Jacques Brel 

 

 

 

 

 

Il y a une gentillesse brutale à l’intérieur du visage de Brel. Il y a une brûlure de Brel, un écartèlement de Brel, une brûlure écartelée de Brel. Brel brûle du noir. Brel brûle du noir et broie la chandelle par les deux bouts. 

 

 

Le visage de Brel brûle d’indécence. Le visage de Brel brûle d’indécence émue. Le visage de Brel s’écartèle d’indécence émue. Le visage de Brel brûle écartelé d’indécence émue. Le visage de Brel brûle d’obscénité. Le visage de Brel brûle d’obscénité émue. Le visage de Brel brûle écartelé d’obscénité émue. 

 

 

Brel chante comme il se saoule d’émotion. Brel chante comme il se saoule la gueule d’émotion. Brel chante comme il boit et reboit et reboit encore son émotion, comme il boit et reboit et reboit encore l’ivresse de son émotion. 

 

 

Quand Brel chante c’est comme si le vent soufflait sur son visage et même à l’intérieur de son visage. Quand Brel chante c’est comme si « le vent du nord qui vient s’écarteler » soufflait à l’intérieur de son visage. 

 

 

Le visage de Brel brûle écartelé par le vent. Le visage de Brel brûle écartelé par le sang, par le vent du sang, Le visage de Brel brûle écartelé par l’émotion. Le visage de Brel brûle écartelé par le vent de l’émotion, par le vent de sang de l’émotion, par le vent du nord de l’émotion. 

 

 

Quand Brel chante, son visage ressemble aux visages des pilotes d’avions supersoniques ou aux visages des cosmonautes quand ils accomplissent des expériences à l’intérieur de souffleries géantes. Le visage de Brel a un aspect de carton ondulé, un carton ondulé au bord de l’explosion, un carton ondulé à chaque instant au bord de l’explosion. 

 

 

Brel a des narines dilatées, des yeux au bord des larmes, des lèvres révulsées, des gencives délirantes et des dents décollées comme des oreilles. Brel a des narines dilatées de rêve, des yeux au bord des sanglots, des lèvres révulsées de désespoir, des gencives délirantes d’exaltation et des dents décollées comme des oreilles d’avions. Brel a des gencives délirantes d’exaltation et une bouche éberluée de douleur. 

 

 

 

Brel braille et bêle. Brel braille des bêlements et bêle des braillements. Brel braille des brûlures. Brel braille des brûlures bêlées. Brel braille des brûlures d’écartèlements, des brûlures d’écartèlements bêlées. 

 

 

Brel broute son chant. Brel broute son chant comme un âne. Brel broute son chant comme l’âne de l’exaltation, comme l’âne du désespoir, comme l’âne d’exaltation du désespoir. 

 

 

Brel broute le brouhaha du chant. Brel broute l’élévation du chant. Brel broute le brouhaha d’élévation du chant. Brel broute l’équarrissage du chant. Brel broute l’équarrissage d’élévation du chant. 

 

 

Brel broute la viande du chant. Brel broute la viande de larmes du chant. Brel braque les ailes du chant. Brel braque les larmes du chant. Brel braque les ailes de larmes du chant. 

 

 

Brel braie l’élégie. Brel braie comme un âne élégiaque. Brel chante comme un âne qui brame. Brel chante comme un cerf qui ânonne et comme un âne qui brame. Brel chante comme une locomotive. Brel chante comme un cheval. Brel chante comme une locomotive-cheval. 

 

 

Brel braille en noir et blanc. Brel chante comme il braille en noir et blanc. Brel chante comme un acteur du cinéma muet. Brel chante comme un âne du cinéma muet.  Brel chante en braille. Brel chante comme un âne en braille, comme un âne en braille du cinéma muet. 

 

 

Brel brame des larmes. Brel chante dans l’embrasure du brame. Brel chante dans l’embrasure des larmes, dans l’embrasure de brame des larmes. Brel brame l’embrasure des larmes. Brel braque l’embrasure de brame des larmes. 

 

 

Brel chante comme il branle ses larmes. Brel chante comme il branle des brames de larmes. Brel brame des charrettes de larmes, des carrioles de larmes. Brel brame les charrettes de larmes du chant, les carrioles de larmes du chant. 

 

 

Brel pleure avec les dents. Brel pleure avec le puzzle de ses dents. Brel sanglote de la bouche. Brel sanglote de la bouche et bave des yeux. Brel sanglote des lèvres et salive des yeux. Brel sanglote des lèvres et salive du regard. 

 

 

 

Brel chante avec une tête d’âne et des bras de pieuvre. Brel chante avec une grande tête d’âne et de longs bras de pieuvre. 

 

 

Quand Brel chante son visage gesticule. Quand Brel chante, son visage gesticule et ses bras regardent. 

 

 

Il y a une exaltation brachiale flagrante de Brel. Brel bouge ses bras dans tous le sens et selon d’innombrables rythmes quand il chante. Brel chante par brachiation, par brachiation lacrymale. Brel chante en multipliant des brachiations de cierges, des brachiations de cierges lacrymaux. Brel chante comme il brandit des cierges de larmes, comme il brandit des candélabres de larmes. Brel chante comme il brandit des cierges de cris, des cierges de larmes et de cris. Brel chante comme il brandit des candélabres de sanglots, des candélabres de sanglots et de hurlements. 

 

 

Brel braque les larmes du chant. Brel braque les bras de larmes du chant. Brel braque les sanglots du chant. Brel braque les bras de sanglots du chant. Brel braque les larmes du vent. Brel brasse les larmes du vent. Brel braque les chemins de pluie, les chemins de pluie comme unique bonsoir. Brel braque comme brasse les chemins de pluie de l’unique bonsoir. 

 

 

Quand Brel chante, des chemins de pluie surgissent à l’intérieur de sa poitrine. Quand Brel chante, les chemins de pluie du bonsoir, les chemins de pluie de l’unique bonsoir surgissent à l‘intérieur de sa poitrine. Quand Brel chante, Brel porte les chemins de pluie de l’unique bonsoir à l’intérieur de la brouette de sa poitrine, à l’intérieur de la brouette de désespoir de sa poitrine. 

 

 

Brel brinqueballe des bouettes de larmes. Brel brinqueballe les brouettes de larmes du désespoir. Brel brinqueballe des brios de larmes. Brel chante comme il brinqueballe le brio de sa douleur. Brel chante comme il brinqueballe le brio de son désespoir. 

 

 

Brel brinqueballe le chant entre brouillard et corbillard. « Lui dans sa dernière bière et moi dans mon brouillard. Lui dans son corbillard et moi dans mon désert. » 

 

 

« Mon cœur ouvrait les bras. »

 

Brel chante comme il ouvre les bras de son cœur. Brel ouvre les bras de son cœur et pousse ainsi la brouette de son chant. Brel pousse la chansonnette comme une brouette. Brel pousse la chansonnette comme une brouette les bras tendus devant lui. Brel chante comme il brinqueballe une charrette. Brel chante comme il brinqueballe la charrette de ses sentiments, la charrette de ses émotions. Quand Brel chante, Brel tend les bras en avant afin de brinqueballer la charrette de ses émotions, la charrette de larmes de ses émotions, la charrette de sanglots de ses émotions, la brouette de ses émotions, la brouette de larmes de ses émotions. 

 

 

 

Il y a une indécence lugubre de Brel, l’indécence lugubre du désespoir, l’indécence lugubre d’un désespoir exhibé. Il y a une obscénité lugubre de Brel, l’obscénité lugubre d’un désespoir exhibé. 

 

 

Brel n’est jamais humoristique. En effet son désespoir n’a aucun tact. Par l’exubérance même de son désespoir, Brel apparait burlesque. 

 

 

Quand Brel chante Jacky, son visage a une expression d’extrême douceur à l’instant de dire « beau, beau » et d’extrême colère quand il dit « et con à la fois ». Brel révèle ainsi que s’il avait été beau, il aurait disposé d’une douceur et d’une cruauté bizarres. A l’inverse l’aspect ébréché d’ébriété de son visage, ébréché d’ivrognerie de son visage l’a sans doute incité à une attitude à la fois acerbe et bienveillante, à la fois brutale et généreuse. 

 

 

 

Les mains de Brel ressemblent à des pinces, des pinces-monseigneurs, des pinces monseigneur du désespoir, les pinces monseigneur de la déréliction, des pinces de Don Quichotte, des mains à la fois lances et moulins à vent, des mains à la fois hallebardes et moulins à vent. 

 

 

Les mains de Brel ressemblent à des pinces-monseigneurs bredouilles, à des pinces-monseigneurs bouillonnantes bredouillantes bredouilles, bouillonnantes bredouillantes démunies, à des pinces monseigneur éperdues, à des pinces monseigneur bredouillantes bredouilles éperdues. 

 

 

Brel a des poignets exacerbés, des poignets dingues, des poignets bégayants, des poignets comme des bougeoirs, comme des bougeoirs de dinguerie, comme des bougeoirs de dinguerie  bégayante, comme des bougeoirs de ténèbres, des bougeoirs de dinguerie ténébreuse, des bougeoirs de dinguerie bégayante ténébreuse. 

 

 

Brel a de longs doigts de jongleur précieux. Brel fait souvent une boucle digitale avec le pouce et l’index. 

 

 

Il serait intéressant de faire l’inventaire des gestes de Brel et surtout de leurs correspondances avec les phrases qu’il chante. 

 

 

La boucle des doigts quand Brel dit « Je vous ai apporté des bonbons. » 

 

 

Lorsque dans Jef Brel dit « Puis on ira manger des frites et puis des moules, des moules et puis des frites et du vin de Moselle » Brel multiplie de petites ondulations horizontales des doigts, de rapides petites ondulations des doigts à l’horizontale, comme une sorte de ruban digital, de ruban digital qui accompagne la mélodie. 

 

 

Le grand geste de la main à l’horizontale quand Brel dit dans Amsterdam « Des poissons ruisselants sur des nappes trop blanches » 

 

 

Quand Brel chante Les Vieux, à l’instant où il dit « et le verbe d’antan », Brel fait une suite de trois boucles avec la main droite, boucles qui s’éloignent de l’axe de son corps. Quand Brel chante Les Vieux, à l’instant où il dit la phrase « du lit à la fenêtre et du lit au fauteuil et puis du lit au lit » il tient ses deux mains en avant, la droite un peu recourbée, puis il les rapproche doucement et à l’instant où il dit « et puis du lit au lit » les extrémités de ses deux mains se rencontrent et se touchent. 

 

 

Brel s’embrasse les mains comme s’il était une femme quand il dit « entre mes bras trop maigres semble me murmurer, au suivant. » 

 

 

Quand dans Mathilde Brel dit « Ma mère arrête tes prières ! » il replie brusquement, brutalement presque ses bras en croix sur sa poitrine. 

 

 

 

Quand Brel chante, il se touche parfois la tête, par exemple quand il dit « C’est vrai que Germaine a les cheveux  roux » dans les Bonbons ou encore à l’instant où il prononce le mot « auréole » dans les Bigotes. Et quand Brel chante « J’écoute pousser mes cheveux. » Brel dit cette fois ces mots sans se toucher la tête, il enveloppe alors à distance sa tête avec des mouvements de poignets à la fois mièvres et pompeux. 

 

 

Il y a quelque chose de décoiffé et d’échevelé dans la parole et le sentiment de Brel. Il y a des cheveux partout dans les chansons de Brel. « Avec des cils comme des cheveux » (Les Biches). Pour Brel, même les fenêtres évoquent les cheveux. « Les fenêtres murmurent / Quand tombent en chevelure / les pluies de la froidure / que mouillent les adieux. » 

 

 

 

A l’intérieur d’un entretien télévisé, Brel a cette formule magnifique, inoubliable. « Quand une vague de l’océan vient à votre rencontre, elle ne cherche pas à savoir ce que vous pensez, elle vous emporte et vous noie et puis c’est tout. » 

 

 

La voix de Brel ressemble précisément à cette vague. Brel chante comme il porte une vague de l’océan entre ses bras. Brel chante comme il porte une vague de l’océan à l’intérieur de sa poitrine. Brel chante comme il porte une vague de l’océan à l’intérieur de la brouette de sa poitrine entre ses bras, à bout de bras. 

 

 

« Un jour on se dit qu’on aura plus d’idées. Ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est qu’un jour on n’ait plus que de mauvaises idées. » indique Brel dans une interview à la télévision. Pour Brel, il apparait ainsi préférable d’avoir un cœur plutôt que d’avoir un cerveau. Pour Brel, il apparait préférable d’avoir un cœur sans idée que d’avoir un cerveau rempli de mauvaises idées. En effet c’est comme si pour Brel  il n’y avait pas de mauvais sentiments. Pour Brel il y a des sentiments approximatifs, des sentiments hasardeux, des sentiments errants malgré tout il n’y a pas de mauvais sentiments. 

 

 

Brel affirme ainsi le flux de l’émotion, la force du flux de l’émotion, la force du flux des sentiments. Pour Brel, il y a une force des sentiments, une force de flux des sentiments qui parvient à détruire la pensée, qui parvient à détruire l’idiotie de la pensée. Brel se méfie de la pensée. Brel sait par exemple qu’il y a « des vérités qui ne servent à rien. » (Les Paumés du Petit Matin) autrement dit des vérités aussi complexes, sophistiquées que futiles, insignifiantes. 

 

 

C’est comme si pour Brel la pensée n’était qu’une paresse du cœur, une paresse du sentiment. Pour Brel, l’homme ne pense que lorsqu’il n’a pas le courage d’avoir un sentiment. Pour Brel, l’homme ne pense que lorsqu’il n’a pas l’audace d’affirmer l’approximation du sentiment, la forme approximative du sentiment. 

 

 

Dans Mathilde, Brel parle à son cœur. Dans Mathilde, Brel adresse la parole à son cœur. « Mon cœur arrête de répéter qu’elle est plus belle qu’avant l’été. » Ainsi chanter pour Brel c’est d’abord parler à son cœur. Chanter pour Brel c’est d’abord à la fois chanter avec son cœur et parler à son cœur, chanter avec son cœur comme parler à son cœur. 

 

 

La bizarrerie de Brel quand il chante Mathilde c’est d’inventer une gestuelle intégralement contradictoire avec le texte. Quand Brel dit « Et vous mes mains ne tremblez pas » ses mains tremblent » Quand Brel dit « Vous mes mains ne vous ouvrez pas » ses mains s’ouvrent et enfin quand il dit « Vous mes bras ne vous tendez pas, » ses bras se tendent. Ce que le chant  de Brel révèle alors c’est un homme écartelé, un homme écartelé entre ses gestes et son langage, un homme violemment dissocié entre ses gestes et sa parole. La passion pour Brel c’est sans aucun doute cet instant d’écartèlement, d’écartèlement contradictoire entre les gestes et la parole. 

 

 

« Le cœur dans les étoiles » (Bruxelles)

 

Il y a quelque chose d’à la fois cardiaque et stellaire à l’intérieur de la voix de Brel. Brel chante comme il crache des infarctus, comme il crache des infarctus de constellations, comme il crache des infarctus de voie lactée. 

 

 

« Si l’acte d’amour n’est pas suivi d’un énorme épuisement, c’est qu’il n‘y a pas d’amour. » « Je suis bien quand je me couche, quand je tombe de fatigue. Cette planche je l’ai bien rabotée. »

 

Le chant de Brel apparait ainsi à la recherche d’une forme d’épuisement, d’une forme d’épuisement du sentiment, d’une forme d’épuisement de l’amour. Chanter pour Brel c’est quelque chose comme le geste d’essayer d’épuiser le sentiment, comme le geste d’épuiser l’amour, comme le geste d’épuiser le flux de l’amour. En cela il y a une ressemblance entre Brel et Cassavetes, entre le chant de Brel et le cinéma de Cassavetes. Cette ressemblance c’est celle d’une exhibition indécente du sentiment, d’une exhibition obscène du sentiment.

 

Brel aime l’épuisement. Brel savoure paradoxalement l’épuisement comme un sommeil  comme une forme de sommeil éveillé. « J’aimais courir jusqu’à tomber / j’aimais la nuit jusqu’au matin. » 

 

 

 

« Ce soir, j’attends Madeleine. J’lui ai apporté du lilas. »  

 

Pour Brel, la femme n’est finalement jamais rencontrée. Pour Brel, la femme apparait surtout  presque uniquement attendue. Attente inaccomplie de la femme, attente quasi infinie de la femme dont Madeleine est l’emblème.   

 

 

Il y a un désespoir profond de Brel face aux femmes parce que pour Brel les femmes ne parviennent jamais à s’élever à la hauteur de l’amour qu’elles provoquent. « J’aime trop l’amour pour aimer beaucoup les femmes. » « Les femmes sont toujours en dessous de l’amour, en dessous de l’amour dont nous rêvons. » Il y a un désespoir de Brel parce que Brel pense que pour les femmes, l’amour n’est pas élévation, parce qu’il pense que pour les femmes l’amour accomplit la vie sans élever la vie. Ainsi pour Brel, l’homme sublime la femme par l’amour et la femme accomplit plutôt l’amour par l’homme. 

 

 

« Je t’inventerai des mots insensés que tu comprendras. »

 

Brel sait que l’amour c’est pour l’homme le désir d’adresser des mots insensées, des phrases insensées à la femme. Le désespoir de Brel, c’est de savoir que ces mots insensés, la femme ne les comprend pas, ces mots insensés restent finalement pour la femme lettre morte. Le désespoir de Brel est un désespoir essentiellement littéraire, celui de savoir que la femme ne comprend jamais les mots insensés que pourtant elle inspire. 

 

 

« Mais les femmes toujours ne ressemblent qu’aux femmes. » (La Ville s’endormait)

 

C’est pourquoi l’amour de Brel pour les femmes apparait comme un amour désespéré. Brel considère en effet que les femmes ne sont pas des sources intenses de métaphores. Pour Brel ce sont plutôt les hommes qui provoquent des ressemblances, des comparaisons singulières. Les femmes elles ne suscitent que des passions, des passions qui se ressemblent les unes les autres, des passions indifférenciées. Pour Brel, les femmes se ressemblent parce qu’elles suscitent toujours finalement les mêmes images. Pour Brel, les femmes ne parviennent à se distinguer que par leurs prénoms. « Tombé au champ d’amour / pour un prénom de fille/ qui m’avait dit toujours. » (Clara) « Et je ne garderai / pour habiller mon âme / que l’idée d’un rosier / et qu’un prénom de femme. » (A mon Dernier Repas). 

 

 

« Les filles, ça vous prend les dés. » (Les Filles et les Chiens)

 

Brel révèle ainsi que la femme dispose d’une aptitude que l’homme n’a jamais, celle de séduire le hasard. Pour Brel, l’homme sait comment séduire la femme cependant il ne sait pas comment séduire et posséder le hasard en même temps que la femme. Pour Brel, la femme à l’inverse séduit et possède d’un seul geste à la fois la chair de l’homme et la forme du hasard. 

 

 

Et cette vision étrange aussi de Titine « Je l’ai trouvée par hasard / qui vendait du buvard / derrière une vitrine de la gare saint Lazare. » C’est une manière d’évoquer quelque chose comme une buée avec le buvard derrière la vitre, une manière d’indiquer aussi la coïncidence avec la rime entre hasard et buvard, la coïncidence étant en effet l’instant où le hasard semble se décalquer lui-même. 

 

 

Il y a aussi parfois cette idée suggérée, implicite chez Brel, que l’amour n’est qu’une distraction, une distraction pour sortir de l’ennui, une distraction pour s’extraire de l’ennui. « Ni ces bras blancs d’une seule nuit / Collier de femme pour notre ennui. » « Quand elles s’échappent en riant/ des pâturages de l’ennui / les biches.» (Les Biches) 

 

 

 

D’innombrables prénoms apparaissent à l’intérieur des chansons de Brel. Par exemple Madeleine, Mathilde, Clara, Frieda  Marieke, Fanette, Jacky, Jeff, Emile, Fernand. Brel chante à destination des prénoms. Brel destine ce qu’il chante à des prénoms. 

 

 

Une forme de chanson revient aussi souvent, celle de l’adresse à l’ami : Jeff, Emile, Fernand. Pour Brel, chanter c’est d’abord parler avec l’ami, c’est d’abord se confier à l’ami. « Non, Jeff, t’es pas tout seul. » « Adieu l’Emile je t’aimais bien » « Je prendrai / dans les yeux d’un ami / ce qu’il y a de plus chaud, de plus beau / et de plus tendre aussi. / Qu’on ne voit que deux ou trois fois / durant toute une vie/ et qui fait que cet ami est notre ami. » 

 

 

Chanter pour Brel c’est d’abord cela, partager la parole avec l’ami, partager les sentiments avec l’ami, partager la parole du sentiment avec l’ami. Chanter pour Brel c’est boire le verre de la parole avec l’ami, c’est boire le verre de la parole du sentiment avec l’ami. Et si boire la parole du sentiment devient impossible parce que l’ami est maintenant mort c’est alors boire le silence. « On boira du silence à la sante de Constance qui se fout bien de ton ombre. » « La fidélité de certains hommes vis-à-vis d’autres hommes, ça, ça m’émeut aux larmes. Je trouve ça beau, je trouve ça noble. Je trouve ça supérieur à tous les autres sentiments. » indique Brel dans une interview. 

 

 

Brel y indique aussi que la tendresse est pour lui beaucoup plus un sentiment entre les hommes, qu’un sentiment entre un homme et une femme. Cette tendresse entre les hommes est selon lui un sentiment entre deux pôles égalitaires, deux pôles égalitaires qui à l’inverse disparaissent à l’intérieur de l’amour entre un homme et une femme. « Avec les femmes il y a surtout de la passion, de la patience et puis à la fin des remords, il faut être honnête. » et il ajoute encore  « Bien sûr, un homme peur aimer tendrement une femme mais la tendresse s’adresse pour moi d’abord aux hommes. » Brel est ainsi le chanteur de la fraternité entre les hommes, de la fraternité viscérale entre les hommes. 

 

 

Il y a pour Brel un combat entre l’amour et l’amitié. Pour Brel, l’amour détruit l’amitié. « Mes amis, ne comptez plus sur moi, ma belle Mathilde puisque te v’là ». Et l’amitié console de  l’amour (Jeff) ou trahit l’amour (Fanette). L’ami devient alors parfois celui qui vole l’amour « Nous étions deux amis et Fanette m’aimait // et Fanette l’aimait.» 

 

 

En effet pour Brel, l’amour combat. L’amour combat à la fois les ennemis et les amis. Pour Brel, l’amour combat à la fois la famille ennemie « Les autres, ils disent comme ça, qu’elle est trop belle pour moi, que je suis tout juste bon à égorger les chats. » et les amis. C’est cela qui est étrange et beau chez Brel, cette manière de l’amour de combattre sur tous les fronts, à la fois ennemis et amis et de combattre aussi finalement pour rien, de combattre comme un vaincu certain  « Je sais pourtant que ce prochain amour / sera pour moi la prochaine défaite. » C’est précisément cela le désespoir d’amour de Brel. Pour Brel, l’homme qui aime une femme, aime à la fois une femme qui n’est jamais digne de cet amour et qui de plus apparait à chaque fois comme celle qui triomphe à l’intérieur du jeu amoureux. « Les filles ça joue à jouer, ça joue à aimer, ça joue pour gagner. » 

 

 

 

Les extraordinaires interviews de Brel à la télévision. Ce sont parmi les plus beaux enregistrements d’un homme qui parle, d’un homme qui improvise sa parole, jamais accomplis. Les plus beaux enregistrements non parce que ce sont les plus intelligents ou les plus subtils, plutôt les plus beaux parce que les plus vivaces, les plus évidemment vivaces, les plus vivaces parce que les plus incarnés. Brel parle et sa parole apparait présente, et sa parole surgit avec une présence incroyable. Il n’y a aucune distance entre son corps et sa parole. Son corps parle et sa parole s’incarne. Son corps parle exactement comme sa parole s’incarne. Sa chair survient comme verbe et son verbe survient comme chair. Brel parle ainsi comme un Christ. J’ai toujours imaginé que le Christ parlait de cette manière. Brel y évoque quelque chose comme une sagesse, une sagesse triviale, non pas la sagesse d’un homme singulier, plutôt la sagesse d’un homme parmi d’autres, une sagesse bricolée comme ça, une sagesse bricolée sans héroïsme, une sagesse bricolée comme ça au grand désespoir la chance. 

 

 

« Un homme dès qu’on lui retire sa fonction d’homme (son métier, sa profession), il n’y a rien de plus ridicule. Avez-vous déjà vu un grand chirurgien jouer au billard ? Cela n’intéresse personne. Et surtout pas ses enfants. Il vaudrait mieux être élevé par un chirurgien qui opère que par un chirurgien qui joue au billard. » « Le père est censé éduquer sa progéniture à un moment de la journée où il ne veut plus rien puisqu’il n’a plus rien à donner.» Ce que dit alors Brel apparait beau comme du Péguy ou du Chesterton. Pour Brel, le travail est une valeur, une valeur extrêmement haute. « Travailler son rêve » Pour Brel, le travail n’est pas une valeur  économique, une valeur d’échange. Pour Brel, le travail est une valeur de don. Pour Brel, ce qui se donne c’est d’abord le travail. Pour Brel, l’homme ne devient apte à donner quelque chose à quelqu’un d’autre qu’à l’instant où il travaille. 

 

 

Brel a une vision étrange du talent. Pour Brel, le talent n’est pas une aptitude du caractère, c’est plutôt l’intensité d’un désir, la ténacité d’une pulsion. « Le talent c’est avoir envie de faire quelque chose. Celui qui a envie de manger un homard a le talent de manger ce homard, de savourer ce homard. Avoir envie de réaliser un rêve c’est le talent. » Pour Brel, le talent c’est la force de rester au contact avec son rêve, c’est la proximité du rêve, c’est  le désir de rester à proximité de son rêve. Pour Brel, le talent c’est  de savoir garder à chaque instant le contact avec son rêve, c’est l’impulsion à chaque instant renouvelée de rester à proximité de son rêve. Pour Brel, le talent c’est la volonté tenace, c’est l’élan tenace, c’est l’élan de la ténacité comme la ténacité de l’élan. 

 

 

Brel croit à la puissance du rêve. « On a un rêve et on essaie de bâtir, de structurer ce rêve. » 

 

Par cette revendication du rêve, Brel ressemble bizarrement à Pessoa. Brel pourrait par exemple signer ces phrases du Livre de l’Intranquillité. « Ce que je rêve, nul autre que moi ne peut le voir, nul autre ne peut le posséder. » « Tuer le rêve, c’est nous tuer nous-même. C’est mutiler notre âme. Le rêve, c’est ce que nous possédons de plus intimement nôtre, de plus impénétrablement, inexpugnablement nôtre. » 

 

 

Pour Brel, le chant c’est la hantise du rêve. Pour Brel, le rêve apparait comme ce qui hante le chant. « Dans le port d’Amsterdam / Y’a des marins qui chantent/ les rêves qui les hantent. »   Pour Brel, la chanson ne révèle pas le rêve. La chanson révèle plutôt le fantôme du rêve, le fantôme à la fois éprouvé et impensable du rêve, le fantôme indicible du rêve, fantôme du rêve que la bouche souffle et parfois hurle sans cependant parvenir à le penser. En effet pour Brel, l’homme ne parvient jamais à connaitre son rêve. Pour Brel, l’homme sent les rêves qu’il désire, et même les rêves qu’il veut sans jamais cependant les connaitre. 

 

 

Brel ne chante pas pour dire ce qu’il pense. Brel ne chante même pas pour dire ses sentiments. Brel chante pour montrer son sentiment, pour montrer son rêve, pour montrer le sentiment de son rêve. Brel chante comme il exhibe son rêve. Brel chante comme il montre la nudité de son rêve, comme il montre le sentiment de son rêve, le sentiment de nudité de son rêve. 

 

 

Pour Brel, l’homme qui n’a pas de rêve n’est rien. Cependant pour Brel, avoir un rêve ne suffit pas. Pour Brel, la noblesse de l’homme c’est à la fois d’avoir un rêve et d’avoir le courage de montrer ce rêve, d’avoir le courage de montrer ce rêve aux autres, d’exhiber ce rêve aux autres, d’exhiber ce rêve avec la plus extrême rigueur, avec la plus intense loyauté. 

 

 

« Je n’ai plus peur de la mort parce que je m’intéresse plus du tout à moi. Je me sens comme un outil. »

 

Ainsi si Brel travaille son rêve, ce n’est pas pour maitriser son rêve, c’est plutôt à l’inverse afin de devenir l’outil de son rêve. Et alors pour Brel la seule manière de détruire la peur de la mort c’est de s’oublier soi, c’est d’oublier le moi en transformant le moi en un outil, en outil d’immortalité, en outil de l’immortalité du rêve. 

 

 

Brel sait que celui qui invente, celui qui crée ne doit pas être le maitre de son œuvre, qu’il apparait plutôt à l’inverse nécessaire qu’il devienne l’outil de son œuvre. En effet pour Brel, s’il existe une forme de souveraineté de l’art, c’est la souveraineté de l’œuvre elle-même et non la souveraineté de celui qui crée l’œuvre. L’œuvre d’art apparait ainsi souveraine précisément parce qu’elle a plus d’exactitude et d’intensité que celui qui crée l’œuvre. 

 

 

« Qu’on a les yeux enfin ouverts / mais qu’on ne se regarde plus /qu’on regarde la lumière / et les nuages pendus. »

 

Brel sait ainsi que la seule forme de lucidité, la seule forme de lucidité souveraine, c’est de parvenir à regarder le monde, à contempler le monde sans s’observer soi-même. Brel sait que la seule forme de lucidité souveraine c’est d’essayer de contempler le monde sans désirer se connaitre soi. Et cette lucidité souveraine n’existe qu’à l’instant où l’enfance coïncide avec le mourir, c’est à dire à l’instant où l’homme devient quelque chose comme l’enfant du geste de mourir. « On redevient petit enfant / dedans le ventre de la terre. » 

 

 

 

Dans une interview Brel dit aussi que 40 ans est l’âge où l’enfance disparait. « Jusqu’à 40 ans l’homme est sur le chemin de son enfance. A 40 ans, il ne se sent pas vieillir, il ne se sent pas vieux, cependant il n’y a plus d’enfance. » Le problème de Brel serait alors celui-ci : que devient le rêve de l’homme quand l’homme a perdu le contact avec l’enfance ? Quelle forme a le rêve quand le rêve ne vient plus de l’enfance ? Et même que devient le rêve quand le rêve est une manière d’oublier son enfance, que devient le rêve quand il n’est plus rêve d’enfant, quand il devient désormais rêve d’un vieil homme, rêve d’une vieillesse qui a oublié l’enfance, rêve d’une vieillesse qui a oublié l’enfance et qui le sait. 

 

 

A la différence de Baudelaire, Brel ne pense donc pas le rêve comme une manière de retrouver l’enfance à volonté. Pour Brel, le rêve est plutôt comme une manière de « désapprendre l’enfance » de désapprendre aussi le malheur et la tristesse de l’enfance. Brel de même que Michaux affirme en effet qu’« il est plus difficile de désapprendre que d’apprendre. » Et surtout ce que Brel tente avec audace c’est non seulement de désapprendre le savoir de l’adulte, le savoir ennuyeux de l’adulte mais aussi le non-savoir de l’enfant, le non-savoir triste de l’enfant, le non-savoir mélancolique de l’enfant. Le rêve pour Brel, c’est ainsi une manière de désapprendre d’un seul geste en même temps le savoir et le non-savoir, le savoir ennuyeux des adultes, le savoir idiot et ennuyeux des adultes et le non-savoir emprisonné et épouvanté de l’enfant. En effet, pour Brel il n’y a pas de liberté et de joie de l’enfant. Pour Brel, l’enfant est essentiellement assujetti « Mon enfance passa, de fausses révérences en manque de batailles. ». 

 

 

« Les enfants, cela doit se séduire comme une femme ou comme une salle. »

 

Ainsi pour Brel, l’enfance n’est pas à éduquer et ‘enfance n’est pas non plus à respecter ou à connaitre. Exister pour Brel ce n’est pas retourner en enfance, retourner en enfance à volonté. Exister avec intensité pour Brel, c’est plutôt répondre à son enfance, c’est répondre à son enfance en séduisant son enfance, c’est à dire en détournant son enfance, en détournant son enfance de son chemin. En effet Brel considère que l’enfance a aussi ses manies et ses scléroses et qu’il est parfois préférable de charmer l’enfance afin de l’extraire de son ennui. 

 

 

« L’enfance qui peut nous dire quand ça finit/ qui peut nous dire quand ça commence. / C’est tout ce qui n’est pas écrit. / L’enfance qui nous empêche de la vivre (…) de déchirer la fin du livre. » (Le Far West)

 

Pour Brel, l’enfance c’est aussi ce qui à l’intérieur de chaque âge de l’existence n’est pas encore fixé, n’est pas encore déterminé à l’avance. Pour Brel, l’enfance c’est la forme improvisée et imprévisible de chaque âge. Pour Brel, l’enfance n’est pas le temps de la non-parole, c’est plutôt le temps du non-écrit. Pour Brel, l’enfance c’est le temps où la parole sait comment déchirer l’écriture. L’enfance c’est le temps où l’improvisation de la parole dispose à la fois de la volonté et de l’aisance de déchirer la fixité de l’écriture, de fragmenter la fixité de l’écriture. Pour Brel, l’enfance apparait comme le temps d’une extrême imprudence, d’une extrême imprudence qui inachève l’existence, qui inachève l’existence sans malgré tout l’interrompre. L’enfance apparait ainsi comme l’inverse même de la mort. La mort interrompt l’existence en l’achevant. L’enfance inachève l’existence sans l’interrompre. 

 

 

« Un enfant ça vous décroche un rêve : ça le porte à ses lèvres / et ça part en chantant. » (Un Enfant)

 

Ainsi chanter pour Brel c’est malgré tout essayer de toucher un rêve, c’est essayer de toucher un rêve avec la bouche. Chanter pour Brel c’est embrasser un rêve sur la bouche, c’est embrasser un rêve d’enfance sur la bouche. 

 

 

« Et j’aimerais que les enfants ne me regardent pas. » (La Statue)

 

Il n’y a qu’une seule forme de pudeur pour Brel, c’est la pudeur devant le regard de l’enfant. Brel apparait à la fois extrêmement impudique devant le regard des autres hommes et extrêmement pudique face au regard des enfants, face au regard de l’enfance même. 

 

 

Pour Brel, il n’y a qu’une seule forme de honte, c’est la honte face à l’enfant. Et cela précisément parce que l’enfant apparait comme celui qui se tient déjà en contact intense avec la honte, avec la honte face à l’inconnu. Brel sait que l’enfant a honte de l’inconnu. C’est pourquoi l’homme adulte a honte d’être regardé par cette honte de l’inconnu à l’intérieur de l’enfant. 

 

 

La pudeur de Brel n’est pas une pudeur de la pensée, c’est plutôt une pudeur animale. C’est quelque chose comme la pudeur du chien qui ne veut pas être regardé quand il mange ou quand il apparait blessé. « Et mon cheval qui boit / et moi qui le regarde / et ma soif qui prend garde/ qu’elle ne se voie pas. » (La Ville s’Endormait) 

 

 

 

Brel est hanté à travers le qu’en dira-t-on. Ce sont des sortes de résidus bourgeois. « Comme dit son cousin Joël » « Les autres ils disent comme ça qu’elle est trop belle pour moi. » A ce propos Brel sait très bien que la révolte contre l’ordre bourgeois est elle-même bourgeoise. C’est le sens même de la chanson Les Bourgeois. En effet ceux qui a vingt ans insultent les bourgeois sont justement ceux qui à 50 ans seront eux même des bourgeois, des bourgeois que d’autres jeunes insulteront. Pour Brel, le bourgeois, c’est l’homme qui s’insulte lui-même, l’homme qui s’insulte lui-même d’âge en âge, l’homme qui s’insulte lui-même à travers les âges, de génération en génération. 

 

 

La peur de vivre est partout dans les chansons de Brel « Et dans l’odeur des fleurs qui bientôt s’éteindra, je sais que j’aurai peur une dernière fois. » (A mon Dernier Repas). Cette peur de vivre, c’est souvent la peur d’être vu. « Les fenêtres me suivent, me suivent et me poursuivent  jusqu’à ce que peur s’ensuive tout au fond de mes draps » Il y a chez Brel à la fois une peur d’être suivi « au suivant » et une peur d’être vu, une peur d’être suivi à vue. Il y a chez Brel une peur d’être vu qu’il a cependant choisi de renverser en exhibitionnisme. « J’ai choisi d’être exhibitionniste, avec des intentions morales ou philosophiques, peu importe. » Brel renverse alors la peur d’être vu comme le verre de bière de l’exhibitionnisme, comme le verre de bière mousseuse de l’exhibitionnisme. 

 

 

Dans une interview télévisée, Brel indique qu’il n’a plus peur des autres hommes, qu’il n’a plus peur désormais que de lui-même. Il y a ainsi une sorte d’épouvante exhibitionniste chez Brel, une épouvante sans prudence, une épouvante sans précaution. « Je déteste la prudence. »   dit-il dans cette même interview. Il y a en Brel une épouvante de soi qui est cependant aussi une épouvante d’acteur autrement dit une épouvante des virtualités du moi, une épouvante envers ce qu’il pourrait être ou envers ce qu’il aurait pu être. 

 

 

Brel chante comme le Don Quichotte de lui-même. Son exhibitionnisme cherche en effet à combattre son illusionnisme. Son exhibitionnisme et son illusionnisme se combattent à chaque instant l’un l’autre. 

 

 

 

Il y a finalement une forme de cynisme insouciant, de cynisme de l’insouciance chez Brel,  cynisme de l’insouciance par lequel il affirme l’aspect presque sans importance de la vie. « Vivre c’est formidable  mais ça n’est pas sérieux, ça n’est pas grave. Il faut fuir la gravité des imbéciles. C’est une aventure, c’est presque un jeu. Rien n’est sérieux. J’en suis de plus en plus certain. Tout ça est très rigolo, tout ça n’est pas important. » 

                                          

 

Brel considère qu’il est même préférable de se chatouiller les pieds plutôt que d’analyser sa propre vie. « Analyser, c’est inutile. L’existence est trop fragile, je veux bien me chatouiller les pieds parce que j’y prends du plaisir et qu’alors je sais où je vais. Mais s’analyser, non. »  Cette préférence du chatouillis plutôt que de la pensée, c’est l’aspect rigolo de Brel. Brel a le sentiment que vivre est drôle, que vivre est drôle plutôt que sensé. Pour Brel, si la vie est une idée, eh bien c’est une drôle d’idée. 

 

 

Il y a une très grande aptitude à accueillir la stupidité et la connerie chez Brel. « Vous savez, la bêtise était là bien avait moi. » dit une fois Brel à Danièle Gilbert et c’est d’autant plus remarquable que Brel le dit à une femme aussi stupide. Cette aptitude à accueillir la connerie apparait flagrante dans le film L’Emmerdeur d’Edouard Molinaro où le ridicule du con est par exemple celui de l’homme qui cherche à se pendre à une chasse d’eau. Brel sait comment révéler avec une intensité superbe la tristesse de la stupidité, le désarroi de la connerie. Brel montre le malheur de la connerie, la malédiction de la connerie, sa clownerie aussi, sa malédiction clownesque. La connerie n’est jamais dénoncée par Brel. Avec une empathie surprenante, Brel révèle que la première victime de la connerie c’est le con lui-même. La connerie pour Brel n’est par une arrogance de l’ignorance, une arrogance de la non-pensée, c’est plutôt une erreur du cœur. Le con c’est celui qui se trompe de sentiment, connerie de celui qui attend indéfiniment Madeleine, connerie de celui qui croit que Titine reviendra. Pour Brel, la connerie c’est celle de la beauté même. « Beau, beau, beau et con à la fois. » 

               

 

Brel est aussi comme Brassens un grand caricaturiste. Caricature plus âpre que celle de Brassens d’ailleurs, caricature cette fois impitoyable et sans compassion. Brel est un  caricaturiste non pas de la stupidité et de la connerie mais du conformisme, de la convention, convention qui est aussi bien celle des bourgeois que des pseudo-révoltés. « Quelques couples protubérants / Dansent comme des escalopes/ avec des langueurs d’héliotropes / devant des faiseuses de cancans. » (Je suis un Soir d’Eté) La rime escalope et héliotrope qui allie la viande fade a la fleur resplendissante est superbe. Ou encore « Et la sous-préfecture / fête la sous-préfète/ sous le lustre à facettes/ il pleut des orangeades / et des champagnes tièdes/ et les propos glacés/ des femelles maussades /des fonctionnarisés.» L’ultra-redondance sous-préfecture-fête-sous-préfète indique à la perfection l’insupportable stagnation psychique de ce type d’assemblées, stagnation psychique qui est aussi celle des fêtes de la bohème snob où se développe une complaisance idiote, une concupiscente vicieuse pour le néant que Brel indique alors par une litanie de négations. « Les poèmes qu’ils n’ont pas lus/  les romans qu’ils n’ont pas écrits/ les amours qu’ils n’ont pas vécues / les vérités qui ne servent à rien. » (Les Paumés du petit Matin) 

 

 

Brel caricature ainsi avec une netteté prodigieuse les silhouettes des hommes qui ne désirent rien d’autre que de vivre en tant que stéréotypes. « Qui fait ses petites affaires/ avec son petit chapeau / avec son petit manteau / avec sa petite auto », silhouettes sclérosées du simulacre « Qu’aimerait bien avoir l’air / Mais qu’a pas l’air du tout. » (Ces Gens-Là). Image caricaturale encore des timides « une valise dans chaque main et une valise sur le cœur. » (Les Timides), image caricaturale du timide comme le valet éternel de son angoisse. 

 

 

« Un jour, je me ferai cul-de jatte ou bonne sœur ou pendu, enfin un de ses machins où je ne serai jamais plus le suivant, le suivant. » (Au Suivant)

 

Ça c’est la forme même de la drôlerie des chansons de Brel. Brel est un virtuose de la simple contigüité, de la contiguïté des listes. Cul-de jatte, bonne sœur, pendu. Il suffit à Brel de trois mots juxtaposés pour inventer une farandole mentale hilarante celle d’un monde où la religieuse est le trait d’union entre le handicapé et le supplicié. Ce qui reste cependant presque inquiétant dans cette fin de chanson, c’est que Brel ne semble pas avoir conscience d’utiliser alors une suite de mots, une suite de vocables pour dire ce qui est censé parvenir à s’extraire de la situation de suivant. C’est involontaire, presque contradictoire, c’est pourquoi cela sonne avec autant d’intensité, et le mot machin que Brel utilise à cet instant est finalement l’indice du non-sens aveugle de la phrase, l’indice de la presque contradiction énonciative de la phrase. 

 

 

 

Bruxelles est une chanson intégralement jouée, ou plutôt intégralement agie, agie et agitée. Brel chante cette chanson à la manière d’une marionnette, d’une marionnette du cinéma. Il multiplie ainsi des gimmicks de postures à toute vitesse : course saccadée sur place, main sur le cœur, doigts au sommet de la tête. C’est du chant burlesque. Bizarrement le chant devient alors comme du mime de cinéma muet, comme une manière de marionnettiser le cinéma muet. Par le geste de chanter Brel parvient ainsi à condenser la mémoire des images du cinéma muet à l’intérieur de son corps. Chanter pour Brel c’est ainsi quelque chose comme donner la parole au cinéma muet. « Puis tu marches comme Chaplin puis t’es devenue parlante. » 

 

 

Le génie de Brel c’est d‘être parvenu non seulement à théâtraliser le chant - théâtraliser le chant, Piaf ou Aznavour le faisait déjà - mais surtout d’être parvenu à cinématographier le chant. Ce geste de cinématographier le chant, c’est aussi ce que tenta à sa manière Barbara. Brel ainsi n’est ni un chanteur, ni un acteur de cinéma. Ce qu’invente Brel, c’est le chanteur de cinéma. 

 

 

Comme Aznavour ou Bécaud, Brel est un chanteur comédien. Ses chansons sont très souvent des interprétations de personnages et c’est surtout un chanteur cinéaste et parfois un chanteur à la fois peintre et cinéaste. Ce que Brel chante ce sont des scènes de cinéma. A mon Dernier Repas, c’est du Visconti ou du Fellini, Fernand, c’est du J. Vigo, Jeff c’est du Cassavetes. Madeleine c’est du Carné. Titine c’est un mélange de Murnau et de Chaplin. Au Suivant, c’est du Truffaut. Orly c’est du Lelouch. Les Paumés du Petit Matin, c’est du Eustache, A Jeun et Les Bonbons c’est du Chabrol, Le Gaz c’est du Nelly Kaplan, Bruxelles, c’est du Laurel et Hardy, Le Tango Funèbre c’est du Buñuel. Et Amsterdam c’est du Fassbinder « Y’a des marins qui dansent / en se frottant la panse / sur la panse des femmes » mélangé à du Van Gogh « Et ils tournent et ils dansent / Comme des soleils crachés. » Chanter c’est ainsi pour Brel inventer une forme de montage instantané, un montage instantané entre différents cinéastes et parfois encore entre un cinéaste et un peintre. 

 

 

 

« Je suis un soir d’été. » Il y a un devenir paysage, un devenir paysage abstrait chez Brel. Ce devenir paysage abstrait s’accomplit à l’instant d’oublier les noms, d’abord le nom du paysage et aussi qui sait le nom de celui contemple et devient ce paysage. « La ville s’endormait /Et j’en oublie le nom / sur le fleuve en amont / un coin de ciel brûlait. » 

 

 

Ce qui apparait étonnant chez Brel c’est son aptitude à devenir ce qu’il chante, son aptitude à se transformer en ce qu’il chante. Brel devient, incarne les hommes et les femmes qu’il évoque. Et Brel parvient surtout à devenir, à incarner les choses qu’il chante : la pendule, le lit, la fenêtre, la nappe, les poissons, les moules, les frites et les verres de vin ou de bière. 

 

 

Brel incarne ainsi les choses, les choses alentour. Par le chant, Brel joue les choses. Par le chant, Brel devient l’acteur des choses, le cinéaste des choses. Par le chant, Brel devient à la fois l’acteur et le cinéaste des choses. Brel ne mime pas les hommes, les femmes et les choses. Brel évoque plutôt les choses. Brel évoque les choses avec les lèvres de ses bras, avec la prolifération de lèvres de ses bras. Brel évoque les choses avec les bouches de ses bras, avec la prolifération de bouches de ses bras. Brel évoque les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards et les choses comme un poulpe, comme un poulpe de l’émotion, comme un poulpe du chant, comme le poulpe d’émotion du chant, comme un poulpe en ébullition, comme le poulpe en ébullition du chant, comme le poulpe d’émotion en ébullition du chant. 

 

 

Il y a en effet quelque chose comme une ébullition du chant de Brel, ébullition qui est celle d’un flux de gris, d’un flux de grisaille, le flux de grisaille d’une sorte de friture. Quasi-sidéré à l’intérieur du halo de projecteur du music-hall, postillonnant, éructant, ahanant et crachant,  en sueur, le visage de Brel semble alors plongé dans le bac à fritures de la lumière. Ce que le chant de Brel donne à voir et à entendre c’est le bac à friture du spectacle. Quand Brel chante son visage surgit comme un poisson ruisselant à l’intérieur du bac à fritures du spectacle. 

 

 

Brel hurle comme une marionnette. Brel hurle comme la marionnette de la marée. Brel hurle comme la marionnette de son émotion, comme la marionnette de la marée de son émotion. 

 

 

 

Il y a des ressemblances entre Brel et Cassavetes. Brel compose par exemple la chanson de Quand Maman elle reviendra exactement de la même manière que Cassavetes compose une scène de Faces, à savoir par des ajouts hasardés en parlant avec quelqu’un, en dialoguant avec son musicien pour Brel, en dialoguant avec ses acteurs pour Cassavetes. Cela indique d’ailleurs que pour Brel les musiciens sont aussi des acteurs de la chanson et que pour Cassavetes les acteurs sont des musiciens de la scène. 

 

 

Il y a aussi le même histrionisme de l’alcool, le même goût pour la saoulerie théâtrale, pour la soûlographie théâtrale chez Brel et chez Cassavetes. Jacky est par exemple une chanson cassavetesienne, une chanson qui aurait pu être chantée entre deux vomissements aux toilettes dans la scène du bar de Husbands. 

 

 

Il y a enfin une façon comparable de ponctuer la parole avec la cigarette. Quand Brel allume une cigarette dans une interview après avoir fait l’apologie de la fidélité amicale entre deux hommes, c’est un geste cassavetesien. Et le rictus des mâchoires encore. Pour Brel comme pour Cassavetes, il y a une curieuse insistance anatomique des mâchoires. Brel serait alors une sorte de Cassavetes belge. 

 

 

 

Brel baragouine des élégances. Brel baragouine des éloquences. Brel baragouine des élégances éloquentes. C’est son aspect laforguien. 

 

 

Il y a parfois en effet des ressemblances entre Brel et Laforgue. Par exemple la valeur intense, intensément sentimentale du mot Far-West, le Far-West comme forme par excellence du rêve. « Pourtant déjà certain / que mes oncles repus / m’avaient volé le Far-West. » (Mon Enfance) 

 

 

« Les filles c’est beau comme un jeu / c’est beau comme un feu/ c’est beaucoup trop peu.»

 

Là encore l’utilisation du mot peu, et même du trop peu est laforguienne. La rime feu peu l’est aussi. Autre proximité enfin avec Laforgue, les figures de Pierrot et de Colombine « Et ne demeure que l’opaline / de l’âme du pauvre Pierrot / pleurant fugace Colombine / dans les jardins du casino, du casino. » et enfin Le Récitatif Lunaire. 

 

 

 

Brel est parfois un métaphoriste audacieux, un métaphoriste baroque. Ceci par exemple « La chaleur se vertèbre/ il fleuve des ivresses. » (Je Suis un Soir d’Eté) ou bien encore « Ils vous montrent des dents (...) A décroisser la lune. » Il y a ainsi chez Brel une relation entre les dents et la lune, entre les mâchoires et la lune. Brel chante avec des mâchoires lunatiques. C’est précisément ce lunatisme des mâchoires qui provoque la bizarrerie du chant de Brel, lunatisme des mâchoires où s’allie à la fois le sourire et le cri, le sanglot et le rire. 

 

 

Brel sait aussi inventer malgré tout des images sobres et paisibles « A l’éclatement bleu des matins de printemps » ou celle si simple et si belle du Plat Pays. « Avec des cathédrales pour uniques montagnes. » Les cathédrales apparaissent en effet comme les montagnes minuscules du miracle, comme les montagnes de l’humilité du miracle c’est-à-dire aussi les montagnes du « désir incroyable de se vouloir construire » (J’en Appelle) 

 

 

Une image revient aussi d’une chanson à l’autre : la maison de lumière. « J’en appelle aux maisons écrasées de lumière. » « Même qu’on se dit souvent /qu’on aura une maison/ avec des tas de fenêtres / avec presque pas de murs / et qu’on vivra dedans/ et qu’il fera bon y être. » Par cette image de la maison comme espace de partage de la transparence, comme espace de partage de la transparence du sentiment, Brel apparait alors extrêmement proche d’Eluard. 

 

 

« Tu habites rue de la Madone/ une maison qui se déhanche / une maison qui se tire-bouchonne / et qui pleure à grosses planches. » Cette maison du Gaz semble extraite d’un tableau de Soutine. Cette image d’une maison qui se déhanche, d’une maison qui danse à l’intérieur de l’espace apparait comme une image à jamais inoubliable. Cette maison qui se déhanche c’est l’image même de la danse du désir, de la danse de déflagration du désir, de la danse d’explosion du désir. Cette maison qui se déhanche et sanglote c’est l’image même du désespoir du désir, du désespoir flagrant du désir. Brel montre ainsi la danse de la maison, la danse de la maison du désir, la danse de la maison d’amour. 

 

 

« Avec le vent de l’Ouest, / écoutez le vouloir, / le plat pays qui est le mien. »

 

Pour Brel, le vent révèle une volonté de l’espace. Pour Brel, le vent révèle le spasme de l’espace, le spasme de volonté de l’espace. Pour Brel, le vent révèle une volonté d’appartenance de l’espace, une volonté de possession de l’espace. Pour Brel, par le vent, grâce au vent, la chair essaie de posséder l’espace. Pour Brel, par le vent, la chair parvient à appartenir à son pays, à appartenir à l’élan de son pays, à l’élan immobile de son pays. 

 

 

« J’aimais la pluie noyant l’espace. »

 

Simple et belle image. En effet la pluie noie l’espace. La pluie noie l’espace avec des noyaux de translucidité. La pluie noie l’espace avec de minuscules noyaux de translucidité en suspens, de minuscules noyaux de translucidité en apesanteur. 

 

 

« Avec le fil des jours comme unique voyage »

 

Il y a un magnifique sentiment spatial du temps chez Brel. Brel a le sentiment de la suite des jours comme espace, comme espace à la fois de l’ennui et de l’exil. C’est comme si pour Brel  l’homme était exilé à l’intérieur du temps, exilé à l’intérieur même de l’ennui du temps. Pour Brel, l’ennui est ce qui empêche le voyage. « Je voulais prendre un train que je n’ai jamais pris » et pourtant cet empêchement du voyage de l’ennui révèle aussi une autre forme de voyage, le voyage de paralysie du temps, l’exil de paralysie sur place du temps, voyage de paralysie du temps qui n’est pas celui de l’oubli, qui apparait plutôt comme celui de l’habitude. « On oublie rien de rien, on s’habitue, c’est tout. » 

 

 

Il y a un sentiment intense des saisons chez Brel, du printemps et de l’été surtout. « Je suis un soir d’été. » « Quand le vent est au rire, / quand le vent au blé/ quand le vent est au sud, / écoutez-le chanter/ le plat pays qui est le mien. » « C’est dur de mourir au printemps tu sais. » Magnifique formule. Comme Flaubert, Brel a la sensation précise du contraste flagrant entre les saisons du monde et l’existence humaine, entre la force indifférente des saisons du monde et de la singularité fragile de chaque existence humaine. A mon Dernier Repas évoque cela de manière superbe. « Puis je regarderai / le haut de ma colline/ qui danse qui se devine/ qui finit par sombrer. » 

 

 

 

Brel a écrit de nombreuses chansons à propos des enterrements. Le Tango Funèbre, Le Moribond, Fernand, Le Dernier Repas, A Jeun. Brel souvent s’y voit, il s’y voit mort. « Ah, je me vois déjà / m’installant à jamais / bien au triste bien au froid / dans mon champ d’osselets. » Et surtout Brel voit la mort comme une scène, comme une scène à la fois pathétique et hypocrite, comme une scène à la fois profondément sincère « Dire que Fernand est mort / dire qu’il est mort Fernand » « Toi tu sais pas tu dors, / mais c’est triste à mourir / d’être obligé de partir / quand Paris dort encore. » « Devant il n’y a qu’un cheval blanc / Derrière il y a que moi qui pleure / Dire qu’il y a même pas de vent / Pour agiter mes fleurs. » et profondément factice « Ils se poussent du cœur pour être le plus triste. » « J’ai fait semblant de pleurer / pour ne pas faire rater la fête / z’étaient tous en noir/ les voisins les amis/  il n’y avait que moi qu’était gris / dans cette foire. » Pour Brel, l’enterrement révèle la situation d’une contiguïté étonnante entre l’intensité des sentiments et l’indifférence, émotion et indifférence des hommes qui se juxtaposent à l’intérieur du même espace. 

 

 

 

Il y a une importance du trottoir chez Brel. « Mais c’est plus un trottoir/ ça devient un cinéma » (Jeff) « Tu as les seins comme des trottoirs » (Le Gaz). Brel est en effet un homme de trottoir. Brel est un chanteur de trottoir. Le chant de Brel fait le trottoir. Brel est un chanteur putain. Chanter pour Brel c’est quelque chose comme prostituer son cœur, prostituer son cœur sur le trottoir des villes. 

 

 

Il y a en effet une grande importance des prostituées dans les chansons de Brel. « Chez la madame Andrée parait qu’y en a de nouvelles. » « Ils boivent à la santé / des putains d’Amsterdam / de Hambourg ou d’ailleurs / enfin ils boivent aux dames. » « Et ils pissent comme je pleure / sur les femmes infidèles. » (Amsterdam) Bizarrement pour Brel, la prostituée c’est la femme idéale, à savoir la femme qui tient finalement ses promesses, la femme qui parvient à se tenir à la hauteur de ce qu’elle promet, ce que la femme honnête et fidèle ne parvient jamais à l’inverse à accomplir. Pour Brel, la putain c’est la femme qui se tient à la hauteur de son rêve, à hauteur du rêve qu’elle promet, la femme qui coïncide avec son rêve, la femme qui coïncide avec le rêve qu’elle promet, et la femme fidèle à l’inverse est celle qui trahit ce rêve. Le Gaz apparait ainsi comme un grand poème d’amour, un grand poème d’amour aux intonations presque baudelairiennes « Tu as les seins comme des soleils / comme des fruits comme des reposoirs / Tu as les seins comme des miroirs / comme des fruits comme du miel. » poème baudelairien aussi encore par la transmutation soudaine de la métaphore somptueuse en métaphore triviale. « Tu as des seins comme des trottoirs / et moi je viens pour le gaz. » 

 

 

Il y a enfin une très grande intensité du lit à l’intérieur des chansons de Brel. « Guili, guili, guili, viens là, mon petit lit. » « Tu as un vrai divan de roi, un vrai divan de diva. » « Toi la servante, toi la Maria, va tendre mon grand lit de draps. » Ce qui plait à Brel, ce sont à la fois les mouvements autour du lit, les impulsions autour du lit, les événements autour du lit et les mouvements et les impulsions du lit même. « Du lit à la fenêtre, et du lit au fauteuil et puis du lit au lit. » « Fusillé par une fleur / au poteau de son lit »« Où le temps nous dépasse/ où le lit tombe en tombe. » Brel sait qu’il y a une génialité du lit, une génialité chosale du lit. Pour Brel, le lit provoque l’apparition des formes et des figures. Pour Brel, le lit provoque des coïncidences de sentiments, des coïncidences de sentiments étranges. Brel sait que le lit survient comme une carte de géographie, comme une carte de géographie des pulsions et des sentiments, comme la carte de géographie à la fois du sexe et du cœur. Et Brel sait aussi que ce qui déchire le lit, ce qui écartèle le lit c’est précisément cette coïncidence du sexe et du cœur.