Improvisation à propos de Philippe Sollers.

 

 

 

 

 

 

 

L’écriture de Sollers révèle une minéralité volatile extrêmement intense, la minéralité volatile du sel. L’écriture de Sollers donne à sentir le vol selon du sel. Dans son livre Théorie des Exceptions Sollers évoque le sel de manière extraordinaire « Le sel : voilà, finalement, ce qui devrait rester de la terre. Le sel est à l’intersection du ciel et de l’eau, du feu et des marées, de l’air et du monde minéral. Il est comme le sperme d’un coït permanent entre le souffle et le mouvement liquide inspiré par la lune. (…) Regardez ces tas blancs, vibrants, monter avec le temps. La main dans le sel, l’odeur : un étrange parfum de violette. La langue dans le sel frais. A ce moment-là, c’est comme si tout le corps se rappelait une autre vie que la sienne, une existence plus énergique, plus fine, un flash d’immortalité. » Ainsi l’écriture de Sollers essaie de transformer le monde, les événements, les hommes, les femmes et les choses du monde en figures de sel, en figures de fixité volatile du sel, en figures de frivolité du sel, en figures de frivolité heureuse du sel.

 

 

 

Sollers essaie ainsi de dire le temps du sel qui serait un temps à éclipses. « Je ne crois pas  qu’il y ait de cycles, rien ne revient à la même place, il n’y a pas de déchiffrement cyclique. Paradis est un livre violemment anti-linéaire et anti-cyclique (…) c’est un temps prophétique. Un temps à éclipses. » (Théorie des Exceptions) L’écriture de Sollers révèle ainsi le temps à éclipses du sel, le temps à écume d’éclipses du sel, le temps à éclipses frivoles du sel.

 

 

 

La vitesse de Sollers serait de même une vitesse du sel, une sorte de selérité c’est à dire une célérité à l’intérieur même de la sérénité ou une sérénité à l’intérieur même de la célérité je ne sais. Le sel c’est la poussière d’étoiles comme de lettres du vide, la poussière d’étoiles littérales du vide déposée à la surface de la terre. « eau sel lèvres tu es poussière tu retourneras en poussière » Sollers affirme ainsi l’audace du sel absolu.

 

 

 

Le miracle athée du sel serait de provoquer la coïncidence de la dissolution et de la sublimation. Par la grâce stellaire du sel l’existence dissolue apparait comme la forme même de l’existence sublime. Le sel serait quelque chose comme la matière d’un quatrième sexe pour reprendre les phrases de F. Ponge à propos du Verre d’Eau « Le verre d’eau n’est ni masculin, ni féminin (…) il n’est pas neutre non plus. Faudrait-il donc concevoir dès lors une sorte de quatrième genre, où il ne se placerait pas tout seul, bien sûr, mais avec lui toutes les autres choses du monde inanimé (je veux dire une sorte de neutre qui ne le serait pas au sens où nous entendons quasi péjorativement ce qualificatif, une sorte de neutre actif (comme la chimie des corps inorganiques n’en est pas moins active), doué d’une sorte de vie, de faculté radiante, de côté étincelant, brillant, pétillant, radiant, tout autant que dans leur genre respectif, le masculin ou le féminin. » Ce serait à rapprocher de ces formules de Paradis « la voie de l’unicité de l’isolé qui n’est ni féminin ni masculin ni neutre ni non-féminin ni non masculin ni non-neutre ».

 

 

 

« et la nuit des métaux n’aura plus le même tabou et je ne serai plus forcé de travailler mon debout de maintenir les morceaux ensemble (…) ma vue imagine ma vue et projette sur ma vue aveugle ton ombre comme un joyau suspendu dans la nuit des nuits »

 

L’écriture de Paradis pose ainsi le problème d’une métallurgie étrange, une métallurgie afin de sertir allusivement, implicitement le joyau du nom en apesanteur à l’intérieur de la nuit.

 

 

 

Sollers serait ainsi à la recherche d’une métallurgie de la voix, d’une métallurgie du souffle. L’écriture de Sollers tenterait de forger le feu du souffle, le sel du souffle, le feu de sel du souffle. L’écriture de Sollers tenterait de voler selon le feu de sel du souffle.

 

 

 

« les voix transpirent à travers les lignes comme de l’eau frôlée par le feu en réalité tout ce mouvement des mots est fait pour trouver le repos le ciel tourne sans cesse et cherche la paix dans sa rotation » A l’intérieur de Paradis, Sollers essaie de trouver les tournures de mutations du langage (ce qu’il appelle l’élangues), les tournures de repos paradoxal des mutations mêmes du langage. Sollers montre comment la parole tourne jusqu’à révéler la forme d’un feu de repos, la forme d’un incendie de calme. Sollers essaie de dire les tournures d’immobilité de la voix. L’écriture de Sollers déclare le repos de souffle des phrases, le feu de repos de phrases « qui s’échappe de derrière les tempes ». L’écriture de Sollers déclare le feu de souffle des phrases qui vole selon les tempes, qui vole selon les tempes du temps, qui vole selon les tympans du sang, qui vole selon les tympans de vide du sang.

 

 

 

 

 

Le problème du nom est essentiel dans l’œuvre de Sollers. Selon Sollers l’art affirme le geste de se renommer « Le nom se re-nomme et fait signature dans un contexte de signature. » Sur ce point Sollers et Derrida sont d’accord. Malgré tout, Sollers parle aussi de « marcher dans la présence du nom » Alors Sollers contredit Derrida. Cependant pour Sollers la présence n’est pas celle du corps à l’intérieur de l’espace. La présence serait plutôt la présence de la volatilisation même du corps à l’intérieur du nom, la présence de la volatilisation du corps comme voix à l’intérieur du nom.

 

 

 

« Un nom par rapport auquel chacun serait appelé à faire l’expérience de son nom, un nom où on verrait s’accumuler les tentatives d’avoir un nom, un nom sublime mais en même temps un nom-dépotoir. Un nom complètement extérieur aux interpellations dont il serait l’objet, un nom autour duquel on verrait s’accumuler le déchet. Un nom magnétique. » (Le Rire de Rome). L’écriture de Sollers est ainsi à la recherche d’un nom quasi électrique, d’un nom polarisé, d’un nom irisé, d’un nom magnétique comme un diamant de ruse, un diamant de vide, le diamant de ruse du vide. La ruse de Sollers est en effet de s’amuser à répondre à l’appel de son nom par son pseudonyme, par l’ingéniosité ulysséenne de son pseudonyme. (Sollers rappelle souvent que son pseudonyme vient d’un adjectif qui désigne Ulysse dans l’Odyssée.) 

 

 

 

Dans Paradis Sollers fait une distinction intéressante entre le nom du dedans et le nom du dehors. « il les appelle par leur nom il les conduit dehors depuis leur nom du dedans jusqu’à leur nom au dehors c’était beau retenu vrai très beau et très vrai  » Ainsi Sollers joue à chaque instant avec deux noms, le nom du dedans et le nom du dehors. En cela sa stratégie ressemble à celle de W. Benjamin avec son nom d’ange, son nom secret, son nom d’ange secret, c’est à dite son nom initiatique. Malgré tout le jeu de Sollers semble plus subtil encore parce qu’il  reste extrêmement difficile de savoir si le nom du dedans est son « vrai » nom Joyaux et si le nom du dehors est son pseudonyme Sollers, ou bien si c’est à l’inverse Sollers le nom du dedans et Joyaux le nom du dehors.

 

 

 

Sollers serait ainsi à la recherche de la multiplicité même du nom, à la recherche de la puissance multiple du nom (même si Sollers revendique aussi souvent de façon plus restreinte la puissance de duplicité du nom, par exemple à propos de Nietzsche l’hésitation indécidable entre Dionysos et le Crucifié). Cette recherche de la multiplicité du nom serait d’ailleurs en relation avec la forme de l’hélice « mon nom dit-il est hélice alice ulysse ». L’hélice ce serait ainsi l’outil tournoyant par lequel Sollers essaie de traverser le miroir de l’histoire afin de trouver l’extase du temps. Affirmer la multiplicité du nom c’est ainsi jouer à apparaitre nommé par le temps, c’est ainsi jouer à apparaitre nommé par les mutations du temps, les mutations littérales du temps, les mutations à la fois littérales et insensées du temps. « finir par préférer le temps à soi-même par désirer le temps pour lui-même par le vouloir d’un coup d’un seul coup dans une grande respiration hors du tout »

 

 

 

Je ne suis pas certain malgré tout que Sollers dise quelque chose d’exact quand il écrit ceci « « quel est votre nom ? » peut-on demander à quelqu’un avec suffisamment d’insistance pour lui faire sentir qu’il n’habite pas son nom. » En effet je n’ai pas le sentiment qu’exister c’est habiter à l’intérieur de son nom. Et cela simplement parce que je n’ai pas le sentiment que le nom soit une demeure. Sollers pense qu’il y a une maison du nom. « la maison du nom fut remplie de la nuée de la gloire et les prêtres furent obligés de sortir car la gloire du nom avait envahi la maison du nom » Je ne sais pas si cela indique un aspect vétéro-testamentaire ou bien un aspect catholique. Je ne sais pas si cette maison du nom est celle juive, du nom comme lieu des lieux en dehors du monde « l’étranger (…) s’il vient prier dans cette maison de ton nom tu l’écouteras dans tes cieux hors habitation » ou si cette maison du nom est celle de l’église, de l’église catholique. J’ai aussi l’impression que cet assentiment à la maison du nom est une façon pour Sollers de remédier à la destruction de sa maison d’enfance. « J’ai passé mon enfance aux portes de Bordeaux, dans des maisons entourées de jardins. Les maisons ayant été rasées, les jardins ayant disparu, un supermarché s’étant installé à leur place, par suite de la ruine de ma famille, je suis constamment amené à reconstruire en rêve cet endroit. Le traumatisme de la destruction d’un lieu m’impose – et je m’en passerai bien, croyez-moi- de rêver au maintien dans le temps de quelque chose qui a été aussi violemment détruit. »

 

 

 

« j’habite mon nom je porte mon nom dans mon corps habitant mon nom dans mon nom et mon corps m’emporte au cœur de mon nom » 

 

Je dirais plutôt. Je porte mon nom sans jamais y demeurer. Je porte l’errance de mon nom, l’errance aléatoire de mon nom, l’errance littérale de mon nom, l’errance aléatoire et littérale  de mon nom sans jamais y demeurer. Je porte l’errance littérale de mon nom au sommet de ma chair. Je porte l’errance littérale de mon nom à l’extrémité de ma tête, à l’extrémité de ma chair comme de ma tête. Je porte l’errance littérale de mon nom au point de connivence de ma chair et de mon crâne, au point de connivence in extremis de ma chair et de mon crâne. Je porte l’errance littérale de mon nom là où ma chair et mon crâne se touchent à leur sommet, là où ma chair et mon crâne se touchent par connivence érotique à leur sommet.

 

 

 

 

 

J’aime beaucoup cet extrait de Paradis. « j’écris le cœur d’aujourd’hui et hier j’écrivais aujourd’hui et demain j’écrirai aujourd’hui c’est vraiment aujourd’hui et rien qu’aujourd’hui on devrait l’écrire aujournuit différente manière d’être à jour en suivant ses nuits dans la nuit » Sollers parvient à trouver ainsi la clarté à l’intérieur même de la nuit. J’ai parfois aussi le sentiment que les nuages apparaissent comme des figures d’une clarté mutante de la nuit à l’intérieur même du jour. Les nuages apparaissent comme les figures d’une clarté mutante de la nuit qui erre à l’intérieur de l’espace du jour. Les nuages apparaissent comme les figures alibres, errantes alibres de la clarté mutante de la nuit à l’intérieur du hasard du jour, à l’intérieur du jeu de hasard du jour, à l’intérieur du jeu de hasard et de vertige du jour. Les nuages nouent et dénouent les âges de la nuit à l’intérieur du jour. Les nuages nouent et dénouent les métamorphoses d’âges de la nuit à l’intérieur du jeu de vide du jour.

 

 

 

Sollers insiste souvent sur l’équivalence du jour et de la nuit, équivalence du jour et de la nuit qui serait semblable à l’équivalence de la parole et de l’écriture « Son jour et sa nuit, strictement équivalents, de même que sa parole et ses actes, que son écriture et sa voix, suffisent à l’aventure » (à propos d’Ulysse) Ou encore « Aucune surévaluation de l’écrit par rapport à l’oral ou de l’oral par rapport à l’écrit. Autrement dit : que ce soit bien clair que c’est la même chose. » Sollers essaie ainsi d’entrelacer la parole du jour et l’écriture de la nuit  comme l’écriture du jour et la parole de la nuit. Par cette revendication de l’équivalence jour-nuit Sollers est très différent de Péguy (le dédain de Sollers envers Péguy est d’ailleurs assez remarquable). En effet pour Péguy il y a une antériorité absolue de la nuit sur le jour et aussi une antériorité du sommeil sur l’éveil « Et la solitude, et le silence de la nuit est si beau et si grand Qu’il entoure, qu’il cerne, qu’il ensevelit les jours mêmes. » (Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu). Sollers pense quant à lui qu’il est possible de traverser la différence jour-nuit et de même de traverser la différence sommeil-veille « Ce cœur du temps (...) ce point parviendrait donc à situer le sujet comme par-dessus le partage entre le jour et la nuit, comme au-delà du visible, comme s’il était passé de l’autre côté de ce qui rend le visible visible, le soleil lui-même…» Je n’ai pas ce sentiment et j’insiste c’est un sentiment ce n’est pas une pensée. Sollers a tendance à estimer possible cette traversée transgressive du jour et de la nuit parce qu’il pense cette différence de façon exclusivement sémiologique et optique (à la façon d’ailleurs de Lacan « Lacan lui, prétendait que « le jour et la nuit sont très tôt codes signifiants, et non pas des expériences. » (Le Rire de Rome)) Ce désir de transgresser le partage du jour et de la nuit me semble une prétention un peu vaine. En effet j’ai plutôt la sensation du partage du jour et de la nuit comme une forme de distinction symbolique, une forme de distinction symbolique à la fois inexorable et indestructible.

 

 

 

 

 

Il y a un aspect encyclopédiste à la manière de Diderot qui chez Sollers m’enchante. Cette formule par exemple à propos de Paradis « Dans chaque mot, il y a une bibliothèque. » Il y a cependant aussi de la part de Sollers une ironie voltairienne souvent systématique qui m’agace. Diderot était un humoriste parfois farceur. Il n’était cependant jamais ironique, autrement dit Diderot ne désirait jamais prendre la place de Dieu, du jugement de Dieu à travers la puissance de son propre verbe, attitude qui est celle d’ironistes tels que Swift ou encore Sade. (Contrairement à ce que Sollers prétend Sade n’est pas un humoriste, Sade est un ironiste.)

 

 

 

Ce qui ainsi me plait chez Sollers ce sont ses tendances à la fois pongiennes (le sel, l’herbe, la rosée, les fleurs, les oiseaux, la lumière, son aspect botaniste baroque si j’ose dire) et ses tendances diderotiennes (l’encyclopédie). Et ce qui m’agace ce seraient ses tendances voltairiennes, rationnelles. En effet, Voltaire c’est la haine mesquine du mystère. (Ce que E. Hello et E. Cioran ont très bien dit.) Voltaire c’est l’outrecuidance de la raison qui estime que le mystère n’est jamais que le résidu d’un préjugé, d’une niaiserie ou d’une inhibition. Du fait de sa tendance voltairienne, Sollers n’a donc jamais l’intuition que le mythe apparait parfois plus profond et subtil que la raison. Sollers n’a jamais l’intuition du mystère comme une forme de lucidité paradoxale plus profonde et intense que la lumière de la raison même. Ce qui m’agace aussi ce sont ses tendances batailliennes, la revendication de la liberté transgressive. Tendances voltairiennes et batailliennes qui lorsque elles s’unissent développent alors la prétention de se croire plus malin que les autres. Ce qui théologiquement parlant me semble une erreur assez vulgaire. Désirer se croire plus malin que les autres c’est finalement se changer en automate idiot du diabolique. Il me semble que Sollers a donc trop souvent tendance à surestimer le pouvoir de la pensée même s’il remarque aussi dans Le Rire de Rome que cette survalorisation de la pensée est une erreur néfaste. « Quand Ulysse pense, il est l’égal de Zeus…il n’est pas obligé de penser tout le temps… la surévaluation de la pensée, c’est encore un engorgement du temps. »

 

 

 

Sollers fait parfois la distinction entre le psychique et le pneumatique. Le psychique serait une sorte de pensée exclusivement cérébrale ou encore neuronale et le pneumatique serait une forme de pensée soufflée, une forme de pensée qui survient par pulsions de souffle. Sollers indique que le pneumatique est toujours plus intense que le psychique. (Il y a à ce propos une phrase de Théorie des Exceptions où Sollers met en relation le pneumatique et l’hélice. « je prends la mise en pleine matière, je vous l’expédie en pneumatique, je vous fait le coup de l’hélice, mais simplement pour montrer que le souffle plane au-dessus de tout. »)

 

J’ai le sentiment qu’à l’époque de l’écriture de Paradis Sollers a essayé d’atteindre le pneumatique par le geste de radiographier rhapsodiquement le psychique. Il me semble qu’il y est parvenu de temps à autre, cependant pas toujours. Et j’ai enfin l’impression qu’après Paradis, après avoir donc délibérément choisi le roman plutôt que le poème (l’épopée), il s’est alors condamné à subsister parmi le psychique, même si c’est du psychique très haut de gamme. Il est en effet extrêmement difficile de s’extraire du psychique. Il me semble que seul Malcolm de Chazal avec Sens Plastique soit parvenu à accomplir une forme d’abstraction intégrale en dehors de l’univers psychique. Et il est sans aucun doute plus difficile encore de s’en extraire en tant que romancier, c’est comme si en effet la narration suscitait obligatoirement l’instance psychique. Je veux dire que même de très grands romanciers comme Dostoïevski ou Faulkner restent malgré tout psychiques. Seul Arno Schmidt accomplit parfois aussi le prodige de s’en extraire parce qu’il a une confiance sublime en l’exactitude de ses sensations (à l’inverse par exemple de Joyce qui ne fait que triturer ad libitum le psychique selon des procédés de virtuosité purement intellectuelle).

 

 

  

 

Selon Sollers, chaque corps porte la globalité de l’histoire de l’humanité à l’intérieur de lui-même. Selon Sollers, l’histoire de l’humanité semble enroulée tel un palimpseste, le palimpseste de l’inceste de l’espèce, parmi les plis et replis des organes de chaque corps. Selon Sollers, chaque corps est hanté à travers l’histoire et la difficulté d’exister est à la fois celle de connaitre cette hantise de l’histoire et de s’en défaire. (Le préjugé rationaliste de Sollers étant sur ce point qu’un corps n’a le pouvoir de devenir libre qu’à travers la connaissance de ce qui l’entrave.)

 

 

 

Ecrire pour Sollers c’est donc essayer de dérouler, de déplier le parchemin historique du corps même. Par cette attention aux plis et déplis du corps, Sollers n’est pas si éloigné que cela de Michaux, à cette grande différence que pour Michaux les plis du corps ne sont pas historiques, ils apparaissent plutôt comme mythologiques. Selon Michaux les plis du corps indiquent l’anachronisme instantané du mythe, du mythe bizarrement banal, l’anachronisme instantané du mythe à l’intérieur de la banalité même de l’existence.

 

 

 

Ainsi l’histoire se promène parmi notre corps, parmi les plis, les lapsus de plis de notre corps. Il y a ainsi des corps qui ont la bataille d’Austerlitz disposée à la surface des aisselles, d’autres le débarquement de Normandie sur le front, d’autres la décapitation de Danton à l’intérieur de l’anus, d’autres enfin la somnolence de Mao Tsé Toung au milieu des joues. Des passages de Paradis évoquent ces plis. « car la ligne n’est pas composée de points mais le point de lignes et au-delà des lignes de volumes d’espaces et d’hyper-espaces ».

 

 

 

 

 

Il y a une étrange manière chez Sollers de dissocier la femme de sa jouissance. Pour Sollers en effet ce n’est jamais la femme qui jouit. Pour Sollers au contraire la jouissance sexuelle est ce par quoi chaque femme parvient à s’échapper de sa féminité. « Ce qui devrait attirer notre attention, c’est qu’une femme qui jouit n’est pas du tout celle qui est en train de vivre. Elle n’est pas ce qu’elle était avant, ni ce qu’elle va redevenir tout de suite après. » « Je parlais de jouissance. Pas de « la jouissance féminine » ! Dernier leurre… Que le trou jouisse, comme tel, la soi-disant jouissance féminine serait plutôt là pour le cacher. » Ainsi c’est comme si Sollers avait le désir de sauver les femmes d’elles-mêmes par le geste de provoquer leur jouissance. Sollers se considère comme une sorte de Christ-Don Juan qui par le geste même de provoquer la jouissance de chaque femme rachèterait ainsi chaque femme de son péché de n’être qu’une femme. En cela il y a une sorte de puritanisme paradoxal de Sollers assez semblable à celui des gnostiques. Sollers pense que la jouissance sexuelle serait ce qui purifie du péché de vivre, du péché mammifère de vivre.

 

 

 

Parce qu’il pense la jouissance sexuelle en tant qu’expérience du néant, Sollers a aussi souvent tendance à nier le corps à travers la jouissance sexuelle. Pour Sollers, le corps n’est plus alors que le déchet de la jouissance du sexe (selon une vision assez semblable à celle de Lacan). Sollers a d’ailleurs de surcroit tendance à se prendre pour une sorte de saint de la sexualité autrement dit pour celui qui saurait comment devenir le dépositaire de la déchéance sexuelle des autres à travers son désir même.

 

 

 

Sollers utilise ainsi la jouissance sexuelle afin de subtiliser paradoxalement le corps. L’écriture de Sollers accomplirait ainsi une volatilisation de la présence du corps à travers la prestidigitation de la jouissance sexuelle, à travers la prestidigitation de sel de la jouissance sexuelle.

 

 

 

Le corps selon Sollers apparait ainsi souvent comme un corps inorganique dépourvu de substance. Le corps selon Sollers apparait comme un corps de parole, un corps quasi vocal. Pour Sollers le corps apparait comme une émanation de la voix. « Supposons donc un renversement, à savoir que ce n’est pas ma voix qui sort de mon corps ou qui vient de mon corps, qui est contenue par mon corps, mais le contraire, que mon corps soit dans ma voix. ». Et ce qui pour Sollers parvient à relier le corps et la voix, c’est la main à l’instant où elle écrit. « ma main en ce moment est à moi et n’est plus à moi tout à coup je la vois volant décrochée de moi et elle va écrire au fond de la page car la page n’est pas une surface comme ils le croient et après être restée longtemps tout en bas elle revient vers moi et s’arrête elle se suspend sur ma tête repart au bout de mon bras et voilà elle recommence à écrire sous ma voix pas exactement ma voix mais l’attente en voix la doublure impalpée muette la vapeur tumeur à mi-voix et elle touche trace retouche se redresse tombe et ponctue reflue repique ses pas ce qui fait que je m’arrache à l’envers à présent ou plutôt que ma main me marche qu’elle me fait migrer sur son arche » Magnifique évocation du geste d’écrire. Ce qui plait à Sollers c’est ainsi cette main qui révèle la connivence errante du corps et de la voix. Écrire c’est apparaitre ainsi auréolé par la main de sa voix ou plutôt c’est sentir la main de sa voix à la fois comme une auréole et une arche, une auréole au-dessus de sa tête et une arche à la surface de laquelle l’équilibre de sa chair vogue.

 

 

 

Ecrire pour Sollers c’est aussi essayer de devenir un trou, un trou noir. « je vais vous dire tout de suite ce que c’est que Paradis : c’est un trou. » « En tant qu’il (un écrivain) vit d’une façon bizarre, inobservable, oui c’est une sorte de trou noir. » En cela écrire pour Sollers c’est essayer de se transformer en Vierge Marie. « si vous proposez de la représentation des corps le maximum de consistance métaphorique, vous aboutissez au trou. La Bienheureuse Vierge Marie (…) est cet effet indispensable de trou… » Paradoxalement donc pour Sollers seul un Christ-Don Juan sait comment se métamorphoser en Vierge Marie, en Vierge Marie du sel.

 

 

 

« Ceci est mon corps que veut dire ici le ceci qu’est-ce qui voltige autour du ceci » Pour Sollers ce qui voltige autour du ceci c’est la voix, la volte de la voix, la volte électrique de la voix, la volte à la fois électrique hyaline saline de la voix, c’est la volte d’air voltairienne de la voix. Sollers se rêve ainsi peut-être comme une sorte de Voltaire qui se substitue au Christ, comme un Voltaire qui dirait ceci est mon corps à la place même du Christ. Il y a dans le livre de Sollers sur Rimbaud, cette phrase surprenante. « Si Jésus-Christ est ressuscité ici et maintenant, dans les siècles des siècles, disons plutôt été et hiver, ou matin et soir, pourvu que ce soit « le jour en feu », si c’est bien de cela qu’il s’agit, tout devient simple : le Christ n’a plus besoin d’être nommé (…) » Le souhait secret de Sollers serait ainsi celui de voler le nom du Christ, celui de voler le nom du Christ l’air de rien, de voler le nom du Christ comme si de rien n’était, de voler le nom du Christ à travers l’esquive d’ironie du comme si de rien n’était. Devenir un tel Christ de l’ironie est d’ailleurs implicitement indiqué à travers cette remarque de Paradis « qu’ils soient sauvés mais qu’ils n’en sachent rien surtout ».