin de l’histoire, phrase que Baudrillard a ensuite reprise pour développer sa théorie de l’hyperréalité et du simulacre. « Une idée pénible : qu’au-delà d’un certain point précis du temps, l’histoire n’a plus été réelle. Sans s’en rendre compte, la totalité du genre humain aurait soudain quitté la réalité. Tout ce qui se serait passé depuis lors ne serait plus du tout vrai, mais nous ne pourrions pas nous en rendre compte. Notre tâche et notre devoir seraient à présent de découvrir ce point, et tant que nous ne le tiendrons pas, il nous faudra persévérer dans la destruction actuelle. » Je propose une hypothèse à propos de cette phrase. La fin de l’histoire autrement dit le devenir irréel de l’espèce humaine adviendrait lorsque le nombre des vivants à la surface de la terre serait désormais plus grand que le nombre des morts qui les ont précédés. (Ce qui est semble-t-il désormais à notre époque le cas, en raison de l’aspect exponentiel de la croissance démographique. C’est difficile à penser mais c’est pourtant peut-être exact, il faudrait cependant le vérifier mathématiquement.) La fin de l’histoire adviendrait donc lorsque la puissance d’attraction de la masse des morts serait moins forte que la puissance d’attraction de la masse des vivants. Gombrowicz avait déjà évoqué cette question du poids de la pensée en fonction du poids de tous les hommes vivants. La fin de l’histoire ce serait quand le poids des pensées de la masse des morts devient inferieure au poids des pensées de la masse des vivants. (Il y a parfois des ressemblances entre Canetti et Gombrowicz, par exemple cette phrase « Depuis qu’il sait qu’il doit mourir, il ne regarde plus personne en face. ») 

 

 

Canetti mentionne d’ailleurs explicitement ce phénomène démographique de notre époque. « D’après les estimations de certains spécialistes en anthropologie culturelle, c’est au cours de la dernière décennie de ce XXème siècle que viendra le jour où le nombre d’hommes vivants dépassera le nombre total de ceux qui ont vécu depuis que l’homme existe. Quelle idiotie ! Car pourquoi ne sont-ils pas tous vivants, là est la question. Ce qui importe, c’est le nombre de morts qui le sont encore. » Curieusement donc alors que Canetti connaissait cette statistique de la masse des vivants qui deviendrait bientôt plus grande que celle de la masse des morts, il ne voit pas de relation entre cet accroissement de la masse des vivants et la fin de l’histoire, c’est comme si son obsession de la mort lui masquait alors cette idée et il écrit même alors à l’inverse ceci « Mais il se peut que l’histoire que nous voyons soit fausse. La vraie ne se manifestera peut-être que lorsque la mort aura été vaincue. » La remarque a un aspect assez surprenant pour son manque de lucidité de la part de cet homme presque toujours si incroyablement lucide. Mais justement ce que montre aussi l’œuvre de Canetti c’est que la lucidité d’un homme a toujours des limites. Ce qui limite la lucidité d’un homme c’est précisément son obsession. (A propos de l’aspect désormais irréel de l’histoire, il y a aussi cette remarque très simple et pourtant impressionnante de P. Sloterdijk dans Les Lignes et les Jours « La modernité, avec tous ses cataclysmes, n’a encore produit aucun événement suffisamment fort pour arrêter la tendance de base à la « modernisation ». Ni la Première, ni la Seconde Guerre mondiale n’ont modifié la tendance de manière notable, ni l’Holodomor, ni la Shoah, ni Hiroshima, ni l’hitlérisme, ni le stalinisme, ni l’orgie de mort du Grand Bond en Avant, ni Tchernobyl, ni Fukushima. Il semble que les systèmes de la modernité soient des entités résistantes à l’avertissement, mieux encore : qu’elles consomment les avertissements comme des compléments alimentaires. ») 

 

 

 

Il y a aussi une grande méfiance, une profonde défiance de Canetti envers la nourriture et l’acte de manger, une sorte d’anorexie métaphysique. « Tu as toujours été effrayé par la nourriture considérée comme contenu fondamental de la vie. (…) Comment l’homme pourrait-il se soustraire à l’emprise de la nourriture dont il vit. » Canetti retrouve alors Kafka et son Artiste de la Faim. Ceci par exemple « Un homme qui n’aurait pas besoin de manger pour se développer, un homme dont les pensées et les sentiments concouraient, en l’absence de toute nourriture corporelle, à une condition véritablement humaine - ce serait la plus haute expérience morale concevable ; et ce n’est que si cette expérience était menée à bien que la victoire sur la mort pourrait être envisagée sérieusement. » Réduire cependant Canetti à cette anorexie métaphysique serait cependant inexact. En effet la manière de Canetti de penser la nourriture est d’une prodigieuse complexité. A l’intérieur de Masse et Puissance Canetti indique en effet magnifiquement que la nourriture affirme la métamorphose, que le geste de manger est toujours en relation avec la puissance de la métamorphose. Celui qui mange c’est celui qui acquiesce radicalement à la métamorphose. Celui qui mange c’est celui qui à la fois veut et a besoin de transformer sa chair, de transformer sa chair par le geste d’y intégrer des fragments d’une autre chair. Manger c’est ainsi affirmer la métamorphose animale et végétale, c’est affirmer la métamorphose animale et végétale afin de donner une forme sa chair, afin de donner une forme précise à sa chair. 

 

 

Ce qui dégoûte Canetti, ce n’est pas de manger quelque chose d’autre, ce n’est pas de manger un autre corps. Ce qui dégoûte Canetti c’est de manger ce qui est mort, c’est de manger un corps mort. « Dans chaque vie, on peut trouver les morts dont le vivant s’est nourri. » Canetti n’a pas peur de manger un autre corps, parce que manger un autre corps c’est affirmer la métamorphose et Canetti aime profondément la métamorphose. Ce qui dégoûte cependant Canetti c’est un type de métamorphose, c’est le type de métamorphose qui passe par la mort afin de s’accomplir, c’est la métamorphose qui ne peut s’accomplir qu’à travers la mort. Pour Canetti se métamorphoser c’est en effet d’abord une manière d’essayer de fuir la mort, d’éviter la mort, d’esquiver la mort. « Lorsqu’il dit qu’il ne croit qu’à la métamorphose, cela signifie qu’il s’exerce dans l’art de s’échapper, non sans savoir que lui-même n’échappera pas à la mort, mais d’autres que lui, d’autres, plus tard. » Comment se métamorphoser sans que cette métamorphose soit en relation avec la mort, c’est pour Canetti le problème éthique essentiel. A la fin de sa propre existence il évoquera l’hypothèse de sa mort comme dernière métamorphose pour malgré tout une fois encore refuser cette hypothèse. « Je suis incapable d’une transformation passant par la mort. C’est pourquoi je ressens avec une incorrigible obstination cette dernière comme une fin. » (Notes de Hampstead) 

 

 

Ce qui inquiète aussi Canetti à propos de la mort c’est qu’elle détruit les hommes sans les manger. Ce qui inquiète Canetti  à propos de la mort c’est qu’elle est similaire à une sorte de de digestion spectrale. « Elle ne restitue rien de ce qu’elle a ingurgité, ô mort où est ton intestin ? » Ainsi pour Canetti le cadavre n’est pas même un excrément de la mort. Pour Canetti le cadavre serait plutôt une sorte de substance inconcevable qui aurait été digérée sans avoir pourtant été ni mangée ni excrémentée. 

 

 

Pour Canetti celui qui ne meurt pas à l’inverse c’est celui qui mange sans se métamorphoser, celui qui à la fois mange sans se métamorphoser et celui qui a oublié son nom. « Il est l’unique être humain qui a été effectivement oublié par la mort, mais une fois pour toutes. Quelqu’un de très simple, qui ne change jamais et qui mange depuis des centaines d’années la même chose qu’à vingt ans. (…) Il a oublié son nom, si bien qu’il n’en a pas ; mais on l‘appelle d’habitude le « jeune » ». Pour Canetti celui qui ne meurt pas, c’est celui qui mange son nom, celui qui mange ses ancêtres, celui qui mange la masse de sperme de son nom, la masse de sperme invisible qui à la fois attend et disparait à l’intérieur de son nom. « Même la production de sperme se poursuit au-delà de la mort. » « Tous les artistes sont les cannibales de leurs ancêtres. » 

 

 

 

Il y a enfin une magnifique attention aux animaux et plus précisément à la métamorphose animale à l’intérieur de l’œuvre de Canetti. « On a guère encore étudié ni compris la faculté de métamorphose qui confère à l’homme tant de pouvoir sur toutes les autres créatures. Elle est une des  plus grandes énigmes : chacun la possède, l’utilise, la trouve toute naturelle. Mais bien peu se rendent compte qu’ils lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont. » (Masse et Puissance) « Le sentiment que je pourrai encore effectivement devenir un animal s’est accru au fil des derniers années jusqu’à se transformer en un irrépressible désir, et cela m’apparait parfois aussi important que de ne pas mourir. » Canetti indique sans cesse que l’homme ne doit pas uniquement affirmer son humanité pour parvenir à exister de manière éthique, que l’homme doit aussi parvenir à affirmer les formes animales, les formes animales qu’il apparait  apte à intégrer par le geste de les manger ou de les imaginer. Ces formes animales à l’intérieur de l’homme ce sont en effet à la fois celles que l’homme dévore et celles qui dévorent l’homme à chaque instant. Canetti a en effet le sentiment extrêmement intense de cette dévoration animale, de la métamorphose à chaque instant des corps par la dévoration animale. Canetti sait de manière intense que la chair existe la fois parce qu’elle dévore et qu’elle apparait dévorée. 

 

 

Quelques phrases de Canetti à propos des animaux.

 

« Il pense en animaux comme d’autres en catégories. »

 

« Les diverses formes d’animaux en tant que formes de pensée ; il est constitué de ces formes  d’animaux. Il ignore leur signification. Il parcourt  avec émoi le jardin zoologique en cherchant à se recomposer. »

 

« On ne vit l’émotion de la beauté physique qu’en regardant les animaux. Sans les animaux, la beauté disparaitrait. »

 

 « Il en va de la santé du monde que l’on maintienne en vie davantage d’animaux. (…) Chaque espèce animale qui meurt rend plus improbable notre survie. Ce n’est qu’en présence de leurs formes et de leurs voix que nous pouvons demeurer des humains. Nos transformations s’épuisent dès lors que leur source tarit. »

 

« Tous les animaux disparus. N’ayant plus d’animaux pour modèles, les hommes ne tendront-ils pas à devenir interchangeables ? »

 

« On a envie de décomposer chaque homme en ses bêtes et de se mettre ensuite, en les apaisant, en parfaite harmonie avec elles. »

 

« On ne peut se figurer combien le monde serait périlleux sans les bêtes. »

 

« Et quel péché originel ont donc commis les animaux ? Pourquoi les animaux doivent-ils subir la mort ? » 

 

 

Pour Canetti ce qui donne une valeur incomparable aux animaux c’est d’abord leur silence. Pour Canetti la grandeur prodigieuse de chaque animal c’est d’abord de se taire. La souveraineté sublime de chaque animal c’est sa manière unique d’apparaitre en dehors du langage. Canetti écrit à ce propos une phrase subtile et étonnante. « Les animaux sont plus étranges que nous car, tout en éprouvant autant de choses, ils sont incapables de le dire. Un animal sachant parler ne serait pas plus remarquable qu’un homme. » 

 

 

 

Canetti accorde une confiance gigantesque au mot et au langage. Canetti accorde sans aucun doute une haute valeur au langage cependant Canetti affirme aussi que le langage n’est pas le problème le plus important. Pour Canetti ce qui limite la puissance du langage c’est toujours la mort. Canetti pense ainsi que le problème éthique de la mort est beaucoup plus important que celui de langage. Il le note explicitement. « La mort (…) est la réalité la plus ancienne, plus ancienne et plus tranchante que tout langage. » 

 

 

Il y a même parfois ce soupçon chez Canetti que ce qui propage la croyance en la mort, c’est le langage même. Une phrase étrange à ce propos par exemple. « Quelqu’un qui échappe à la mort parce qu’il n’en a jamais entendu parler. » Canetti propose ainsi parfois l’hypothèse selon laquelle si les hommes ne parlaient pas, ils deviendraient alors immortels ou plutôt si les hommes se taisaient leur mort deviendrait la forme même de leur immortalité. « Il était devenu immortel. A présent il peut de nouveau devenir mortel. » « Si on s’était toujours tu, on aurait au moins le droit de mourir ; mais on voulait être entendu et on a crié à tue-tête. » Et pourtant pour Canetti le langage est aussi à l’inverse ce qui offre la force d’affronter la mort. « Je ne puis renoncer aux mots. Je pourrais, s’il le fallait, me coucher nu et mourir. Sans les mots, je ne peux pas. » « Peut-être sent-on que les morts sont encore là, mais dans un très petit nombre de paroles, et celui qui connaitrait ces paroles serait capable d’entendre les morts. » 

 

 

 

La relation entre la mort et le savoir est elle aussi extrêmement ambivalente chez Canetti. Canetti hésite en effet sans cesse à ce propos, il ne parvient jamais à déterminer si la mort est en relation avec un savoir ou un non-savoir, si la mort révèle le sens d’un savoir ou le sens d’un non-savoir. « Il en sait trop peu pour mourir. Peut-être aurait-il appris le plus important juste après. » « En mourant, il prononça ces mots « Enfin je ne sais rien. » 

 

 

Ce qui caractérise essentiellement la pensée de Canetti c’est une étrange ambivalence parce une ambivalence non dialectique. Canetti en effet déteste profondément Hegel. « Avec la dialectique telle que l’entend Hegel, on arrive strictement à rien. » Canetti a résumé à ce propos ce qu’il pensait de la dialectique en une formule grotesque superbe dans Le Territoire de l’Homme. « La dialectique, une sorte de dentier. » 

 

 

 

Le problème de la mort c’est aussi pour Canetti le problème du dernier instant, le problème de la dernière fois. Cette évocation d’une dernière fois impensable, d’une dernière fois inimaginable revient sans cesse à l’intérieur des phrases de Canetti. Et bizarrement le plus souvent cette dernière fois à laquelle Canetti pense alors c’est une dernière fois en relation avec le langage. « Il perd les lettres de l’alphabet, lentement, l’une après l’autre. Laquelle lui restera ? Laquelle balbutiera-t-il ? Laquelle balbutiera-t-il en dernier lieu ? » « La curiosité qu’on a de la dernière conversation. Avec qui sera-t-elle menée ? » « Le dernier livre qu’il aura lu : inimaginable. » 

 

 

Ce que refuse Canetti plus encore que la mort ce serait ce qui reste de la mort. Canetti note par exemple souvent que la mort lui semblerait sans doute plus acceptable si après la mort d’un homme il ne restait aucune trace de cet homme. « Là-bas chacun tombait dans l’oubli total à l‘instant même de sa mort. » « Il serait plus facile de mourir s’il ne subsistait absolument rien de soi, pas un souvenir conservé par un autre humain, pas de nom, pas de dernière volonté, et pas de cadavre.» « Ne serait-ce pas plus juste si rien, strictement rien  ne subsistait d’une vie ? Si mourir revenait à s’effacer aussitôt de la mémoire de tous ceux qui conservent de nous une image ? Serait-ce plus courtois envers ceux qui viendront après nous ? » Ce qui inquiète Canetti, ce ne serait pas ainsi la mort ce serait plutôt les résidus de la mort, les résidus de morts qui se changent alors en hantises. Ce qui inquiète Canetti ce serait plutôt les spectres, les restes spectraux de la mort. 

 

 

Canetti essaie parfois aussi plutôt que de combattre la mort, d’inventer des stratégies pour séduire la mort. Pour Canetti la technique essentielle afin de séduire la mort c’est celle de la disparition. « Imaginer une manière de disparaitre qui subjuguerait la mort. » « Une société où les gens disparaissent subitement, mais on ne sait pas qu’ils sont morts, il n’y a pas de mort, il n’y a pas de mot pour la désigner, personne ne s’en plaint. » 

 

 

Et cette phrase enfin qui propose l’hypothèse d’une forme de civilisation humaine radicalement autre parce que sans transmission et sans héritage. « Imaginer à quoi  ressemblerait notre monde aujourd’hui, si tout ce qui a appartenu à un mort devait être détruit. » Par son refus de la mort, des œuvres des morts et aussi de la mémoire des morts à l’intérieur de l’âme de ceux qui survivent, ce que refuse Canetti c’est quasiment la structure même de la civilisation. En effet si chaque homme devait à chaque fois réinventer à lui seul la civilisation sans jamais utiliser ce que les  hommes morts avant lui ont inventé, il n’y parviendrait évidemment pas et serait alors condamné à vivre non pas comme un homme de la préhistoire mais comme un homme d’avant la préhistoire même, il serait alors condamné à vivre comme un homme qui resterait devant le seuil de la grotte de la préhistoire comme un personnage de Kafka devant la porte de la loi.  

 

 

 

Canetti est parfaitement conscient que son acte l’attitude de refuser la mort est une attitude religieuse. Canetti sait avec lucidité que ce qu’il désire c’est finalement fonder une religion. « Qui croire : question centrale de toute vie. » « Je comprends la religion comme jamais encore je ne l’ai comprise. Un sentiment que l’on peut qualifier de religieux m’occupe à présent tout entier. Religieux est le sentiment d’être relié aux morts. » « Il ne peut trouver assez de religions. Il lui en faut toujours d’autres. Il doit trouver et inventer des religions jusqu’à ce qu’il ait saisi toutes les facettes de la mort. » Canetti propose alors cette formule étonnante. « Tous ceux qui meurent sont les martyrs d’une future religion universelle. » Ce que Canetti cherche aussi à savoir avec précision c’est à quoi ressemblera la croyance de celui qui ne croira plus à la mort. Il est à ce propos à noter que pour Canetti même si c’est pour lui Dieu qui a créé la mort, ne plus croire en la mort n’est pas cependant devenir athée, ne plus croire à la mort c’est plutôt découvrir une autre forme de croyance, une forme de croyance à présent inconnue. « On ne saurait prévoir ce que les hommes seront disposés à croire à partir du moment où ils auront vaincu la mort. » 

 

 

Parfois cependant Canetti finit par accepter l’idée que la vie et la mort ne sont que des contingences, que la vie et la mort ne sont que des hasards sans intention, des formes de hasard insensé, et sa pensée devient alors athée. « Cette vie, dont tu veux simuler le caractère sacré, n’est sacrée pour personne, à aucun point de vue. Aucune puissance mystérieuse ne souhaite la perpétuer. Peut-être, d’ailleurs, qu’aucune puissance mystérieuse ne souhaite la détruire, elle se détruit elle-même. » 

 

 

Ce que Canetti désire aussi indiquer c’est que les hommes du fait de leur croyance en la mort, de leur croyance incessante à la mort ne désirent pas exactement l’existence. Selon Canetti ce que les hommes désirent, ce qui obsède les hommes ce n’est pas l’existence, c’est la vie, la vie mortelle, la vie à condition qu’elle soit mortelle, la vie à la condition exclusive qu’elle soit mortelle. Autrement dit pour Canetti ce que les hommes préfèrent dans la vie c’est justement la mort, la mort qui anéantit la vie. Pour Canetti, ce que les hommes préfèrent c’est la vie condamnée à mort, Pour Canetti sans cette condamnation à mort finale la vie ne semblerait pas désirable, profondément désirable aux hommes. Canetti résume cela d’une formule « Combien s’en trouvera-t-il pour estimer qu’il vaut encore la peine de vivre lorsqu’on ne mourra plus ? » 

 

 

« Je sais que la mort est mauvaise. Je ne sais pas par quoi elle pourrait être remplacée. »

 

« Je me trouve dans l’obligation, comme défenseur inconditionnel de la vie, de condamner moralement les hommes au nom d’une morale qui demeure inapplicable dans la mesure où la mort n’a pas été vaincue. »

 

Canetti est donc aussi conscient de l’aspect stérile de son obsession de la mort. Cette obsession de la mort est stérile parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une haine négative de la mort qui ne parvient pas à se métamorphoser avec aisance et insouciance en amour affirmatif de l’immortalité. Il y a finalement trop de ressentiment envers la mort et pas assez de sentiment pour l’immortalité chez Canetti. Canetti ne cesse de penser à la mort, ne cesse de penser à l’abjection de la mort, cependant il ne parvient pas à évoquer avec simplicité et émotion la joie de l’immortalité. « Mais en est-il un seul qui mérite de vivre pour toujours ?  Sur ce point, il ne se prononce pas. Sur ce point, il n’a pas d’avis. » Canetti a ainsi écrit un livre contre la mort sans parvenir malgré tout à écrire un livre pour l’immortalité. 

 

 

Une remarque superbe enfin de Canetti à propos de la résurrection éternelle des corps promise par le christianisme. Canetti indique très justement que ce que le christianisme promet ce n’est pas uniquement la vie éternelle, c’est une vie éternelle en masse, une vie éternelle qui ne peut s’accomplir qu’en masse. Canetti remarque alors que cette promesse de vie éternelle est aussi une sorte d’interdiction non-dite de la solitude et plus encore une interdiction non-dite d’un paradis de la solitude. Ce que le christianisme ainsi à la fois promet et prône, c’est une résurrection éternelle à condition qu’elle soit collective, une résurrection éternelle qui cependant abolit la solitude, qui cependant anéantit l’hypothèse de la solitude, l’hypothèse symbolique de la solitude. « Les tenants de la foi dans l’au-delà ne remarquent même pas qu’ils défendent quelque chose qu’ils ne peuvent nommer : un rester ensemble dans l’au-delà, une masse qui ne se désagrège jamais. Une fois arrivés là-bas, ils veulent ne plus avoir à se séparer. A quoi ressemblerait un paradis où les bienheureux ne se rencontreraient jamais, où chacun existerait pour soi, comme une sorte d’ermite céleste, très loin des autres, si bien qu’aucune voix autre que la sienne ne lui parviendrait ; un paradis de solitude éternelle (…) ? » 

 

 

 

Il faudrait aussi parler de l’extraordinaire impact des voix dans l’œuvre de Canetti. Canetti était d’ailleurs un imitateur vocal prodigieux, aptitude à l’imitation des voix qui était déjà aussi celle d’un auteur qu’il admirait : Karl Kraus, virtuose de ce que Canetti appelle « les masques acoustiques ». A propos des voix il y a cette phrase très belle à l’intérieur du Livre contre la Mort, phrase très belle par sa soudaine candeur. La candeur en effet est très rare chez Canetti, elle existe malgré tout et elle apparait ainsi d'autant plus étonnante et déchirante quand elle survient. « Ce qui me manquera le plus quand je serai mort : les voix des gens dans un café. ». Encore une autre phrase candide admirable (qui ressemble un peu à du P. Handke). « - On s’endort, dit-il à l’enfant, maison ne se réveille jamais. - Moi, je me réveille toujours, dit joyeusement l’enfant. » 

 

 

 

« Trouver pour l’amour un mot plus fort, un mot qui serait comme du vent, mais soufflant du dedans de la terre, un mot qui n’a pas besoin de montagnes mais d’immenses cavernes où il a pris ses quartiers et d’où il s’élance par monts et par vaux, comme de l’eau mais sans être de l’eau, comme du feu mais ne brûlant pas, lumineux de part en part  comme le cristal, mais ne coupant pas, une forme pure, transparente, un mot comme la voix des animaux, mais qui se comprendraient, un mot comme les morts, mais tous seraient de nouveau là. »

 

Canetti rêve parfois ainsi de mots, de phrases qui viendrait des grottes de la préhistoire (grottes de la préhistoire qui seraient alors comme l’envers de la montagne juive de la loi), de phrases d’amour qui auraient à la fois la même évidence et la même intensité que les figures  humaines et animales inscrites sur les parois des grottes. 

 

 

Il y a une très bizarre importance du vent à l’intérieur de l’œuvre de Canetti. Ceci par exemple « L’idée la plus horrible qu’il puisse se faire est celle d’une humanité sans vent. » ou encore cette formule à propos du vent comme forme de la civilisation « Le vent, l’unique et seule liberté dans la civilisation. » A propos du vent il y a encore cette remarque étrange. « Les âmes des morts génèrent du vent au moment où elle se séparent du corps. Ce vent est particulièrement fort dans le cas d’un suicidé. » 

 

 

 

Pour Canetti, l’émotion essentielle de l’existence, c’est la lecture. « Car sans achat de livres, il n’y a pas d’émotion chez moi. » « Je n’ai jamais appris quelque chose de façon systématique, comme d‘autres gens, mais uniquement dans la fièvre soudaine de l’émotion. Le déclenchement se produisait toujours de la même manière, à savoir que mon regard tombait sur un livre, et il me le fallait. » Pour Canetti avoir une âme c’est d’abord savoir lire et surtout c’est avoir relire. Pour Canetti avoir une âme c’est savoir lire et surtout relire son existence. » « Sans l’anarchie des lectures, il n’est pas d’écrivain. » « La véritable vie spirituelle consiste en une relecture. » 

 

 

Le geste de lire a ainsi une importance capitale pour Canetti. Il a un désir de lecture exhaustive, presque infinie chez Canetti. « J’ai constitué une bibliothèque pour au moins trois cents années ; et tout ce dont j’ai besoin à présent, ce sont ces années. » « Plus que tout, tu désires – quelle modestie ! – une éternité de lecture. » Pour Canetti celui qui lit se trouve à l’intérieur d’un lieu à la fois en marge de la vie et la mort. La lecture est pour Canetti une sorte d’apnée d’éternité. « Il cessa de respirer et continua de lire. »

 

« Vraisemblablement tenterai-je encore de lire sur mon lit de mort. » Pour Canetti lire c’est retenir son souffle, c’est retenir son souffle en deçà de la vie et de la mort, en dehors de la vie et de la mort. 

 

 

Il y a en effet un désir d’asphyxie, un désir d’asphyxie secrète chez Canetti. Il y a à la fois un désir de lire ou encore d’écrire jusqu’à l’asphyxie intégrale. « Écris jusqu’à ce que tes yeux se ferment ou que le crayon te tombe de la main, écris sans hésiter un instant, sans t’interroger sur le pourquoi et le comment, (…) écris jusqu’à ce que tes yeux se ferment pour toujours, écris jusqu’à l’asphyxie. » Désir d’asphyxie paradoxal étant donné que Canetti a aussi l’intuition extrêmement intense du geste de respirer comme geste même de la liberté. « Mais la liberté, à l’origine réside simplement dans le fait de respirer. Chacun peut respirer l’air qui l’entoure, et la liberté de respirer est bien la seule qui n’ait pas été foulée aux pieds à ce jour. » Par ce désir d’écriture jusqu’à l’asphyxie, Canetti chercherait peut-être cependant aussi à entrelacer la respiration, l’écriture et la mort, à enchevêtrer la respiration, l’écriture et la mort de manière insensée. « Il mourra en écrivant, avant la fin dernière, il achèvera une phrase et expiera avant la suivante, juste entre les deux. » Et encore ceci superbement énigmatique « Peut-être chacun de tes souffles est-il le dernier d’un autre. » 

 

 

 

Canetti a souvent aussi une vision comique et même burlesque de la pendaison. « L‘élastique  à l’aide duquel il se pend chaque jour. » « Elle s’est pendue haut et court à ses faux-cils. » « Maintenant, la pendaison a déjà toute la douceur de la pèche à la ligne. »

 

Je ne saurais dire précisément pourquoi Canetti a ses visions humoristiques de la pendaison. Je le note seulement ici à titre d’indication. Reste cependant à savoir comment une indication a le pouvoir de devenir un titre, eh bien peut-être justement ou plutôt injustement par l’événement d’une pendaison. 

 

 

Il y a même chez Canetti une très étrange imagination de la pendaison alphabétique et littérale. Pour Canetti il y a en effet toujours hypothétiquement quelqu’un de pendu à chaque à chaque lettre de l’alphabet. « Que les lettres signifient encore quelque chose, qu’elles aient conservées leur forme et leur poids spécifique, (…) qu’il n’y ait pas un seul innocent qui se balance, pendu haut et court à la queue de chaque lettre de cette page. » 

 

 

Cette vision étrange de la pendaison ce serait peut-être le motif d’un désespoir de poète. « Peut-être que le critique avait vu  juste, qui écrivait que j’ai trouvé avec les « notes » brèves la forme qui me correspond le mieux. Donc je ne suis pas un poète, donc je n’ai plus qu’à me pendre. » 

 

 

 

Il y a enfin une grande intensité du rêve à l’intérieur de l’écriture de Canetti. La démence de Canetti est la démence du rêve, la démence d’un rêve intact, la démence d’un rêve intact parce qu’ininterprétable. Contre les prétentions d’interprétation de la psychanalyse, Canetti a en effet toujours revendiqué la forme du rêve comme énigme, comme énigme mythologique. « Je ne supporte les rêves que lorsqu’ils sont entiers, intacts et mystérieux. Ils sont à ce point étrangers qu’on ne les comprend que très lentement. » « Je ne crois à aucune interprétation des songes. Je ne veux pas y croire. Je ne toucherai pas à cette dernière liberté. » « La force des songes serait, selon lui, lié à la diversité des animaux. Leur disparition annoncerait le tarissement du rêve. » « Un rêve est comme un animal inconnu dont on ne peut, d’un coup d’œil, embrasser la forme entière. L’interprétation est une cage, mais lui n’est jamais à l’intérieur. » Ainsi le refus de la mort par Canetti est un refus qui s’accomplit comme en rêve. « Il mourut en dormant. De quoi rêvait-il ?  » « Meurt-on en rêvant ? » Et la phrase sous-entend précisément que non, que celui qui rêve reste ainsi inatteignable par la mort.